Tocqueville © Wikimedia

Tocqueville, démocratie et religion

Tocqueville n’a pas seulement eu le mérite de décrire les sociétés démocratiques – encore toutes jeunes – mieux que quiconque, il a aussi eu la lucidité d’en discerner les failles structurelles, dans des pages qui confinent par moments à un admirable exercice de prédiction. Ayant vu quels écueils guettent presque inéluctablement une démocratie qui se laisse aller à la pente de ses instincts, il a aussi voulu imaginer quels pourraient être les remèdes à ces maux. Parmi ces remèdes, il en est un que Tocqueville présente comme une clé de voûte fondamentale à l’équilibre précaire de l’édifice, mais qui occupe une place presque discrète eu égard à l’importance du rôle qui lui est confié : c’est la religion.
Pour Tocqueville, les sociétés démocratiques tendent à s’enfoncer dans l’individualisme : chacun se retranche peu à peu dans sa sphère privée, objet de tous ses soins, se crée « une petite société à son usage » et « abandonne la grande société à elle-même », se désintéressant de son pays et du sort collectif. Cet individualisme disloque alors le corps politique : la société prend les allures d’une foule d’individus isolés, avec, juste au-dessus d’eux, un État central, qui occupe toujours plus ce terrain déserté par tous les autres, étend son pouvoir, cherchant à fixer les hommes dans l’enfance, à les rendre dépendants de lui, à tout gérer pour eux. Ainsi naît ce monstre conceptuel et cette réalité bâtarde qu’est le « despotisme démocratique », version corrompue et dénaturée d’une démocratie qui n’a pas su résister à sa tendance individualiste. Dès lors, seul l’engagement politique de chaque citoyen est à même d’inverser cette logique, et de rendre à la liberté démocratique sa consistance. Or, selon Tocqueville, cette solution n’en est une qu’à une seule condition : qu’il existe en outre une religion irriguant les esprits, éduquant les conduites, guidant les mœurs.
Car il faut une réalité extra-démocratique pour modérer la démocratie et la sauver d’elle-même : la démocratie étant un état social qui reconfigure toutes les dimensions de la vie, on ne peut contrer ses défauts intrinsèques qu’en faisant appel à des éléments extérieurs à elle. La religion apparaît alors naturellement comme un candidat idéal, pour ne pas dire unique de son espèce. En effet, outre ses vertus associatives et sa capacité à fédérer une communauté de croyants, outre sa propension à lutter contre la passion du bien-être matériel qui ronge la démocratie et son don pour tourner les regards et les efforts vers des réalités spirituelles, la religion assoit une morale.
Et cette morale permet de prévenir les deux mauvais usages possibles de la liberté en démocratie : l’usage par excès de celui qui se croit tout permis, et l’usage par défaut de celui qui se laisse paralyser par cette liberté trop intimidante dont il ne sait que faire. À propos de cet écueil, Tocqueville écrit même : « Pour moi, je doute que l’homme puisse jamais supporter à la fois une complète indépendance religieuse et une entière liberté politique ; et je suis porté à penser que, s’il n’a pas de foi, il faut qu’il serve, et s’il est libre, qu’il croie. » À l’exception de certaines âmes fortes, les hommes n’ont pas assez de paix intérieure, d’énergie, de constance, de ressources intellectuelles et spirituelles, pour pouvoir trouver ou réinventer par leurs seules forces à la fois le destin de leur âme et une conduite réellement libre. Il leur faut donc l’assise d’une religion pour pouvoir déployer leur liberté politique et ne pas tomber dans les bras du despotisme : s’ils sont ancrés dans une religion, ils n’ont plus besoin de tâtonner dans ce domaine et peuvent se tourner vers le domaine public sans éprouver le besoin d’y trouver un maître, avec tout ce que cette tutelle aurait de rassurant et confortable.
La religion et ce qu’elle produit chez les hommes arment donc les citoyens contre la servitude politique : telle est la thèse de Tocqueville. Comment alors ne pas y voir un point d’inquiétude ou, plus positivement, de vigilance pour notre époque qui a trop souvent fait de la religion l’unique objet de son ressentiment ? La façon qu’a Tocqueville de garder sa confiance dans la démocratie n’est pérenne et valable que tant que la religion et la morale ont suffisamment de vivacité dans la société et de force d’éducation sur les individus. Mais que devient ce point d’équilibre quand la religion perd du terrain ? Or, et c’est là à la fois une objection et un constat empruntés à Jean-Claude Michéa, le libéralisme propre à nos sociétés démocratiques érode la religion. Le libéralisme a pu montrer ses effets les plus bénéfiques à ses débuts, dans des sociétés où il bénéficiait encore de l’effet de portance d’éléments extérieurs à lui et préexistants, tout un tissu de principes moraux qu’avaient notamment établis le christianisme et le monde aristocratique : le sens de l’honneur, certaines vertus sociales de solidarité, la logique du don, la vision chrétienne du monde construite sur la charité… Or le libéralisme tend à corrompre et à diluer ces éléments structurants, mais lui-même, fondé sur des logiques purement contractuelles, est incapable de les reproduire, nous laissant face au grand vide du marché et du droit, de liens contractuels, de procédures juridiques. Voilà qui laisse nos démocraties bien démunies pour résister à l’individualisme et au despotisme qui les minent ; voilà qui nous indique aussi en quel sens diriger nos efforts.

Elisabeth Geffroy

© LA NEF n°340 Octobre 2021, mis en ligne le 12 mai 2022