Évêques en procession lors du concile Vatican II (1962-1965) © Wikimedia

Catholicisme et démocratie : le malentendu

Sur la démocratie, l’Église a évolué tout en maintenant sa vision politique de la société héritée d’Aristote, générant un malentendu jamais dissipé. Explications.

Positionnement d’un problème. S’il y a bien un dilemme qui demeure non résolu c’est bien celui du rapport du catholicisme à la démocratie libérale. Ce dilemme repose sur deux raisons fondamentales. Alors que le catholicisme a développé depuis de nombreux siècles son attachement au concept de personne, la démocratie libérale est intrinsèquement liée au concept philosophique d’individu. De plus, en amont de cette divergence se trouvent deux concepts opposés de nature. Celui, catholique, s’enracine dans la philosophie politique d’Aristote selon laquelle l’homme est un animal social, postulat repris par Thomas d’Aquin au XIIIe siècle. Celui, libéral, procède de l’idée que les hommes (les individus) ne vivent pas d’abord politiquement, mais dans un état de nature et de guerre de chacun ou contre chacun (Hobbes) ou bien dans un état de nature positif mais appelé à se dégrader (Locke), d’où la nécessité de nouer un contrat entre individus afin d’accéder à la vie politique. Autrement dit, alors que dans le premier cas de figure, la vie politique est immédiatement qualifiée positivement, dans le deuxième elle n’est qualifiée positivement que par nécessité.
Tel est ce à quoi le pape Léon XIII s’oppose à la fin du XIXe siècle et ce à quoi le concile Vatican II continue de s’opposer. Mais l’enseignement politique du Magistère romain n’en a pas moins évolué. C’est ce que je voudrais examiner en restituant d’abord quelques données majeures de l’encyclique Immortale Dei (sur la constitution chrétienne des États) et en restituant ensuite celles de Gaudium et spes (l’Église dans le monde de ce temps) du concile Vatican II. Pourtant de l’un à l’autre de ces deux enseignements du Magistère romain, persiste le malentendu historique sur ce que démocratie veut dire.

L’encyclique Immortale Dei (1885) : une réponse à la démocratie libérale
Dans le contexte de la parution d’Immortale Dei, il convient de rappeler quatre faits majeurs. Léon XIII est le premier pape qui n’a jamais disposé d’un État temporel, il est aux prises avec le Kulturkampf en Allemagne et avec la laïcisation de l’enseignement scolaire en France. Il est enfin contemporain de la montée en puissance du socialisme. C’est pourquoi l’enseignement politique de Léon XIII est complété en 1891 par son enseignement social, ces deux corpus doctrinaux étant les deux jambes sans lesquelles l’Église catholique ne peut pas marcher au sein du monde moderne qui lui est de moins en moins favorable en cette fin du XIXe siècle. En témoignent cinq aspects structurant la pensée de Léon XIII dans l’encyclique Immortale Dei. Tous s’opposent aux principes fondamentaux de la démocratie libérale par le recours à la philosophie politique d’Aristote et de saint Thomas d’Aquin selon laquelle l’homme, animal naturellement politique, recherche le bien commun avec ses congénères.
Mais ce principe naturaliste doit être complété par l’enseignement du Nouveau Testament selon lequel tout pouvoir politique vient de Dieu quelle que soit la forme du régime. Là est le problème central. Le monde moderne (libéral), soucieux de son autonomie par rapport à tout fondement religieux, se détourne de Dieu, principe théologique et politique qui organisait l’Europe chrétienne depuis des siècles. Il en résulte pour Léon XIII la nécessité d’un culte public et l’opposition à la liberté religieuse. Léon XIII la récuse car elle entraînerait l’effondrement du culte public qui ne peut être rendu qu’au seul vrai Dieu et grâce auquel l’unité solide et nécessaire de l’ordre politique est garantie. Pas d’autorité légitime sans l’appui de la vérité et pas de société viable qui s’en sépare, mais aussi pas de culte public sans reconnaissance du vrai Dieu dont l’Église est la dépositaire par l’intermédiaire de ses chefs spirituels, le pape en étant la tête.
Il en est de même de la liberté. L’ordre chrétien qui vient de Dieu n’en conteste pas la pertinence, mais celle-ci ne vaut pas pour elle-même, étant un « élément de perfection pour l’homme », qui « doit s’appliquer à ce qui est vrai et à ce qui est bon ». Enfin, le système représentatif de la démocratie libérale est tout au plus évoqué, et de manière négative avec la crainte explicite qu’elle engendre « le droit à l’émeute » en raison de son lien corrélatif avec la liberté d’opinion. Beaucoup plus important pour Léon XIII est le statut politique accordé au « peuple » qui a « sa part plus ou moins grande au gouvernement », laquelle part est « non seulement un avantage, mais un devoir pour les citoyens ». Pour autant, rien n’est dit de précis sur la procédure concrète par laquelle le peuple prend « sa part au gouvernement ». Cette affaire de la démocratie dans l’enseignement magistériel revient à l’ordre du jour au concile Vatican II avec Gaudium et spes. D’où la question qu’il convient de se poser : le concile Vatican II s’est-il rallié à la démocratie libérale ou ne propose-t-il pas plutôt une conception catholique de la démocratie ?

Gaudium et spes : une conception libérale ou une conception catholique de la démocratie ?
À la faveur de la dernière guerre mondiale et des deux totalitarismes nazi et soviétique, le Magistère romain a indéniablement évolué mais il n’a pas pour autant renoncé à ses grands concepts fondamentaux, notamment ceux de la recherche du bien commun et de l’autorité politique requise pour y parvenir. Ce qui change est que la corrélation entre bien commun et autorité politique associe « la libre volonté » des citoyens de désigner leurs dirigeants avec l’idée traditionnelle que « la communauté politique et l’autorité publique trouvent leur fondement dans la nature humaine et relève par son intermédiaire d’un ordre fixé par Dieu ».
Il convient donc de faire observer que de Léon XIII à Vatican II, l’enseignement magistériel est d’une grande continuité. C’est pourtant au sein de cette tradition que Gaudium et spes accrédite le principe de la démocratie comme fonctionnement légal de la communauté politique, ce que Léon XIII ne pouvait accepter de manière aussi nette. Il n’empêche que, pas plus que Léon XIII n’a voulu rallier les catholiques français à la République pour des motifs philosophiques et théologiques, le concile Vatican II n’a préconisé le ralliement à la démocratie libérale pour les mêmes motifs. L’Église est donc fidèle à sa vision de l’homme en société, notamment depuis la réception de la pensée de Thomas d’Aquin, tout en la reconsidérant à la lumière des normes de la démocratie libérale. Cette dernière est acceptable à condition qu’elle s’enracine dans un ordre de nature en tous points opposés à la conception moderne de la nature des XVIIe et XVIIIe siècles.
Autrement dit, Vatican II se donne les instruments théoriques pour penser une conception catholique de la démocratie tout en acceptant de façon pratique les acquis du libéralisme (liberté d’association, de réunion…). Notons même la conciliation d’une conception catholique de la démocratie avec les acquis libéraux. En témoignent explicitement « la garantie de droits de la personne » et le rejet de « toutes les formes politiques… qui font obstacle à la liberté civile ou religieuse », ou encore l’idée qu’une autorité politique contrevenant au bien commun, « les citoyens » doivent « défendre leurs droits… en respectant les limites tracées par la loi naturelle et la loi évangélique ». Cette conception catholique de la démocratie est corroborée par la défense de la liberté religieuse. Alors que Léon XIII ne concédait que la tolérance des cultes, Gaudium et spes en appelle au « droit d’exprimer ses opinions personnelles et de professer sa religion en privé et en public ». C’est peut-être bien cette conciliation qui donne à tort le sentiment que la démocratie telle qu’elle est défendue dans Gaudium et spes ne serait au fond que la version catholique de la démocratie libérale. D’où la continuation du malentendu historique qui couvait depuis la fin du concile et qui apparaît au grand jour par les récentes évolutions sociétales.

Démocratie libérale et conception catholique de la démocratie : un malentendu historique toujours actuel
Avec Gaudium et spes, le concile Vatican II a indéniablement réalisé un grand bond en avant en permettant aux catholiques de disposer de leur propre conception de la démocratie, non pensée comme une contre-société, mais comme moyen d’acclimater la démocratie libérale à la culture catholique et réciproquement. Mais ce qui aurait pu être une belle symphonie n’a pas atteint son objectif. Ou bien les catholiques se sont sécularisés dans le moule démocratique libéral en adoptant la rhétorique des valeurs humanistes. Ou bien ils se sont mis en quête d’un ancrage catholique autoréférentiel qui ressemble plus à une néo-démocratie chrétienne qu’à une conception catholique de la démocratie. C’est pourtant cette ambition qu’il faut poursuivre en sorte que les catholiques soient les fers de lance d’une conception revitalisée de la démocratie qui en a le plus grand besoin.

Père Bernard Bourdin o.p.

Le Père Bernard Bourdin publie le 18 mai 2022 avec Philippe Iribarne La nation, une ressource d’avenir. La nation, point d’équilibre entre l’universel et l’enraciné, Artège.

© LA NEF n°347 Mai 2022