Le Coran © Unplash

Le Coran au regard de l’histoire

Trente islamologues venant de divers horizons ont publié Le Coran des historiens, une somme inédite de première importance pour contextualiser le Coran, en relativiser certains aspects, prendre une distance critique et permettre ainsi une approche nouvelle ouvrant la porte à l’interprétation du livre sacré des musulmans. Présentation.

«Le Coran, tel qu’il est parvenu au Prophète, par l’intermédiaire de Gabriel, en une révélation éclatante du divin dans le monde sensible, est la copie projetée d’un archétype consigné sur une “table gardée” dans l’empyrée céleste », enseigne l’intellectuel franco-algérien Ghaleb Bencheikh dans son livre Le Coran expliqué (1), en se référant à l’affirmation directe du Livre sacré des musulmans : « Ceci est un Coran glorieux écrit sur une Table gardée » (85, 21-22). Son propos mérite une réelle attention quant au rapport de l’islam avec l’histoire car Bencheikh préside depuis 2018 la Fondation de l’Islam de France. Reconnue d’utilité publique par décret gouvernemental du 5 décembre 2016, cette association culturelle est en effet chargée d’encourager la recherche islamologique.
Ainsi, pour les musulmans croyants le Coran préexiste à l’histoire ; il se situe en dehors du temps. De cette doctrine découle la théorie du Coran « incréé » qui s’est imposée comme dogme au IXe siècle et qu’aucune autorité reconnue n’a depuis lors remise en cause. Au tournant des XIXe-XXe siècles, l’un des fondateurs du réformisme moderne, l’Égyptien Mohamed Abdou (1849-1905), auteur d’un célèbre commentaire du Coran, le Tafsîr el-Mânar, en tirait cette conclusion, résumée par Rachid Benzine dans son livre Les nouveaux penseurs de l’islam : « Les histoires rapportées dans le Coran visent des objectifs éthiques, spirituels et religieux et ne prétendent pas apporter une connaissance historique, même quand elles s’appuient sur des événements réels de l’histoire. Lorsqu’il s’agit de l’histoire de tel ou tel prophète, ou encore d’un adversaire [de Moïse, ndlr] comme Pharaon, beaucoup de détails sont négligés car l’important est l’enseignement que l‘on veut tirer de ces histoires » (2).
On voit combien la perspective est différente de celle de la Bible, surtout pour les chrétiens. L’islam a des histoires, mais il n’est pas une histoire. La « descente » (tanzîl) du Coran relève de la transcendance absolue de Dieu tandis que, pour le christianisme, la Révélation s’accorde avec l’immanence, d’où découlent le principe d’inspiration et la pratique d’une exégèse des textes au moyen de méthodes historico-critiques. Ce qui est inapplicable au Coran, rappelait plus près de nous l’universitaire franco-algérien Ali Mérad (1930-2017) : « Dans ces conditions, il paraîtrait inconvenant, en pays d’islam, d’étendre au récit coranique des critères d’analyse appliqués aux textes sacrés […]. Ce serait banaliser le verbe coranique – Parole divine – que d’y associer le concept même de technique narrative, et à plus forte raison de le soumettre aux procédures en vigueur dans l’étude profane des genres littéraires » (3).
Le Coran serait-il donc un « texte sans contexte », selon la formule suggérée par le chercheur américain Francis Edwards Peters (4) ? Telle est la question de fond qui a présidé à l’élaboration des trois volumes constituant Le Coran des historiens (5), réalisé sous la direction de deux savants en islamologie, Mohammad Ali Amir-Moezzi, directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études (Paris), et Guillaume Dye, professeur à l’Université libre de Bruxelles. Il s’agissait pour eux de mettre à la disposition d’un public non-spécialiste les résultats des recherches académiques sur les circonstances ayant entouré l’apparition de l’islam, lesquelles, notent-ils dans l’introduction générale, se multiplient depuis les années 1970, au point de susciter « un véritable emballement » dans les milieux francophones.
Outre leurs propres contributions, Amir-Moezzi et Dye ont rassemblé des textes de 26 autres spécialistes, choisis pour leurs compétences respectives. Leurs écrits font ressortir les invraisemblances, étrangetés et contradictions apparaissant à la lecture si déroutante du Coran, ce « document énigmatique » qui ne tient compte ni du temps ni de l’espace, ni même de la généalogie des personnages, y compris lorsqu’ils sont empruntés aux traditions juives et chrétiennes, qu’il met en scène en les inscrivant dans une perspective islamique, sans progression mais selon un mode répétitif. Périodiquement, les hommes se seraient détournés du monothéisme initial, associant au Dieu Un des divinités et des idoles. Le Livre saint des musulmans se qualifie d’ailleurs lui-même de « Rappel » (Dhikr) qui échappe à toute altération et à toute imitation.
De cette logique intemporelle relève le classement non chronologique (mais aussi non thématique) des 6236 versets répartis dans 114 sourates, celles-ci étant en outre agencées selon un ordre de longueur décroissante (sauf la courte sourate d’ouverture, la Fatiha). Ces incohérences conduisent Dye à émettre l’hypothèse d’une pluralité de contextes et à voir « le corpus coranique comme le fruit d’un développement progressif, par vagues successives », autrement dit « un ouvrage à la fois composite et composé » qu’il n’est donc plus possible d’associer à l’œuvre du seul Mahomet, pourtant censé avoir transmis fidèlement à ses compagnons la « Révélation du Seigneur des mondes […] en langue arabe claire » (26, 195), préservée « de toute altération » (5, 48). Comment comprendre alors la présence dans ce texte de vocabulaires étrangers – sémitiques (syriaque, hébreu), grecs, persans ou autres – qui se réfèrent à certains concepts des religions présentes en Arabie et alentour aux VIe-VIIe siècles (judaïsme, christianisme arien ou nestorien, manichéisme, zoroastrisme) dont les premiers musulmans ont eu connaissance et qui ont pu influencer leurs attentes eschatologiques ? Plusieurs contributions au Coran des historiens apportent des éléments substantiels sur ces réalités.
Malgré l’importance décisive que lui attribue la religion musulmane, le fondateur de l’islam n’est nommé que quatre fois dans le Coran, ce qui ne suffit évidemment pas à reconstruire sa généalogie, sa vie et sa carrière prophétique. En outre, les transmissions orales qui ont servi de support aux premières biographies, d’ailleurs tardives et « comparables aux écrits apocryphes du christianisme », ont une fiabilité douteuse. Si bien que « nous n’avons en réalité que très peu de connaissances certaines sur le personnage historique lui-même », assure Stephen J. Shoemaker, l’un des contributeurs du premier volume.
D’autres chercheurs indiquent que la plus ancienne mention du nom de Mahomet, inscrite sur une monnaie arabo-sassanide, remonte à l’an 685 et ce n’est qu’en 692, soit 60 ans après sa mort présumée (632), qu’il fut intégré à la chahâda (profession de foi islamique) sous le règne du calife omeyyade Abdel Malik (685-705) qui la fit inscrire dans la mosaïque du Dôme du Rocher à Jérusalem, fixant ainsi l’islam comme religion officielle, l’arabe comme langue impériale et sacralisant les villes de La Mecque et de Médine (6).
C’est donc ce dernier qui aurait établi le Coran officiel, et non Othman, l’un de ses prédécesseurs (644-656), comme l’affirme le sunnisme qui se veut garant de l’orthodoxie islamique. Amir-Moezzi montre que ce parrainage othmanien fut décidé a posteriori dans un contexte de guerre civile avec les partisans d’Ali. Pour les alides (futurs chiites), cette version, muette sur la succession du « Prophète », aurait été falsifiée et surtout amputée de la désignation d’Ali (cousin et gendre de Mahomet) par Dieu comme premier calife (il sera le quatrième). Selon la tradition chiite, ce Coran intégral et intègre, caché par Ali et transmis secrètement d’imam à imam jusqu’au douzième et dernier, « ne sera révélé dans son intégralité que lors du Retour de l’imam caché à la Fin du temps ». Ainsi naquit « le conflit matriciel et paradigmatique par excellence, aussi bien sur le plan historique que doctrinal » qui se poursuit jusqu’à nos jours entre sunnites et chiites.
Les études proposées dans le premier volume permettent d’aborder avec profit les deux autres (commentaires, contextualisation et analyses de chaque sourate coranique). Grâce à cet ensemble argumenté, il n’est plus possible de s’aligner sans prudence sur les doctrines émises par les tenants de l’anhistoricité du Coran.

Annie Laurent

(1) Eyrolles, 2018, p. 34.
(2) Albin Michel, 2004, p. 154.
(3) L’exégèse coranique, PUF, coll. Que sais-je ?, 1998, p. 38.
(4) « The Quest of the Historical Muhammad », International Journal of Middle East Studies, n° 23, 1991, p. 291-315.
(5) Cerf, 2019, 4372 pages, 89 €.
(6) Dans sa thèse de doctorat, Le Messie et son Prophète (Éditions de Paris, 2005), Edouard-Marie Gallez montre que ce « primo-islam » fut institué suite à l’échec des judéo-nazaréens qui avaient entraîné les tribus arabes dans leur dessein de reconquérir Jérusalem en vue de préparer le retour du Messie, événement qui n’eut pas lieu. Les Arabes suscitèrent alors une nouvelle religion qui faisait d’eux les véritables descendants d’Abraham par Ismaël. Cette thèse a été résumée par Odon Lafontaine dans Le grand secret de l’islam (Kindle-Amazon, 2020).

© LA NEF n°335 Avril 2021, mis en ligne le 12 mai 2022