Les catholiques : des citoyens d’avenir

À la suite de son article publié le mois dernier (La Nef n°347 de mai 2022) « Catholicisme et démocratie : le malentendu », le Père Bernard Bourdin a souhaité poursuivre la réflexion en ces temps d’élections législatives en nous présentant ici un point de vue, discutable par nature, qui se veut ouvert au débat.

Être chrétien-catholique-citoyen ou être citoyen-chrétien-catholique ? Telle est la question centrale qui se pose aux catholiques pour qu’ils puissent trouver leur place et leur utilité publique dans nos régimes démocratiques-libéraux séculiers et déchristianisés. Cette question est d’autant plus fondamentale qu’elle ne se pose pas que dans la France laïque et républicaine. L’alternative que je soulève entre ces deux conceptions du rapport des catholiques à la vie politique est liée à la nature profonde du système démocratique représentatif. Ce système dissout par définition toute homogénéité, en témoigne l’incapacité (ou l’impossibilité) pour les catholiques de se prononcer de manière unanime sur tous les sujets de société. C’est pourquoi je voudrais attirer l’attention sur trois défis qui ont valeur d’illustration du dilemme que les catholiques doivent surmonter en démocratie : soit leur disparition par repli sur la base d’un parti confessionnel, soit leur disparition par dissémination idéologique (conservateurs, libéraux, progressistes…). Pour surmonter ce dilemme, le choix que je propose est très clairement en faveur du citoyen-chrétien-catholique, seule voie possible pour qu’ils soient des citoyens d’avenir.

Les défis éthiques, socioculturels et politiques communs…
Dans toutes les démocraties européennes et occidentales, les catholiques sont confrontés aux mêmes évolutions de sociétés de plus en plus affranchies par rapport aux normes morales et politiques proposées par le magistère romain et les conférences épiscopales. Il en est ainsi de trois défis qui obligent les catholiques à prendre position dans le domaine éthique (les évolutions sur le statut de la famille), socio-culturel (l’accueil des migrants), politique (la construction européenne). Ces trois défis suscitent des résistances ou des adhésions dans le monde catholique pour des raisons qui ne sont pas homogènes. Les catholiques qui s’opposent aux évolutions sociétales (mariage homosexuel, PMA, euthanasie…) ne sont pas forcément les catholiques qui soutiennent ou s’inquiètent de l’accueil trop généreux des migrants. Il en va de même pour l’Europe qui peut susciter autant d’enthousiasme post-national que de crainte de déperdition de l’identité nationale, renforcé par le phénomène migratoire. C’est par rapport à ces défis que les catholiques sont amenés à se situer comme chrétien-catholique-citoyen ou comme citoyen-chrétien-catholique.

… auxquels les catholiques ont deux voies pour y répondre…
Soit ils font le choix de déterminer d’abord leur action à partir de leur foi et de l’enseignement magistériel de l’Église (chrétien-catholique-citoyen), soit ils font le choix de déterminer leur action à partir de la réalité commune à tous citoyens (citoyen-chrétien-catholique) agnostiques ou croyants de toute religion. Plus concrètement, soit ils répondent aux défis éthiques, socioculturels et politiques sur la base d’un programme catholique, soit ils y répondent sur la base d’un programme qui fédère les catholiques avec les non-catholiques. Dans le premier cas de figure, le chrétien-catholique-citoyen situe son action politique comme représentant du parti de l’Église. Il se situe donc, comme citoyen, en dehors de l’ensemble de la société à laquelle il appartient. Il prend alors le risque de réduire le catholicisme à un segment de la société, et par voie de conséquence le risque de le désocialiser. Dans le deuxième cas de figure, le citoyen-chrétien-catholique situe son action politique en recourant à la ressource spirituelle de sa foi et s’associe avec d’autres citoyens non croyants ou croyants d’autres religions. Dans cette perspective, il peut intéresser ses concitoyens non-catholiques à l’enseignement de l’Église. Ce faisant, il permet au catholicisme de s’insérer dans le débat démocratique. La disparition de la démocratie chrétienne (même si en France les partis centristes n’en portaient pas le nom) invite d’autant plus à faire ce choix.
C’est par ce changement de perspective que les catholiques deviendront le cœur battant d’une vie démocratique traversée par une crise profonde. Au lieu de composer un parti confessionnel condamné à être une force d’appoint, ou de subir les idéologies de l’air du temps, ils se donnent les moyens d’être des citoyens rassembleurs et par conséquent d’être des citoyens d’avenir. Mais qu’est-ce qui peut faire le lien entre le citoyen-chrétien-catholique et celui qui ne l’est pas si ce n’est la nation ?

… au sein d’une même communauté politique qu’est la nation…
La montée en puissance du souverainisme et du nationalisme renvoie à une déperdition de sens de la communauté-destin à laquelle appartiennent des citoyens qui ne croient pas ou qui croient différemment. C’est pourquoi, que la formation de la nation soit liée à l’État comme en France ou au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes comme en Italie ou en Allemagne, l’enjeu est désormais semblable dans nos démocraties européennes. Pour être citoyen-chrétien-catholique avec des citoyens qui ne le sont pas, il faut un critère commun d’appartenance historique. Comme le dit Renan dans sa célèbre conférence Qu’est-ce qu’une nation ?, elle est un héritage de l’histoire et un appel à continuer de vivre ensemble. C’est pourquoi la nation est une chance pour les catholiques d’être des citoyens d’avenir. Elle est la traduction de ce que l’enseignement magistériel appelle « la communauté politique ». Communauté politique sans laquelle ne sauraient être garantis les « droits de la personne » (1). La nation-communauté politique permet par surcroît de penser la construction de l’Europe comme procédant des nations-communautés politiques qui la constituent et non de s’y substituer. Elle permet aussi au citoyen-chrétien-catholique d’être en cohérence avec l’enseignement du Nouveau Testament.

… où la loi de la République n’est pas incompatible avec la loi de Dieu
Lorsque Jésus affirme « Rendez à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu », et que Paul affirme dans l’Épître aux Romains 13 « Que chacun se soumette aux autorités en charge, car il n’y a pas point d’autorité qui ne vienne de Dieu… », il serait évidemment anachronique de considérer que le christianisme primitif a inventé la laïcité à la française. Mais il n’en a pas moins réglé théologiquement le problème de la relation entre le disciple du Christ et son devoir civique (les impôts dus à César). Autrement dit, ni le chrétien ni le citoyen ne sont incompatibles. Le premier n’est pas la norme du deuxième, ce qui signifie que l’idée selon laquelle il y aurait une supériorité de la loi de Dieu sur la loi civile ne correspond pas à ce que nous enseigne le Nouveau Testament. Inversement, le deuxième n’est pas la norme du premier au sens où l’obéissance à l’autorité politique (et par extension nos gouvernements démocratiques modernes) ne signifie pas que la supériorité de la loi civile ferait inévitablement obstacle à la loi de Dieu (2). Il en serait fini de toute société s’il n’était plus permis à la loi civile d’exercer sa contrainte. Mais il en serait fini de toute société s’il n’y avait pas place pour une autre loi, celle de la charité à laquelle Paul en appelle, juste avant d’exhorter la communauté chrétienne de Rome à l’obéissance à l’autorité politique. Mais cette exhortation s’achève comme elle a été précédée, par la charité : « La charité est donc la Loi dans sa plénitude. » La Loi de Dieu, telle que nous la fait connaître Paul, est la manifestation de sa transcendance incarnée dans le Christ. Transcendance irréductible à quelque ordre politique que ce soit, elle ne peut donc être prétexte à imposer un ordre politique sur un fondement religieux normatif. Il n’y a pas meilleure preuve qu’être citoyen ne vise pas à abolir le chrétien-catholique et qu’être chrétien-catholique ne vise pas à abolir le citoyen. Finalement, c’est l’Église primitive qui livre aux catholiques vivant en démocratie la clef pour qu’ils soient appelés à être des citoyens d’avenir.

Père Bernard Bourdin o.p.

(1) Gaudium et Spes, chap. IV, introduction.
(2) Dans La cité de Dieu, saint Augustin exprime parfaitement la compatibilité entre la loi de Dieu et « les lois de la cité terrestre » : « Pour cette raison, pendant qu’elle [La cité céleste] mène au sein de la cité terrestre la vie pour ainsi dire captive de son voyage, ayant déjà reçu la promesse de sa rédemption et, comme un gage, le don de l’Esprit, elle n’hésite pas à obéir aux lois de la cité terrestre qui régissent les choses propres à soutenir la vie mortelle. De ce fait, puisque la condition mortelle leur est commune, il existe, pour les biens concernant celle-ci, une concorde entre les deux cités » (saint Augustin, La Cité de Dieu, XIX, xvii).

NB – Le Père Bernard Bourdin vient de publier, avec Philippe d’Iribarne, La nation, une ressource d’avenir, Artège, 2022.

© LA NEF n°348 Juin 2022