Lectures Mai 2022

LE PARTI D’EDGAR WINGER
PATRICE JEAN
Gallimard, 2022, 256 pages, 20 €

«Il faut bien davantage qu’une lettre, si longue soit-elle, pour opérer un progressiste de sa tumeur. » Au cœur du nouveau roman de Patrice Jean, les mots d’Edgar Winger, idole de l’extrême gauche vingt ans plus tôt, semblent un aveu d’échec anticipé. Car en lisant et relisant les superbes pages enfin vivantes que lui adresse le maître dont il vénère les écrits théoriques, Romain Bisset, le héros de ce très grand roman, dispose mille pare-feu pour étouffer l’appel tremblant de l’altérité réelle : virage à droite, complicité avec le capital, vieillissement d’un grand esprit.

Romain Bisset est un aliéné du combat pour la justice sociale ; il croit en l’infaillibilité pontificale de Marx et Foucault. L’intrigue du roman lui offre l’occasion de rencontrer « la fragilité inouïe de l’existence », qui pourrait fissurer sa camisole idéologique : femmes désirables, racailles qui lui cassent le nez, trisomique qui lui tend un sourire malhabile…et même « pédophile », « ni tout à fait innocent, ni tout à fait coupable », comme dit Racine à propos de Phèdre. Subtilement, cet appel de l’altérité gagne l’énonciation, puisqu’on passe du journal intime au dialogue, puis à la lettre reçue. Riche construction qui dessine l’éclatement possible du discours autotélique par la parole de l’autre.

Tout l’enjeu romanesque est là : que l’épaisseur du réel arrache le héros aux sirènes de l’abstraction militante et lui rappelle que nul ne peut sortir des eaux glacées du calcul égoïste par un système de libération tout aussi glacé. En grand romancier, Patrice Jean ne juge pas son personnage ; il nous émeut même, quand Romain se convainc que le parti a raisin de l’exclure, que sa main frôlant par inadvertance la fesse d’une femme, dans la cohue d’une soirée, est bien la preuve de la domination masculine. Car, cela va de soi, le corps est coupable dans ce monde qui entend mettre le désir hors-la-loi pour complicité patriarcale.

Si l’ironie vis-à-vis des nouveaux censeurs réjouit, il ne faut pas s’y tromper. C’est, avant tout, parce qu’il révèle que l’art du roman n’est pas mort que Le parti d’Edgar Winger, dont certaines pages nous semblent parmi les plus belles que nous ayons lues ces dernières années, est une bonne nouvelle libératrice.

Henri Quantin

DROIT CONSTITUTIONNEL.
LA VE RÉPUBLIQUE
MICHEL CLAPIÉ
Ellipses, 2022, 374 pages, 26 €

Au début de cet important ouvrage, l’auteur, qui enseigne à l’université de Montpellier, évoque le discours prononcé par Georges Pompidou le 8 décembre 1972 à l’occasion du centième anniversaire de l’École libre des sciences politiques (aujourd’hui Institut d’études politiques de Paris). Et cela nous a fait nous ressouvenir qu’Émile Boutmy, son fondateur, y avait occupé la chaire de droit constitutionnel – où il étudiait France, Angleterre, États-Unis (ces derniers déjà scrutés, pas mal d’années auparavant, par les leçons pionnières d’Édouard Laboulaye). Quant à Pompidou, successeur depuis 1969 du général de Gaulle, dont il fut longtemps le Premier ministre, il rappelait que le régime né le 4 octobre 1958 était une catégorie juridique inédite. Car d’apparence parlementaire en raison de l’agencement institutionnel retenu, le régime nouveau s’en démarquait par le statut, la fonction et les attributions du chef de l’État. D’ailleurs, si l’élection de celui-ci, non plus par un collège de notables comme le 21 décembre 1958, mais à partir de la suivante, en décembre 1965, par tous les citoyens (révision issue du référendum du 28 octobre 1962), empruntait au modèle présidentiel, elle n’attentait pas, selon de Gaulle, à l’esprit de la Constitution ; elle précisait plutôt ce qui avait besoin de l’être dans la version de 1958 : un nécessaire pouvoir d’incarnation. Réforme bien différente donc de la substitution en 2000 du quinquennat au septennat que le même de Gaulle, au nom de la logique institutionnelle de la Ve République, avait exclu totalement.

Les institutions. La manière de les pratiquer. Ici, en l’espèce, ayant émergé d’un contexte politique de crise affectant un « cadre mal bâti » où l’instabilité était partout, l’autorité nulle part, ladite Ve République, de réparatrice qu’elle fut à l’origine, connaîtra au fil des décennies une métamorphose proche à maints égards de la déconstruction. Où entrent beaucoup en ligne de compte des révisions multiples de la Constitution (19 entre 1992 et 2008 sur un total de 24)

« opérées, écrit le professeur Clapié, au coup par coup, selon des modes passagères, sans vue d’ensemble et sans l’intelligence de ce qui en faisait initialement la cohérence » ; et aussi, à divers égards, l’émancipation ou la mutation d’un organe passé presque inaperçu en 1958 : le Conseil constitutionnel, à l’heure actuelle transformé du tout au tout dans sa mission.

Alors ? Eh bien, rien ne va plus. À commencer par notre dépossession de la fonction législative au profit de l’Union européenne, en d’autres termes par le transfert systématique des compétences étatiques essentielles à des instances éloignées, à des lieux de pouvoir sur lesquels nous n’avons aucune prise. Bref, là est la véritable « révolution juridique » de la Ve République : qu’elle a subie et non pas qu’elle a apporté. Celle, observe l’auteur, « qui ébranle la conception même de l’État en France depuis qu’il y a un État en France ». Trahie, méconnaissable, la Ve République a été dénaturée.

Michel Toda

LE SAMEDI SAINT. NOUS Y SOMMES !
DANIEL-ANGE
Salvator, 2022, 266 pages, 20 €

Ne pas limiter le Samedi saint à ce jour de grand silence où le Christ mort sur la croix a disparu de l’horizon humain, voire liturgique. Telle est l’idée maîtresse qui anime le Père Daniel-Ange dans son dernier livre. Si les chrétiens disent dans le Credo (Symbole des Apôtres) qu’après sa mise au tombeau Jésus « est descendu aux enfers » avant de ressusciter, il est nécessaire de s’interroger sur cette parenthèse mystérieuse, d’autant plus qu’elle engage la destinée éternelle de chacun. L’ouvrage se présente sous la forme d’une profonde méditation personnelle, nourrie par des emprunts aux écrits de Pères de l’Église, tant occidentaux qu’orientaux (la proximité de l’auteur avec les chrétientés d’Orient, catholiques et orthodoxes, est ici bien utile) et par de solides références théologiques, y compris celles du Magistère contemporain.

Pour le P. Daniel-Ange, le Samedi saint, bien que trop occulté, est d’une criante actualité. Il y a donc urgence à s’en réapproprier les données dans notre contexte gagné par la déchristianisation et ses conséquences funestes (athéisme, relativisme, nihilisme, matérialisme, etc.). « Oui, c’est le temps de la grande apostasie finale », écrit-il en citant saint Jean-Paul II. Dans un style ardent, il insiste sur la prétention de l’homme à régenter sa propre existence, au mépris de la loi naturelle, donc du projet divin, et ceci jusqu’à des extrémités jamais atteintes avant notre époque. « Il ne restait plus qu’une réalité objective, échappant encore au massacre : l’homme est un homme, la femme une femme, donnant ensemble la vie à un enfant […]. Ces deux pôles fondateurs de toute l’humanité, les voilà dynamités ! Ce n’était qu’un vieux fantasme, judéo-chrétien évidemment. » Peut-on alors s’étonner de l’angoisse et du désespoir qui se développent, en particulier chez les jeunes, situation tragique exprimée dans les témoignages bouleversants recueillis par ce prêtre qui a eu, voici quarante ans, la magnifique intuition de fonder l’école d’évangélisation Jeunesse-Lumière ?

En ces temps où le mal se déchaîne de tant de manières, le P. Daniel-Ange montre que « la passion de Jésus n’est pas du passé ». Il n’oublie pas le retour des persécutions, avec ces martyrs capables d’aimer jusqu’au bout tandis qu’ils subissent la fureur criminelle, de l’islamisme certes mais aussi du « totalitarisme libéral occidental ». Il faut enfin souligner les précieux passages consacrés à l’apocatastase, doctrine qui prévoit « la liquidation de l’enfer par la conversion de Satan et des démons lors de la parousie ».

Force de conviction, richesse doctrinale et beauté mystique s’unissent dans cet ouvrage qu’il faut accueillir avec gratitude, comme une réponse au défi existentiel de notre temps.

Annie Laurent

LA NATION
Pour une définition philosophique
PATRICE GUILLAMAUD
Éditions Kimé, 2022, 142 pages, 15 €

De nos jours, le nationalisme a mauvaise presse. Cette affirmation est même un lieu commun de la conscience collective moderne. À l’heure de la mondialisation et d’un cosmopolitisme encensé par les milieux progressistes et déconstructivistes, la nation apparaît comme une vieille idée réactionnaire à enfermer au placard de toute urgence. Le souvenir des dérives totalitaires du XXe siècle et de ses abominations hante les esprits et véhicule une certaine idée du nationalisme, comme idéologie mortifère. « Le nationalisme, c’est la guerre », redisait récemment Emmanuel Macron, faisant sienne la célèbre formule de François Mitterrand.

Dans cet ouvrage, Patrice Guillamaud entreprend de réhabiliter la nation, en en proposant une nouvelle définition philosophique. De Sieyès, Renan, Fichte à Carl Schmitt, l’auteur retrace l’histoire philosophique de la définition de la nation. À partir de là, il entend en proposer une nouvelle. Pour Patrice Guillamaud, la nation n’est pas une construction artificielle, mais bien une réalité essentielle de la vie collective humaine. C’est dans la nation que l’homme trouve son accomplissement et trouve le bonheur. La nation est un juste équilibre entre la proximité affective et fraternelle et la distance, la dignité qui incombent à la sphère publique. Elle est au cœur de l’essence de l’homme, une dualité entre le cœur et la raison. La nation implique un enracinement, c’est-à-dire l’acceptation du réel, de ses limites, tendu vers une finalité nécessairement spirituelle. La nation n’est donc pas la guerre, ni le totalitarisme, qui est la négation du réel et de la liberté humaine.

Patrice Guillamaud nous offre une compréhension profonde de ce juste équilibre qu’est la nation, entre le charnel et le spirituel. Celle-ci n’a rien à voir avec l’idéologie, elle est une réalité nécessaire et humaine. Mais la nation est aussi et surtout spirituelle, selon son héritage chrétien. L’auteur défend ainsi que c’est dans l’anarchisme chrétien que le nationalisme trouve sa véritable incarnation. Un anarchisme chrétien, parce que la nation implique, au-delà de toute forme d’institution sociale et politique, une volonté de puissance collective qui unit, crée et suppose sacrifice et abnégation. C’est dans la nation que l’homme, avec son cœur, sa raison et sa foi, peut trouver le bonheur. Le nationalisme est bel et bien un humanisme, il est urgent de sauver la nation.

Anne-Sophie Retailleau

QUI EN VEUT AUX CATHOLIQUES ?
MARC EYNAUD
Artège, 2022, 226 pages, 15,90 €

Ces dernières années, les attaques contre l’Église ont proliféré, revêtant des formes très variées que le journaliste Marc Eynaud présente sans complaisance. La laïcité n’est plus « apaisée » comme le rêvait Nicolas Sarkozy, mais radicalement offensive. C’est ainsi que l’on voit un groupe de pression pourtant marginal tel que La Libre-Pensée partir à l’assaut des crèches et sapins de Noël et obtenir des juges le retrait de statues et de calvaires de l’espace public. L’Église est l’objet de haine des « antifas » (gauchistes, anarchistes), féministes et islamo-gauchistes. La violence se déchaîne même contre les églises, incendiées (vingt en deux ans), pillées et profanées sans que cela intéresse beaucoup les journalistes ni émeuve l’opinion publique, ou tombent dans le délabrement suite au désengagement des pouvoirs publics. Les gros médias ridiculisent les « cathos » (et le Christ), France Inter refuse une publicité pour L’Œuvre d’Orient. L’État macronien interdit les cultes au printemps 2020 – la religion étant une activité « non essentielle » –, s’offusque du secret de la confession et « convoque » à ce titre au ministère de l’Intérieur le président de la Conférence des évêques de France. L’école hors contrat ou à la maison est strictement limitée, et un laïcisme virulent impose de nouvelles contraintes sous prétexte de lutter contre les séparatismes. « Ce qui est important, fondamental même, écrit Marc Eynaud, c’est que la postmodernité ne veut pas en finir avec le catholicisme en tant que religion, elle veut l’éradiquer de son passé, l’arracher de son passé, l’arracher de son patrimoine culturel, quitte à réécrire l’histoire. » L’auteur déplore la passivité des clercs, trop souvent timorés face à un tel déferlement, mais voit un signe d’espoir dans l’engagement d’une nouvelle génération de catholiques décomplexés.

Denis Sureau

DOROTHY DAY ET JACQUES MARITAIN
L’activiste radicale et le philosophe
SYLVAIN GUÉNA
Éditions Boleine, 2022, 246 pages, 18 €

Les destinées des personnalités chrétiennes du siècle dernier s’entremêlent parfois d’une manière inattendue, et ce n’est qu’en prenant du recul que l’on observe que ces vies tissées les unes aux autres forment une tapisserie cohérente. Ainsi, Sylvain Guéna, avec minutie et une admirable richesse documentaire, nous fait pénétrer dans le dialogue entre l’anarchiste Dorothy Day, et le philosophe parisien Jacques Maritain.

Convertie au catholicisme romain au début des années 30, après avoir échappé aux sirènes du suicide, l’Américaine Dorothy Day est en quête d’une structure de pensée qui puisse l’aider à appliquer la doctrine sociale de l’Église. Par l’intermédiaire du paysan français Peter Maurin, avec qui elle fondera le journal et le mouvement des Catholic Worker, Dorothy Day découvre alors les ouvrages du théoricien de l’humanisme intégral. Profitant du passage de Maritain aux États-Unis, en 1934, Dorothy lui écrit pour obtenir des places à sa conférence. C’est le commencement d’une amitié qui s’approfondira jusque dans les années 60.

En s’appuyant sur des ouvrages récents ainsi que sur la correspondance Day-Maritain, ajoutée en annexes, Sylvain Guéna expose les points de convergence politiques, éthiques, et spirituelles de ces pensées chrétiennes. On y trouve à la fois une présentation des canaux de circulation des savoirs, notamment des idées personnalistes et distributistes venues d’Europe, ainsi qu’une présentation des différentes manières d’appréhender la vocation du chrétien.

En effet, la force de ce livre réside dans l’appréciation des charismes propres à Day et à Maritain. Car, si dans Le Paysan de la Garonne, Maritain écrit : « Ma vocation de philosophe a tout à fait obnubilé mes possibilités d’agitateur », il est évident que la vocation d’activiste de Day a parfois obnubilé ses possibilités de philosophe. Cependant, Sylvain Guéna rapproche ces deux existences non pour les hiérarchiser sur une échelle des valeurs, mais pour en indiquer le but commun : une recherche de la sainteté qui renouvellerait le monde.

Or, sur ce chemin de sainteté, la radicalité anarchiste rencontre la prudence philosophique. Ainsi, en plein tribunal américain, Dorothy cite Maritain pour justifier sa désobéissance civile, ainsi Maritain écrit : « Chère Dorothy Day, priez pour un pauvre philosophe qui vous aime et vous admire, et qui voit, en vieillissant, à quel point il a été loin de suivre l’Évangile dans sa vie. » Leur fécondité est réciproque, et l’on ne peut s’empêcher de penser que seule la grâce pourrait avoir l’idée de tisser une telle amitié spirituelle.

Baudouin de Guillebon

GAMELIN
MAX SCHIAVON
Perrin, 2021, 414 pages, 25 €

Il était une fois un major de promotion de Saint-Cyr, jugé parfait sous tous les rapports qui, devenu en février 1931 chef de l’état-major de l’armée (de terre) et membre du Conseil supérieur de la guerre, fut investi en janvier 1935, après Weygand atteint par la limite d’âge, du commandement suprême avec beaucoup plus de pouvoirs que son prédécesseur. Or, le 7 mars 1936, allait avoir lieu, grave menace à notre sécurité, la facile réoccupation de la Rhénanie. Un succès pour Hitler. Un camouflet pour la France. Cette dernière, frappée d’impuissance stratégique, aussi de carence gouvernementale, se montrant incapable de mener une action militaire en bordure de son territoire et de défendre ses intérêts vitaux. Alors qu’une vigoureuse riposte à ce moment-là aurait pu encore tout sauver… et changer l’histoire.

Puis en 1938 on traversa la crise des Sudètes, marquée chez nos unités mobilisées d’insuffisances criantes dans tous les domaines ; chez Gamelin d’une attitude incertaine, en même temps velléitaire et expectante – crise suivie de l’aplatissement du 30 septembre à Munich. Oui, mais l’Allemagne déjà, au peuple bien plus nombreux, au potentiel industriel très supérieur, à l’arsenal hors de pair, permettait-elle à présent d’engager un conflit dans des conditions favorables ? Cependant le dépeçage final en mars 1939 de la Tchécoslovaquie ayant été suivi en août du pacte germano-soviétique, préambule à l’attaque de la Pologne, celle-ci entraîna le 3 septembre l’entrée en guerre de la France.

Difficile de rien dire de son déroulement qui ne soit accablant pour l’homme maintenant décoré du titre de chef d’état-major général de la Défense nationale, commandant en chef des forces terrestres, commandant en chef des armées alliées en France, vain cumul, on le vit, de responsabilités non exercées ; pour l’homme dont l’incompétence, le manque d’énergie, de volonté, d’imagination (palpables bien avant la foudroyante offensive allemande du 10 mai 1940) précipiteront la catastrophe… aussi rapide que complète ; pour l’homme et le généralissime, soutenu mordicus par Daladier, insane politicard n’ayant cessé de se comporter comme si son seul devoir envers le pays (président du Conseil et ministre prépondérant entre 1938 et 1940) était de s’accrocher au pouvoir. Et destitué trop tard ce Gamelin, le 20 mai, quand tout croulait.

Si l’on désire connaître le sujet à fond, il faut lire Max Schiavon. On en ressort ahuri, abasourdi. Le personnage ? Un gouffre vertigineux entre ce qu’il aurait dû être et ce qu’il a été. La France ? Lancée à l’aveuglette contre un ennemi implacable et colossal.

Michel Toda

« PAX NOSTRA »
Examen de conscience international
GASTON FESSARD
Cerf, 2022, 518 pages, 39 €

Le 16 mars 1935, Hitler rétablissait en Allemagne le service militaire obligatoire, en violation du Traité de Versailles, première étape d’une politique visant à remettre en cause le traité et à créer la « Grande Allemagne ». L’attitude à avoir face à Hitler divisa dès lors l’opinion française. Dès 1936, le jésuite Gaston Fessard (1897-1978) publiait « Pax Nostra », titre en référence à la parole de saint Paul sur le Christ : « Lui-même en effet est notre Paix » (Ep 2, 13-19). L’ouvrage est très opportunément réédité, avec une longue postface de Giulio De Ligio et Frédéric Louzeau (p. 461-489) qui montre la parfaite résonance de l’ouvrage avec la problématique internationale d’aujourd’hui.

En 1936, à quelques années de la guerre qui apparaîtra de plus en plus inéluctable, le Père Fessard proposait un « examen de conscience international ». Ce n’était pas une prise de position pour ou contre la guerre à Hitler, mais une réflexion préalable à une prise de position. Dans une analyse fine, à la fois philosophique et théologique, il distingue deux grandes tendances, qui divisent les peuples et aussi les individus eux-mêmes : l’amour de la paix, qui peut aller jusqu’au pacifisme et le refus de toute guerre, et l’amour de la patrie qui peut devenir un nationalisme égoïste. Il désigne comme fondements d’un ordre chrétien, tant sur le plan intérieur qu’extérieur, la justice et la charité : la charité qui est un « idéal absolu pour les nations comme pour les individus » et la justice qui est « la condition de la charité ». On relèvera les longues pages sur la destinée et la « mission négatrice du peuple juif » (p. 200-241). Le Père Fessard dénonçait aussi « l’illusion du pacifisme internationaliste lorsqu’il s’imagine pouvoir supprimer la patrie ou du moins la résorber graduellement » et s’il mettait au premier plan le dialogue et la négociation dans les relations internationales, il « avait conscience, comme le dit la postface, de la perversion toujours possible du dialogue par le mensonge ou la volonté de domination ».

Yves Chiron

VIOLETTE SZABO
De Londres à Ravensbrück : une espionne face aux SS
GUILLAUME ZELLER
Tallandier, 2022, 298 pages, 20,90 €

Rien ne prédestinait cette jeune franco-britannique à intégrer en 1943 le SOE « Direction des Opérations Spéciales », service secret créé par W. Churchill dans un but de renseignement ou de sabotage. La mort de son tout jeune mari, légionnaire, à El Alamein, qui la laisse veuve et mère d’une petite fille de 4 mois, sera le ressort de son engagement dans ce corps d’élite. Capturée lors de sa seconde mission, après son parachutage en France, elle est torturée puis déportée à Ravensbrück où elle sera fusillée en 1945 : elle avait 23 ans. Ce portrait particulièrement touchant de cette toute jeune femme révèle d’autres figures tout aussi courageuses qui s’engagèrent dans ces dures missions et payèrent souvent de leur vie leur engagement contre le nazisme.

Anne-Françoise Thès

CONTRE L’ESPRIT DU TEMPS
ALAIN DE BENOIST
La Nouvelle Librairie, 2022, 718 pages, 26,90 €

Lire, écrire et publier, principalement dans le domaine de la philosophie politique et de l’histoire des idées, voilà ce qu’a été, de son propre aveu, la vie d’Alain de Benoist. D’où une production considérable (une bonne centaine de livres et pas loin de 3000 articles), en général de grande qualité et, à une époque déjà lointaine, assez souvent signalée ou même commentée dans les médias. Or, vers 1985, la mise en place de la « pensée unique », créatrice de zones d’exclusion de plus en plus larges, ayant collé l’étiquette « sulfureux » sur le front de l’auteur, il se retrouverait sans éditeurs et presque sans tribunes. À quoi, courageusement, opiniâtrement, il devait suppléer en fondant des revues, en suscitant des colloques, en contournant le monde enrégimenté de l’édition parisienne. Résolu donc à ne subir jamais les injonctions et les diktats de certaine Nouvelle Classe, maîtresse de tous les vecteurs de l’idéologie dominante – Nouvelle Classe inséparable d’un cadre normatif qui use d’une sorte de langage obligatoire, en écho aux anticipations de George Orwell ; aussi d’un cadre institutionnel qui tend à perpétuer (malgré sa criante fatigue) le bipartisme, c’est-à-dire une alternance parlementaire entre jumeaux, apte à dissiper tout risque d’alternative. Et, par surcroît, portée à mille bassesses ou platitudes. Des aperçus ? Simplification ou suppression des épreuves de culture générale dans les concours administratifs. Appels multipliés à céder à l’omniprésence de l’anglais, au nom du « réalisme » et de la « compétitivité », et cetera, et cetera.

A côté d’entretiens relatifs à l’actualité immédiate, réunis en deux volumes, et dont le second intitulé Survivre à la désinformation a paru en 2021 (voir La Nef n°339), Alain de Benoist a donné d’autres entretiens rédigés avec plus de recul et allant plus au fond des choses, également réunis, voici pas mal d’années, encore en deux volumes (C’est-à-dire). Situé dans le prolongement de ces derniers, le présent ouvrage, qui couvre la période 2007-2021, nous propose à foison analyses et réflexions d’une perfection accomplie, parmi lesquelles ses pages sur le philosophe italien Julius Evola, très fines, très remarquables.

Michel Toda

DES PAUVRES AU PAPE, DU PAPE AU MONDE. DIALOGUE
PAPE FRANÇOIS
Seuil, 2022, 118 pages, 13,50 €

François est le pape qui aura cédé le plus au genre littéraire du livre d’entretiens. Il en a laissé publier quatre ou cinq par an, d’intérêt inégal il faut en convenir. Celui-ci est un des plus authentiques. Par l’intermédiaire de l’Association Lazare, des pauvres du monde entier ont pu interroger le pape, en face-à-face ou par visio-conférence, à quatre reprises, entre mai 2020 et août 2021. Les questions étaient libres, sans fil directeur ; le pape y a répondu quasiment sans filtre (« il n’a pratiquement pas corrigé ses réponses, à quelques exceptions près où il a tenu à préciser quelques points », p. 10). Les réponses du pape sont intéressantes (par exemple, sur la naissance de sa vocation sacerdotale, le 21 septembre 1953, après une confession impromptue à un prêtre inconnu) ou plus anecdotiques (sur ses poètes et ses musiques préférées, sur sa façon de prier, etc.). Ici et là on trouvera des jugements plus développés : « L’Église doit vivre au présent, soutenue par le passé, par la tradition. […] L’avenir de l’Église sera la croissance de sa tradition. […] Mais elle demeure la même pour l’essentiel, et c’est pour cela que le péché du traditionalisme est de vouloir l’empêcher de croître. Quant au péché du progressisme, il est de vouloir grandir sans tradition, sans racines » (p. 31-33).

Yves Chiron

A signaler

– PAULINE JARICOT Laïque et sainte, de Catherine Masson, Cerf, 2022, 176 pages, 16 €.
– SAUVÉE PAR UN MIRACLE, d’Emmanuel Tran, Artège, 2022, 290 pages, 17,90 €.
Pauline Jaricot (1799-1862) sera béatifiée le 22 mai à Lyon. Le premier livre est une biographie pour découvrir le zèle missionnaire de cette belle figure de laïque toute dévouée aux prolétaires qui fonda à Lyon l’Œuvre de la Propagation de la foi puis l’Œuvre des ouvriers. Le second raconte l’extraordinaire miracle de Mayline, guérie alors qu’elle était condamnée à un état végétatif permanent, attribué à l’intercession de Pauline Jaricot, et ayant permis sa béatification.

POURQUOI PADRE ? 70 questions-réponses sur la foi et la vie chrétienne, par les prêtres du Padreblog, Artège, 2022, 226 pages, 16,90€. Comment comprendre la Trinité ? Qu’arrive-t-il aux non-croyants après leur mort ? Quand on a la foi, est-on plus heureux ?… 70 questions que nous nous posons forcément un jour ou l’autre et auxquelles les prêtres du Padreblog (fondé en 2007 par les abbés Amar, Grosjean et Seguin) ont répondu en trois minutes sur KTO, chaque réponse étant étayée par un extrait du Catéchisme de l’Église catholique. Un bon argumentaire très accessible.

3 MINUTES POUR COMPRENDRE 50 MOMENTS-CLÉS DE L’HISTOIRE DE L’ORIENT, de René Guitton, Le Courrier du Livre, 2022, 160 pages, 21,90 €. Ouvrage fort bien fait, richement illustré, chaque double page proposant un thème qui se lit en 3 minutes et qui permet d’appréhender l’histoire de l’Orient. Du bel ouvrage.          

Patrick Kervinec

Roman à signaler

LES GENS DES COLLINES
CHRIS OFFUTT
Gallmeister, 2022, 236 pages, 22,50 €

Mick Hardin est enquêteur dans l’armée américaine. Longtemps absent à l’étranger et sans nouvelles de sa femme Peggy, il revient chez lui en permission, sa sœur Linda l’ayant informé qu’elle était enceinte. Linda, première femme shérif du comté, profite de sa venue en sollicitant son aide pour résoudre le meurtre d’une jeune veuve découverte dans les bois. Mick est en effet un enquêteur respecté et, enfant du pays, il sait parler à ses habitants secrets et rugueux ; une course-poursuite s’engage entre lui et la famille de la victime qui cherche à se faire justice elle-même.

Une fois de plus Gallmeister nous régale avec un excellent polar américain qui conjugue une enquête efficace avec une dimension humaine remarquable. Tous les personnages sont parfaitement incarnés et vrais, on plonge dans les collines du Kentucky, rude pays rural décrit avec beaucoup de poésie par Chris Offutt. Et Mick est un héros blessé et taciturne confronté à un grave dilemme moral.

Christophe Geffroy

© LA NEF n°347 Mai 2022