Une Constitution, c’est « un esprit, des institutions, une pratique » (Ch. de Gaulle) : d’abord un esprit auquel les institutions doivent être ordonnées – comme les moyens doivent l’être à une fin – par la pratique qui en est faite. Osons même paraphraser saint Paul, « la lettre est ce qui tue et l’esprit vivifie » (2 Co 3, 6). Or, l’esprit de la Ve République – « faire en sorte que le pouvoir ne soit plus la chose des partisans » – a été transgressé. L’emprise des partis sur l’élection présidentielle depuis la levée de l’anonymat des « parrainages » en est un signe : « si le diable est dans le confessionnal, cela change tout », disait de Gaulle. C’est aujourd’hui chose faite. Quant aux institutions, au fil des ans, elles ont été détricotées ; comme la pratique qui s’est éloignée de la logique propre de la Ve République : la primauté présidentielle avec pour nécessaire contrepartie qui, seule, la rend supportable, la responsabilité présidentielle devant le suffrage universel.
Dès 1986, cette logique a été reniée par l’acceptation de la cohabitation au sein de l’exécutif. En nommant Premier ministre le chef de l’ancienne opposition devenue majoritaire au Parlement, le président de la République renonça sans livrer combat aux moyens de la primauté présidentielle dans le même temps qu’il s’exonérait de l’obligation de tirer les conséquences de sa responsabilité politique qu’il pouvait estimer être engagée ou devoir être engagée à brève échéance… « Le septennat ne dure pas nécessairement sept ans », disait René Capitant. Il choisit d’abaisser la fonction plutôt que d’envisager la perspective de sa propre démission, d’occuper la place plutôt que de remplir sa mission, de durer plutôt que d’agir, espérant une revanche à l’élection présidentielle suivante après que le Premier ministre nommé se sera usé à la tâche d’autant plus qu’il ne lui aura pas épargné les chausse-trapes. Bien évidemment, pour le président de la République comme pour un Premier ministre qui accepte par calcul politicien de jouer ce jeu, l’intérêt supérieur du pays passe au second plan.
Cette même logique institutionnelle a été ensuite répudiée. Jacques Chirac inaugura la dissolution sans motif puis, désavoué par le suffrage universel, la présidence politiquement irresponsable puisqu’il se maintint en nommant un Premier ministre qui n’était plus le sien – son ancien et futur rival à l’élection présidentielle. Il inaugura encore le référendum inutile puisque la question posée – le quinquennat ou le septennat ? – paraissait si peu justifiée que les deux réponses furent présentées comme bonnes toutes les deux ; il inaugura de même le référendum sans enjeu car, une fois encore, sèchement désavoué au sujet du Traité constitutionnel européen (2005), il acheva son mandat comme si de rien n’était. Son successeur, avec la complicité de la plupart des élus de la nation, fit même mieux – ou pire – en contournant le non du peuple par un oui des représentants pour obtenir l’autorisation de ratifier le traité de Lisbonne, version recyclée de celui rejeté par les Français. Comment s’étonner après ça de la désaffection des citoyens et de la montée de l’abstention !
Une Constitution dévalorisée
A ces dérives devaient s’ajouter de multiples révisions du texte de la Constitution (21 entre 1974 et 2008 sur un total de 24) aux conséquences mal appréciées, et toutes, sauf une, approuvées par le seul Congrès du Parlement – bon pour les réformettes selon de Gaulle –, autrement dit, sans avoir reçu l’onction du peuple constituant. Des révisions opérées par toquade, sans vue d’ensemble et sans aucune intelligence de ce qui faisait la cohérence du régime. Montesquieu l’avait pourtant pressenti : « Le plus petit changement dans la Constitution entraîne la ruine des principes. »
Et que dire de l’emprise de l’Union européenne ! Elle s’est substituée au législateur parlementaire lequel, s’il vote toujours la loi, ne la fait plus : obligation de transposer les directives, pacte budgétaire, primauté du droit de l’Union… font que le Parlement devenu un incapable majeur n’exprime plus la souveraineté nationale. À quoi s’ajoute « l’ombre portée par le Conseil constitutionnel », organe tutélaire qui outrepasse volontiers son rôle et devient co-auteur de la loi, avec le privilège du dernier mot.
Certains s’obstinent à voir dans ce dévoiement la promotion de l’État de droit mais refusent d’admettre qu’elle a pour prix l’abaissement de la démocratie. Que la volonté du peuple soit faite n’est plus de mise. Le refrain à la mode est : que le règne de la norme vienne, ou, plus exactement, le règne du Juge devenu maître du sens à lui donner, avec la complicité de l’Expert en général et maintenant de l’expert médical de connivence ! Le temps n’est plus où de Gaulle osait dire : « En France la meilleure cour suprême c’est le peuple. » Désormais le juridisme triomphe, qui est au droit ce que le jansénisme est à la foi chrétienne, c’est-à-dire non pas un abus de logique humaine dans les choses divines, comme le pensait François Mauriac du jansénisme (Souffrance et bonheur du Chrétien, 1929) mais un abus de logique juridique dans le gouvernement des hommes.
Michel Clapié
Michel Clapié, professeur de droit public à l’université de Montpellier, vient de publier Droit constitutionnel. La Ve République (Ellipses, 2022).
© LA NEF n°347 Mai 2022