Le Kremlin à Moscou © Pixabay

L’Europe peut-elle exister sans la Russie ?

Michel Pinton, alors député européen, avait essayé, en 1994, d’aider à un rapprochement avec la Russie libérée du communisme ; il nous explique comment nous avons laissé passer une chance de modifier le cours de l’histoire.

La question qui fait le titre de cet article était celle posée aux participants d’un séminaire que j’ai eu l’honneur d’organiser il y a trente ans. C’était en 1994. La Russie s’extrayait péniblement des ruines de l’empire soviétique. Sa longue captivité l’avait épuisée. Enfin rendue à la liberté, elle n’avait qu’une aspiration : refaire ses forces pour redevenir elle-même. J’entends par là non seulement retrouver une prospérité matérielle que les bolcheviks avaient dilapidée, mais aussi reconstruire ses relations sociales saccagées, son ordre politique effondré, sa culture déformée et son identité perdue.
Je siégeais alors au Parlement européen. Il me semblait indispensable de comprendre ce qu’était la Russie nouvelle, quel chemin elle prenait et comment l’Europe de l’Ouest pouvait collaborer avec elle. J’eus l’idée de conduire à Moscou une délégation de députés afin de discuter de ces sujets avec nos homologues de la Douma fédérale. J’en parlai à Philippe Seguin, qui présidait alors l’Assemblée Nationale française. Il s’associa immédiatement à mon projet. Les parlementaires russes répondirent à notre sollicitation en nous invitant à venir immédiatement. D’un commun accord, nous choisîmes d’élargir nos délégations respectives à des experts de l’économie, de la défense, de la culture et de la religion, de façon que leurs pensées éclairent nos débats.
Seguin et moi n’étions pas poussés seulement par la curiosité que nous inspirait cette nation alors indécise. Nous nous considérions comme les héritiers d’une école française selon laquelle l’Europe est une, de l’Atlantique à l’Oural, pas seulement sur le plan géographique, mais aussi quant à sa culture et son histoire. Nous estimions, nous aussi, que ni la paix, ni le développement économique, ni le progrès des idées ne pourraient s’établir durablement sur notre continent si ses nations s’entredéchiraient ou même s’ignoraient. Nous voulions continuer la politique d’entente et de coopération commencée par Charles de Gaulle de 1958 à 1968 et reprise brièvement en 1989 par François Mitterrand dans sa proposition de « grande confédération » européenne.

L’Otan, obstacle à nos projets
Nous savions qu’il y avait un obstacle à notre projet : il s’appelait l’Otan. De Gaulle, le premier, n’avait cessé de dénoncer ce « système grâce auquel Washington dispose de la défense et par conséquent de la politique et même du territoire de ses alliés européens ». Il avait affirmé qu’il n’y aurait jamais « d’Europe vraiment européenne » tant que ses nations de l’Ouest ne se seraient pas affranchies de « la pesante tutelle » que le Nouveau Monde exerçait sur l’Ancien. Il avait montré l’exemple en « dégageant la France d’une intégration sous commandement américain ». Les autres gouvernements n’avaient pas osé le suivre. Mais la chute de l’empire soviétique en 1990 et la dissolution du pacte de Varsovie, nous semblaient justifier la politique gaullienne : il était évident pour nous que l’Otan, ayant dé­sormais perdu sa raison d’être, devait disparaître. Rien ne s’opposait plus à une étroite entente entre tous les peuples de l’Europe. Seguin, en homme d’État visionnaire, imaginait déjà « une organisation de sécurité propre à l’Europe » sous la forme « d’un Conseil de sécurité européen au sein duquel quatre ou cinq de ses principales puissances, dont la Russie et la France, disposeraient d’un droit de veto ».
C’est avec ces idées que je m’envolais pour Moscou. Seguin fut retenu à Paris par une contrainte imprévue de la session parlementaire française. Notre séminaire dura trois jours. L’élite russe y vint avec autant d’empressement que les représentants de l’Europe de l’Ouest. De nos échanges, je retins un enseignement principal : nos interlocuteurs étaient hantés par deux interrogations fondamentales pour l’avenir de leur nation : qui est russe ? D’une part ; comment assurer la sécurité de la Russie ? D’autre part. La première question venait des frontières arbitraires que Staline avait imposées au peuple russe au sein de l’ancienne Union soviétique. La seconde était la résurgence des souvenirs tragiques des invasions du passé. Il y avait ceux qui pensaient que les réponses étaient à trouver dans des échanges avec l’Europe de l’Ouest dont les nations avaient appris à négocier leurs limites et à collaborer fraternellement pour le bien de tous ; et puis il y en avait d’autres qui, rejetant l’idée d’une vocation européenne de la Russie, lui voyaient un destin à part, qu’ils appelaient « eurasiatique ». Bien entendu, c’est le premier groupe que nous encourageâmes. C’est à lui que nous apportâmes nos propositions. Il était à l’époque, dominant.
Relisant trente ans après les minutes de ce séminaire, j’ai le cœur serré d’y redécouvrir l’avertissement que nous lançait un académicien éminent, membre du Conseil présidentiel de l’époque : « Si l’Ouest ne montre aucune volonté de comprendre la Russie, si Moscou n’acquiert pas ce à quoi elle aspire – un système européen de sécurité effective –, si l’Europe n’évite pas notre isolement, alors la Russie se transformera inévitablement en puissance révisionniste. Elle ne se satisfera pas du statu quo et cherchera activement à déstabiliser le continent. »
En 2022, c’est précisément ce qu’elle fait. Pour quelles raisons notre génération d’Européens a-t-elle aussi lamentablement échoué dans l’œuvre unificatrice qui, en 1994, semblait à portée de la main ?
On a tendance, chez nous, à en faire retomber la responsabilité exclusive sur un homme : Poutine, « dictateur brutal et froid, menteur invétéré, nostalgique d’un empire disparu », qu’il faut combattre, voire éliminer, afin que la démocratie, trésor précieux de l’Occident, l’emporte aussi en Orient et y installe la paix. C’est à cette tâche, sous l’égide de l’Otan, que nous appelle le président des États-Unis, Joe Biden. Son explication a l’avantage d’être simple mais elle est trop intéressée pour être accueillie sans examen. Ceux qui ne se laissent pas dominer par les émotions de l’actualité, n’ont pas de mal à comprendre que le problème posé à l’Europe est beaucoup plus complexe et profond.
On peut résumer l’histoire de notre continent depuis trente ans en la caractérisant par un éloignement progressif de l’Est et de l’Ouest. Dans l’ancien empire soviétique, la préoccupation principale a été, et est encore, de reconstruire des nations qui renouent avec leur passé et vivent en sécurité afin d’être à nouveau elles-mêmes. Pour la Russie, cela signifie : rassembler toutes les populations se réclamant de la mère-patrie, établir des relations stables et confiantes avec les peuples frères de Biélorussie, d’Ukraine et du Kazakhstan, et bâtir un système européen de sécurité qui la protège des dangers extérieurs.

L’obsession européenne
Les dirigeants d’Europe occidentale ont eu une préoccupation toute différente. Depuis la chute du mur de Berlin, ils ont porté leur attention, donné leur énergie, et accordé leur confiance à ce qu’ils ont appelée « Union européenne ». Le traité de Maastricht, la construction de la monnaie unique, la « constitution » de Lisbonne, voilà à quoi ils ont travaillé à temps presque complet. Tandis qu’à l’Est on faisait des efforts laborieux pour rattraper le temps perdu dans l’histoire nationale, à l’Ouest, les élites ont été emportées par une mystique irrésistible, celle du dépassement des nations et de l’organisation rationnelle de l’espace mis en commun. Le problème de sécurité ne se posait plus, à l’Ouest, puisque toutes les disputes entre États-membres devaient être réglées par des instances supranationales. La paix dans « l’Union » semblait établie de façon définitive. En résumé, l’Ouest pensait avoir dépassé l’idée de nation et construit un système stable de fin heureuse de l’histoire. La Russie se heurtait à des interrogations brûlantes concernant l’idée de nation et elle avait un sentiment de plus en plus aigu de rendez-vous déchirants avec l’histoire. Dans ces conditions, l’Est et l’Ouest n’avaient plus grand-chose à échanger, sauf du pétrole et des machines-outils, qui se situent sur un plan trop inférieur pour atténuer leurs divergences de devenir.
En conséquence, l’Otan est devenue une pomme de discorde encore pire qu’à l’époque des deux blocs. À l’ouest de l’Europe, l’organisation militaire dirigée par Washington est vue comme une garantie bénigne contre les retours éventuels de l’histoire. Elle permet aux peuples membres de l’Union européenne de toucher sans aucune inquiétude, « les dividendes de la paix » extérieure comme l’Union le fait pour la paix intérieure. En Russie, l’Otan apparaît comme une menace mortelle. Elle est l’instrument d’une puissance qui a montré à de multiples reprises depuis la chute du mur de Berlin, sa volonté d’hégémonie mondiale et de domination sur l’Europe. L’inclusion de la Pologne, des trois pays baltes et de la Roumanie, tous si proches de la Russie, dans les territoires couverts par la suprématie de l’Amérique, a été applaudie à l’Ouest. Elle a soulevé à Moscou alarme et colère.

L’inaction de la France
Et la France ? Pourquoi n’a-t-elle pas essayé d’empêcher la division progressive de notre continent ? Parce que sa classe dirigeante a choisi, de façon constante, de donner une priorité absolue à la mystique de « l’Union européenne ». Par conséquence logique, elle s’est laissé entraîner vers son complément naturel, l’Otan. Jacques Chirac a participé, avec réticence certes, mais de façon explicite, à l’expédition décidée par Washington contre la Serbie. Sarkozy a franchi le pas de la ré-adhésion de notre pays au système que l’Amérique domine. Hollande et Macron nous ont attachés de plus en plus étroitement à l’organisation dont la tête est outre-Atlantique. À mesure qu’ils nous attachaient davantage à l’Otan, nos Présidents ont perdu beaucoup du crédit international dont disposait la France quand elle était libre de ses mouvements.
Un sursaut de conscience les a conduits parfois à rejeter la tutelle américaine et à reprendre la mission que de Gaulle avait commencée. Chirac refusant de participer à l’agression de Bush contre l’Irak, Sarkozy réglant seul avec Moscou les conditions d’un armistice en Géorgie, Hollande négociant les accords de Minsk pour mettre fin aux combats en Ukraine, exécutèrent des actes dignes de notre vocation en Europe. Ils ont même réussi à y associer l’Allemagne. Mais hélas, leurs sursauts furent improvisés, partiels et de courte durée.
C’est par cet enchaînement de divergences que l’Europe s’est à nouveau coupée en deux. La malheureuse Ukraine, située sur la ligne de fracture du continent, est la première à en payer le prix dans le sang, les larmes et les destructions. La Russie la revendique au nom de l’histoire. L’Union européenne s’indigne en vertu de valeurs démocratiques qui, selon elle, ont mis fin à l’histoire. L’Amérique profite de cette querelle insoluble pour avancer silencieusement ses pions et rendre plus compliquée encore l’issue de la guerre.
Voici donc où en est l’Europe, un tiers de siècle après sa réunification : un abîme d’incompréhension la divise ; une guerre cruelle la déchire ; un nouveau rideau de fer, imposé cette fois par l’Ouest, commence de séparer son espace ; la course aux armements reprend ; et, plus encore que la chute vertigineuse des échanges économiques, c’est la fin des échanges culturels qui menace chacune de ses deux parties. Le grand Européen que fut Jean-Paul II disait que notre continent ne pouvait bien respirer qu’avec ses deux poumons. Voici qu’à l’ouest comme à l’est, on se condamne à ne respirer qu’avec un seul. C’est de mauvais augure pour les deux moitiés. Mais les vrais Européens doivent refuser le découragement. Même s’ils sont aujourd’hui peu entendus, ce sont eux et eux seuls qui pourront ramener la paix sur notre continent et lui rendre sa prospérité et sa grandeur.

Michel Pinton

© LA NEF n°347 Mai 2022