Henri IV, roi providentiel

Né à Pau, le 14 décembre 1553, son père, Antoine de Bourbon, avait épousé en 1548 Jeanne d’Albret, elle-même fille d’Henri d’Albret, roi (dépossédé) de Navarre et vicomte de Béarn, et de Marguerite d’Angoulême, sœur de François Ier. Quand donc le futur Henri IV vint au monde, le protestantisme se répandait de plus en plus, et déjà, le 6 février 1551, un bref du pape Jules III avait enjoint au roi de France de veiller rigoureusement au maintien de la foi catholique. Or, dès ce moment, Antoine incline à la Réforme puis, vers 1559, adhérant publiquement aux nouvelles doctrines, il appelle auprès de lui des « ministres » et donne à son fils un précepteur suspect d’hérésie… pour, peu de temps après, se rapprocher du parti catholique – tandis que Jeanne, elle, acquise aux idées de Genève en 1555, et lasse de fléchir hypocritement le genou devant les idoles de la « superstition romaine », fait publiquement la Cène à la Noël de 1560 et va maintenant, assidue au prêche, s’employer à la propagation autoritaire de son credo en Béarn. D’ailleurs, au mois d’avril 1571, on la verra assister avec son fils au grand synode national présidé par Théodore de Bèze, duquel allait sortir la Confession de La Rochelle ou Confessio Gallicana, modèle pérenne pour toutes les Églises de la Réforme.
Depuis bientôt dix ans alors, trois guerres s’étaient déroulées à intervalles rapprochés : la première terminée en 1563 (paix d’Amboise), la deuxième terminée en 1568 (paix de Longjumeau), la troisième terminée en 1570 (paix de Saint-Germain), sans jamais épuiser une rage effarante de violences et d’atrocités où les deux camps rivalisèrent à qui mieux mieux. Car les novateurs, ces opprimés de la veille, ne songeaient pas davantage que leurs adversaires à se suffire de la simple liberté du culte. Imposer ses convictions en usant du pouvoir royal ou en tâchant de s’en emparer, voilà la commune visée. Et aux égorgements, pendaisons, noya­des, perpétrés par les foules catholiques répondirent, entre autres, le frénétique vandalisme des bandes huguenotes, accompagné de mascarades sacrilèges. Partout où elles étaient maîtresses, crucifix brisés, statues renversées, autels dépouillés, signalaient leur présence : au bout de ce déchaînement iconoclaste, vingt-sept cathédrales ruinées, une grande partie de la sculpture médiévale et presque toute la peinture anéanties.

Le mariage mixte d’Henri IV
Une année après le synode ci-dessus mentionné eut lieu le mariage d’Henri de Navarre, âgé de dix-huit ans, et de Marguerite de Valois, du même âge, sœur du roi régnant Charles IX. Mariage mixte d’un réformé et d’une catholique, échange des anneaux qu’avec les jeunes époux échangeraient aussi les partis et présage, espéraient quelques-uns, de la réconciliation. Chimère ! Un coup d’arquebuse, le 22 août, contre Gaspard de Coligny, grande figure protestante, inaugura une série de journées sanglantes dénommées massacre de la Saint-Barthélemy, à Paris d’abord et, dans diverses villes, jusqu’au 5 septembre ou, ici et là, jusqu’au mois d’octobre. Bilan ? Au moins 3000 victimes dans la capitale, 7000 en province. Et, rescapé de ces « noces vermeilles », Henri dut supplier le pape de le réintégrer dans l’Église. Pourtant les cadres militaires de la huguenoterie subsistaient. Cherchant refuge en des cités amies, La Rochelle notamment, acharnée à défendre la Cause et bloquée, en février 1573, par les royaux, au milieu desquels Navarre, prié de combattre ses anciens coreligionnaires… Quatrième guerre civile que conclut l’édit de Boulogne du 11 juillet.
Retenu à la Cour de 1572 à 1576 le Béarnais s’en évade au vif déplaisir d’Henri III (qui a succédé à Charles IX en 1574) et de sa mère Catherine de Médicis. Protestant passé à l’obédience catholique, il se refait calviniste. Gouverneur de Guyenne, il commence dans l’exercice de cette charge son apprentissage politique. Étant premier prince du sang depuis la disparition en 1562 d’Antoine de Bourbon et troisième personnage du royaume derrière le souverain et son cadet, qui restera toujours un « malfaisant nabot », celui-ci enterré en 1584, la loi salique le promeut légitime successeur. À condition de renverser beaucoup d’obstacles et de montrer du courage et de la valeur.

Paris aux mains de la Ligue
Henri III, placé entre Lorraine (les Guises et le parti catholique) et Navarre (le parti protestant dont l’organisation avait été définie à Nîmes en 1574), essayait de garder un pouvoir qui lui échappait. En 1587 donc, il imagina d’envoyer son favori Anne de Joyeuse combattre le Béarnais, et Henri de Guise arrêter les reîtres et lansquenets levés par les huguenots en Allemagne. La victoire de Joyeuse conjuguée à la défaite (espérée) du chef de la Ligue nuirait joliment au prestige des deux perdants et lui permettrait de se rétablir. Mais le 20 octobre, aux environs de Coutras, en pays bordelais, le Béarnais battit Joyeuse (qui fut tué) à plate couture. Dreux (1562), Jarnac (1569), Moncontour (aussi 1569), déroutes protestantes, un triomphe inattendu les éclipsait. Et donnait utile stature à l’héritier présomptif. D’ailleurs, suprême échec du plan machiavélien du monarque, Guise, de son côté, ancien vainqueur, en 1575 à Dormans, des mercenaires germaniques, allait encore les chasser (le 26 octobre et le 24 novembre) en deux rencontres décisives. Avec cette conséquence d’accroître extrêmement son prestige et, « pilier de la France et de l’Église », d’avoir Paris à ses pieds au fiévreux printemps 1588.
Tandis que, le 16 octobre de cette année-là, à Blois, s’ouvraient des états généraux remplis de guisards, à La Rochelle, du 14 novembre au 17 décembre, une assemblée des délégués des dix-huit provinces du royaume convoquée par Navarre va lui reprocher sa mollesse, ses ménagements vis-à-vis d’Henri III ; elle récuse sa proposition d’être instruit par un concile, déplore la faveur qu’il accorde aux catholiques de son entourage, dénonce le scandale de son inconduite sexuelle. Enfin elle veut le contrôle de ses décisions et la stricte périodicité des synodes. Oh là là ! forçant sa bonne humeur jusqu’à la Cène qui acheva la session, le « protecteur » semoncé, et intérieurement amer et mécontent, ensuite se débonda. Certes, on ne l’asservirait pas !
Guise tombé le 23 décembre sous les poignards des Quarante-Cinq, et Henri III, voluptueux et dévot, outrancier dans le faste comme dans la pénitence, occis à son tour huit mois après, le Béarnais, que le roi moribond avait reconnu pour son successeur, était à présent Henri IV. Des troupes devenues insuffisantes, et la surexcitation de Paris ligueur empêchant alors de s’en emparer, il prend le chemin de la Normandie. Attaqué par le duc de Mayenne, nouveau chef de la « Sainte Union », il gagna en septembre 1589 les combats autour de Dieppe dits bataille d’Arques mais, redescendu vers la capitale, ne put y pénétrer. Normandie toujours en 1590 et affrontement toujours avec Mayenne, le 14 mars à Ivry. Vaincu une seconde fois le gros duc malgré sa supériorité numérique : cavalerie et infanterie culbutées, tous les drapeaux saisis, y compris l’étendard de la Ligue, imposant drap de taffetas noir sur lequel étaient brodés un crucifix et la devise Auspice Christo…

La résistance acharnée du peuple
Son camp dressé à partir du 7 mai sur les hauteurs de Montmartre, Henri croit que, revanche des contretemps de 1589, la nécessaire, l’indispensable possession de la capitale répondra aux lauriers d’Ivry. Il sous-estime la fanatique résistance du peuple, la véhémence propagandiste des curés, la raideur des capitaines des milices. En dépit des écuelles vides et des ventres affamés. D’autant que l’arrivée à Meaux, le 25 août, de l’armée de secours wallonne et espagnole d’Alexandre Farnèse, duc de Parme et gouverneur des Pays-Bas pour Philippe II, rejointe par les forces de Mayenne, change la donne. En mettant la main sur Lagny, en occupant Saint-Maur, Charenton et Corbeil, Farnèse va dégager le cours de la Marne et assurer le ravitaillement rapide de Paris exténué. Puis le siège entièrement levé et sa mission accomplie, en novembre le général repartit par la Picardie au son du tambour et enseignes déployées.
L’élection le 5 décembre de Grégoire XIV ne contribue pas non plus à la sérénité d’Henri, excommunié par la bulle Ab immersa aeternis du 9 septembre 1585 et encore excommunié par le nouveau pontife, auteur en mars 1591 d’un bref qui élargit la sentence à tous ceux qui oseraient le soutenir et, en juin, d’actes qui aggravent les condamnations portées contre le « prétendu roi de France ». Cependant, échaudé devant Paris, il fallait au Béarnais une compensation. À la fin de 1591 Rouen ligueuse, deuxième ville du royaume en importance, fut investie. Mais en janvier 1592 Farnèse de retour, sa délivrance de la cité le 20 avril administra une preuve supplémentaire des qualités hors pair du stratège et du tacticien (mal remis d’une blessure devant Caudebec et mort le 3 décembre à l’abbaye de Saint-Vaast, près d’Arras). Pour résumer, cette campagne de 1591-1592, de même que celles de 1589 et 1590, se terminait sur un échec.
Autre échec, les états généraux de 1593 avec le discours inaugural de Mayenne, Lieutenant général de l’État et Couronne de France, et leur quête chaotique d’un candidat au trône – si chaotique et confuse que le parlement de Paris prononça le 28 juin, sous forme de remontrances au gros duc, un arrêt de règlement qui, tout en reconnaissant (en soi une innovation) le principe de catholicité, réaffirmait le principe de masculinité de la loi salique (pour obvier à l’élection envisagée de l’infante Isabelle Claire Eugénie, fille de Philippe II) et les principes de non-disponibilité de la Couronne et d’exclusion des princes étrangers. Henri, lui, depuis quelque temps, répétait n’être pas « attaché au protestantisme avec obstination ». Il agissait habilement, par petites touches, multipliait les petites étapes, parlait de sa prochaine conversion, le 28 avril (1593), à l’archevêque de Bourges… et, le 16 mai, rendait public ce dessein. Que sanctionna le dimanche 25 juillet la très cérémonieuse messe de Saint-Denis.
Conclue une trêve avec la Sainte Union, signée une ordonnance autorisant l’approvisionnement gêné de la capitale, s’enclenche, grâce au « saut périlleux » du 25, le (difficile) processus de pacification. On grogne chez les réformés peu ou prou délaissés. On rugit chez les ligueurs obstinés, phalange parisienne des Seize et prédicateurs taxant le royal converti d’hypocrisie et d’insincérité. Quant à Clément VIII, successeur en janvier 1592 de Grégoire XIV, il persiste dans une ligne intransigeante. Tant pis. Le sacre du 27 février 1594, à Chartres et non à Reims, encore aux mains des adeptes de la Ligue, consolida irrésistiblement une légitimité de plus en plus palpable. En effet, moins de trois semaines écoulées, Henri, le 22 mars, recevait les clefs de Paris – d’où Mayenne s’était sauvé dès le 6 avec femme et enfants afin de rallier l’armée espagnole des Pays-Bas, qui marchait sur Senlis. Une glorieuse entrée connexe à une généreuse amnistie et à un large pardon : plusieurs dizaines de curés et de moines bretteurs s’exilent, aussi d’assez nombreux laïcs, pendant que la Sorbonne fait repentance et de même, quoique traînant les pieds, tout un lot de capucins, jésuites et chartreux.

Les fruits de la politique d’Henri IV
Apaisement, séduction de la politique henricienne, aux fruits bienvenus. À commencer par la soumission, fréquemment négociée, de beaucoup de places et citadelles ligueuses. Mais, en Bourgogne, restait Mayenne ; le duc de Mercœur tenait un bon morceau de la Bretagne et d’autres, en Provence, en Languedoc, s’agitaient. La guerre déclarée le 17 janvier 1595 à l’ermite de l’Escurial aura pour conséquence, sur le terrain militaire où sa connivence avec l’ennemi est flagrante, d’assimiler les dernières fumerolles de la Ligue à une trahison de la patrie. Dernières ? L’absolution du 17 septembre donnée au roi Bourbon par le pape Clément supprimait l’ultime prétexte à la poursuite de la guerre civile. Joint cet événement au revers hispano-ligueur du 5 juin à Fontaine-Française, le gros duc se résolut donc à signer une trêve changée pour sa personne (au seuil de 1596) en un rassurant compromis… qui préfigurait celui dont Mercœur bénéficia en 1598 – juste avant la paix conclue le 2 mai à Vervins entre France d’Henri IV et Espagne de Philippe II (mort le 13 septembre suivant).
L’attentat contre le Béarnais d’un certain Jean Chastel deux jours après la Noël de 1594, absurde séquelle des théories tyrannicides, avait été l’occasion de punir les jésuites. Coupables de pas grand-chose sauf, hier, de leur clair engagement du côté de la Sainte Union et de leur ferme soutien aux positions espagnoles, ils durent alors quitter le royaume (ce que ne souhaitait pas Henri qui les rappellerait en 1603), Guyenne et Languedoc exceptés. La huguenoterie, elle, déjà maussade à la veille du sacre, nous l’avons noté, le demeurait. Vieux compagnons de combat naguère dévoués et affectionnés réduits à un sort inique, pressantes revendications inécoutées, on la verra étaler, en 1597 dans ses assemblées de Loudun et de Châtellerault, une explosive mauvaise humeur. Au bout du compte, le 13 avril 1598 à Nantes, l’édit fameux accordant liberté de conscience pleine et entière aux religionnaires ainsi que pleine jouissance des droits civils fut paraphé. Dispositif complexe et minutieux, il régulait l’existence statutaire de deux confessions chrétiennes au sein d’un même État intitulé catholique. Honnête pis-aller laissant à l’avenir le soin de trancher ? En tout cas, mal accueilli par Rome, déprécié par l’assemblée du clergé du mois de juin, il se heurta aux résistances des parlements – prolongées, telle ou telle, jusqu’en 1609.
L’édit de Nantes puis la paix de Vervins et, le 17 janvier 1601, échangé le marquisat de Saluces, débris de nos conquêtes italiennes, contre la plus utile possession de la Bresse et du Bugey, voici le traité de Lyon avec la maison de Savoie, qui met notre frontière sur le Jura. Henri, à cette date, venait de stabiliser sa royauté en épousant Marie de Médicis, nièce du grand-duc de Toscane. Le décès subit (10 avril 1599) de sa trop chère Gabrielle d’Estrées, l’annulation (24 octobre 1599) de son mariage stérile avec Marguerite de Valois, la prompte naissance d’un Dauphin (27 septembre 1601), les phases préparatoires s’égrenaient d’une ample remise en ordre et d’un beau relèvement auxquels travaillera ardemment auprès de lui, confident et grand ami protestant, Maximilien de Béthune, futur duc de Sully.
Henri IV, cet homme en vif-argent, à l’existence errante et toujours en selle, avait mesuré l’abîme d’impuissance où, depuis 1560, pataugeait la dynastie au pouvoir. Prince à la vaillance sans forfanterie, à l’audace empreinte de sang-froid et de prudence, jamais ne l’abandonnèrent, en des temps survoltés, sens de l’opportun et sens des indispensables transactions. Il périt à Paris, rue de la Ferronnerie, le 14 mai 1610.

Michel Toda

© LA NEF n°341 Novembre 2021, mis en ligne le 16 juin 2022