L’égotisme, l’impasse de la littérature

Si chaque nation possède bien une littérature qui lui est particulière, la France est résolument une patrie égotiste. Quelques grandes œuvres ont fondé cette réputation, les Confessions de Rousseau, les Mémoires d’Outre-Tombe, de Chateaubriand, la Vie d’Henry Brulard de Stendhal. Et je ne crois pas que l’entreprise de Jean-Jacques ait eu quelques imitateurs en Allemagne, en Italie ou en Russie.

Quand bien même Proust et Céline, les deux boxers du XXème siècle, sont des romanciers décisifs, à coup sûr, ils ont succombé à l’autobiographie. « Mon œuvre est ce qui se rapproche le plus du roman » dit le premier, voulant suggérer par-là, on l’aura compris, qu’elle s’éloigne le plus de l’autobiographie alors qu’elle a pour matière la propre vie de son auteur. Le narrateur s’appelle Marcel mais il ne faudrait surtout pas le confondre avec l’auteur, à d’autres ! Proust a brouillé les cartes. Céline lui-même s’éloigne du roman pour la chronique, quitte Bardamu son alter ego de papier pour raconter son enfance, Mort à crédit dont le narrateur est Ferdinand, l’exacte symétrie de Louis dans la vraie vie ; son entrée dans la vie militaire – Casse-Pipe, Guerre ; sa retraite à Londres – Guignol’s band et sa fuite en Allemagne jusqu’au Danemark dans le dernier cycle.

Les poètes médiévaux aiment à rire d’eux-mêmes comme Rutebeuf ou Villon dans leurs Lais, et c’est un lyrisme tout particulier propre à la récréation dans la poésie. Montaigne plus tard, envisage ses Essais comme des écrits susceptibles d’intéresser son petit clan sans jamais chercher à les faire lire au monde entier. On trouverait cette même humilité chez Agrippa d’Aubigné qui dans Ma vie à mes enfants se montre plutôt réservé, sous le signe de la confidence au coin du feu : « ne pouvant rougir envers vous ni de ma gloire, ni de mes fautes, je vous conte l’un et l’autre comme si je vous entretenois encores sur mes genoux. J’ai encores à vous ordonner qu’il n’y ait que deux copies de ce livre : vous accordants d’estre de leurs gardiens et que vous n’en laissiés aller aucune hors de la maison. » L’avènement du romantisme va sacraliser et consacrer la vie de l’artiste comme une vie d’élu, une vie illustre vouée à être celle d’un prophète ou celle d’une génération. Musset, avec Les Confessions d’un enfant du siècle, est la voix de la génération dans l’orage.

Il n’en pas toujours été ainsi de la publication du journal intime. Celui de Barbey d’Aurevilly, les Memoranda, était tenu secret, tout comme celui de Kafka. Benjamin Constant, tout protestant qu’il est, rapporte à l’heure près jour après jour sa vie de manière bien ordonnée, sans une goutte de littérature. Et cela ne le dérange pas. Le journal des frères Goncourt ou celui de Léautaud n’a rien d’intime, il est littéraire, politique, parle des contemporains et de la société. Il faut attendre la publication du journal de Gide dans la Pléaide pour voir un basculement que l’on ressent encore de nos jours.

Que recherche-t-on vraiment dans le genre autobiographique ? Des modèles, à coup sûr, des leçons édifiantes, bien entendu, des éléments d’absolues vérités sur le cœur. Les réflexions portées par un écrivain sur sa propre vie sont brandies comme des exemples à suivre ou à ne pas suivre. La grandeur d’une autobiographie réside dans la manière dont on passe d’une vie minuscule à une vie majuscule. La magie du style transmue des choses banales en une vie épatante ; créée le dépassement de la vie vécue en une vie intéressante.

Pascal savait certainement que la tentation égotiste ouvrait la voie aux lumières et à l’être suprême qui se coupe de Dieu qu’il remplace. Je est haïssable. Rousseau était protestant, soit : ce qui me plaît, plaît à Dieu. Tout l’inverse du catholicisme : ce qui plaît à Dieu me plaît. L’individu règne par sa croyance dans le progrès, la technique. Il se grandit avec le capitalisme qui bâtit, par le système Law, des fortunes qui ont un nom et assoie sur le plan des idées une classe sociale, la bourgeoisie, à l’avant-garde des idées nouvelles. L’égotisme a placé une nouvelle croix et un nouveau crucifié qui apparaît, dans un triomphe général devant tous, dans sa gloire comme dans son malheur, maudit ou béni. L’exaltation du je se moque bien qu’il soit haïssable, mortifié ou non, conspué ou non : je que l’on maltraite, je que l’on lacère, je que l’on brûle sur la place publique apparaît toujours dans sa gloire de je. On trouvera étonnant que le point de vue du narrateur pourtant omniscient, tout puissant au moyen âge, comme si l’auteur était Dieu, a tendance dès le XVIIIème siècle, avec les Lumière, à se réduire à l’individu ; ce phénomène s’accentuant jusqu’au XXème siècle, avec le stream of consciousness et le nouveau roman.

Et Justement, ces cinquante dernières années, la dégénérescence, comme une ivresse qui finit en dégueuli de fin de soirée, des droits de l’homme en droit de l’individu, victime et consommateur, star et martyr de la société, affranchi de toute structure, a marqué la littérature. Où est-elle ? Perdue dans l’impasse. Fini le modèle de la vie Majuscule, retour à la case de départ, la vie minuscule. Terminée l’aventure, billet simple pour un voyage autour de mon nombril. Avec cette littérature égotiste, libérée, moderne, trop moderne, on demeure dans le triste quotidien, on est dans les factures et la liste de course ; le style perd sa magie et retombe dans l’universel reportage, le blabla, la parlotte.

Les mémoires sont la vie d’un homme face à son époque. Chateaubriand a connu la révolution et Napoléon, il meurt en 1848 au moment de la publication du Manifeste du parti communiste ; Saint Simon retrace sous la Régence de Louis XV dans le style de Louis XIII le règne de Louis XIV ; avant lui il y avait le cardinal de Retz, à son époque également le Prince de Lignes. de Gaulle raconte les conflits mondiaux du XXème siècle. De nos jours, alors que nous sommes sortis de l’histoire, comme le pense Philippe Murray, quelles mémoires auraient de la valeur ? La France s’est dissoute dans l’Union européenne, vaincue par le technocratisme et l’euro fort. Notre siècle aime la parodie et l’effondrement, les Giscard ont brisé l’élan vital de la nation. La littérature n’est plus un bien souverain ni même un fait de société, elle est devenue fortement inutile, hors de notre société. Qui, mais qui se paierait le luxe de raconter les années du quinquennat de Nicolas Sarkozy sans que cela ne fasse rire ou pleurer sinon un de ces  « fils de » qui collectionnent les honneurs et les titres proportionnellement à leur vacuité ? Il y a seulement Jean-François Kahn qui a osé commettre les couillonnes Mémoires d’Outre-vie dont le titre est aussi risible que son auteur passé du stalinisme à la macronie.

Que reste-t-il donc à la littérature autobiographique sinon de finir confite comme un marron, rabougrie, réduite à la petite personne de l’auteur ? Puisqu’il n’y a plus de structure, de la société à la civilisation, il n’y a pas ce rapport entre l’individu et la collectivité, et seulement l’individu, roi, perdu dans une collectivité liquide. La littérature autobiographique passée après cinquante ans de libéral-libératarisme, de permissivité et de lutte sociétale, a une sacrée tronche.

Trois tendances de l’égotisme surnagent : raconter sa souffrance et sa douleur comme une prétention à être la victime autoproclamée du monde dans une espèce de course à la reconnaissance sur le modèle de la Shoah des plus ahurissantes. Comme il n’y a plus d’hommes illustres, ni même de modèles et que tout est inversé dans les rapports au beau, au bon et au vrai, être une victime c’est être un héros moderne et fait renouer avec le projet romantique. C’est Christine Angot, Vanessa Springora, Camille Kouchner et Yann Moix, qui raconte dans Orléans avoir été battu par sa famille.

Exalter, ensuite, sa vie sexuelle comme matière de son œuvre. Vie vécue se confond avec vie intime : ce sont les pissotières de Julien Green, les saunas et les parties fines de Renaud Camus dans Journal de Travers (bien loin de ces théories du grand remplacement), Histoire de ma sexualité d’Arthur Dreyfuss, la vie Sexuelle de Catherine M, crasse et crade, jusqu’aux épouvantables et graves descriptions par le menu de Gabriel Matzneff de ces crimes sexuels aux Philippines.

Dans le cas Matzneff, l’auteur commet ses méfaits, les décrit dans un livre, sous les humeurs d’un style cultivé, fait publier tout cela avec un joli titre piqué à un poème (les Soleils révolus, Mes Amours décomposés), comme un papier cadeau ; le tout est publié, la publication vaut comme un tampon d’œuvre d’art donc indiscutable et l’auteur n’est plus responsable. Parce que le journal est celui d’un auteur, alors c’est une œuvre d’art, c’est là aussi l’escroquerie ultime du journal intime qui peut se permettre alors de dire soit rien soit des horreurs et de les faire passer pour de véritables objets littéraires. Robert mon facteur ferait pareil qu’on se moquerait de lui ou qu’il finirait en prison.

Et puis enfin raconter sa petite vie de consommateur. L’écrivain devenu petit bourgeois croit que ce qu’il a à dire est indéniablement intéressant ; nous fait partager ses petites tracasseries, son quotidien chichiteux, pense, tout de même, qu’il est supérieur à l’humanité et qu’il a un talent pour faire du quotidien une aventure foisonnante. Comme dirait Céline, « on s’en barbouille le pourtour anal », chez Renaud Camus, de la réparation de sa chaudière, de ses WC ou de ses problèmes d’argent. On s’en cogne des factures de gaz, des listes de course d’Yves Navarre. Céline, justement, n’a jamais écrit de journal intime car il passait 14h00 par jour à écrire. Le journal intime est devenu l’instagram de la littérature. Quel ennui, quelle misère d’un monde sans Dieu et sans transcendance, réduit à des vies de petits-bourgeois, parisiennes, que de lire les dépressions d’Emmanuel Carrère dans Yoga, les problèmes de couples de Christine Angot, les insomnies de Darrieussecq, le comble de l’écrivain doué pour les passions tristes, le ressentiment et l’amertume. Je me souviens d’une nouvelle publiée dans L’(im)monde où elle se souvenait avoir été à la piscine, à 11 ans, qu’elle avait un maillot de bain rouge alors qu’elle en voulait un vert, qu’un garçon de 14 ans a fait la bombe à côté d’elle et lui a touché le sein. Depuis, brûlure, effroi, peur, horreur, cauchemar. Elle a cinquante ans.

Le Jourde et Naulleau, sorte de Lagarde et Michard pour le XXIème siècle, a le mérite d’illustrer cette impasse de la littérature. Elles sont confondantes ces pages de Guillaume Dustan qui vomit dans son lit du lati et de la bile à cause d’une trop forte prise d’ecstasy, ou celles encore de Bruno Lemaire qui, comble du plouc dans un milieu qui ne maîtrise pas, nous alerte sur la voiture qui le conduit, le garde du corps qui lui ouvre la porte, les photographes qui crépites. La palme revient à Christine Angot qui noie quelques thèmes intéressants comme la maternité, l’inceste lui-même, le souvenir du père, la vengeance, mais, las, tout est gâché, pollué, bâclé dans un style qui file des angoisses, indigent, pauvrissime en mots, en couleur, en image. L’autrice-soyons à la page-confond une fellation avec un mal de tête ; parle d’elle tout en se refusant à dire que c’est elle, ne parle que d’elle mais nie que c’est bien elle. Tout est d’elle mais rien n’est de Christine. Ce jeu du vrai et du faux, exaspère plus qu’il en séduit. Soyons tout de même charitables, si écrire a permis de la sauver de la mort, si elle a pu recoller quelques parties d’elle par l’écriture, tant mieux, mais était-ce obligé de livrer cela, avec voyeurisme, à des lecteurs, d’en faire des romans, de tout éparpiller ainsi sans jamais aboutir à l’universel, au beau et au vrai ? Ces dérèglements moraux sont à l’image du temps, déréglé lui-même.

Ces écrivains qui se croient sulfureux sont, en réalité, tous ralliés à l’état culturel et aux idées dominantes. Arthur Dreyfuss, qui s’est fait damner le pion par Edouard Louis, nous fait une resucée des poncifs prémâchés de Foucauld et de Lacan sur le corps et la sexualité comme matière de la connaissance, avec un journal de trois mille pages, Journal sexuel d’un jeune homme. C’est une sorte de littérature qui n’a plus de filtre, ni pudeur, ni bienséance, et qui obéit à la logique néolibérale : exaltation sociétale (liberté de l’individu face aux mœurs) et struggle for life. Il y a cette idée d’outrance et de performance : toujours en faire plus, aller plus loin, plus fort dans le décadent. Cela aurait son équivalent dans l’art contemporain, de Josef Beuys à Mariana Petrovic, au centre du dispositif artistique. Camus qui vient du colloque de Cerisy et de la gauche gay proche Roland Barthes était dans une même démarche performatrice avec Notes achriennes ou Tricks. Et cela plaît à l’institution qui aime voir ces artistes toucher toutes les cases des bourses, des projets, des contrats et des prix. Être contre le vaccin, pour les gilets jaunes serait à coup sûr bien plus sulfureux qu’un plumitif perdu qui couche pour son livre.

Un trio gagnant concourt à la médiocrité de l’autobiographie : l’obscénité de l’écrivain, qui fait du sexe la base de son œuvre, le voyeurisme du lecteur qui en redemande car, lui, petit consommateur, lambda moyen, rêverait de tout cela, malgré tout ; et la vanité de l’entreprise qui couronne le nouveau pacte autobiographique. Tout n’est qu’affaire de voyeurisme, on se montre, on s’exhibe, on se dévêt devant tout le monde et le monde regarde avec une curiosité mêlée de répugnance et de fascination les prouesses sexuelles des égotistes qui couchent sur papier leurs ébats. On entendrait murmurer Madame Michu se désespérer ne point en être. La ménagère de cinquante ans, les éditeurs l’ont bien compris, doivent ressentir le grand frisson. Bernard Pivot demanda un jour à Matzneff « s’il baisait pour son journal », Ernie Ernaux qui vient de publier Jeune Homme avoue avoir couché pour écrire, l’un dans l’autre, tout s’assemble, tout se rassemble, et rien ne restera.

Nicolas Kinosky

© LA NEF le 25 mai 2022, exclusivité internet