Les enjeux de l’euthanasie

L’euthanasie n’est pas un sujet de la campagne présidentielle, c’est regrettable, car il s’agit là d’un enjeu de « civilisation » crucial. Bien que peu évoqué, il n’y en a pas moins actuellement un forcing pour faire aboutir sa légalisation à tout prix malgré les nombreuses objections et l’exemple peu probant des pays où elle est appliquée.

Le compte à rebours est enclenché. Tout bientôt, une loi sera votée qui ira dans ce sens, qui renversera les évidences autrefois défendues. Et le 8 avril 2021, avec ce vote à l’Assemblée Nationale (1), vote sans conséquences juridiques (mais aux conséquences politiques immenses), tout a changé. Un nouveau rapport de force s’est instauré. Les militants pro-euthanasie ont gagné la partie. Ils avaient déjà rallié à leur cause le parti médiatique, sans oublier des philosophes, comme André Comte-Sponville, des romanciers, des acteurs. Les gens en vue, ceux qui ont le cœur à gauche, ont presque tous rejoint le parti euthanasique. Mais aussi l’opinion – quand elle n’est pas assez éclairée. Mais aussi de nombreuses forces politiques : les partis de gauche, le parti macronien du « en même temps », les marcheurs en zigzag, les écologistes vert-rouge. Tous ils disent, qu’il faut pouvoir choisir sa mort comme on choisit sa vie. Tous, ils mettent en avant, la liberté. Non plus la liberté sous contrainte, mais une liberté libérée de toutes les contraintes. Quand l’individu a fini par grignoter le cadre général dans lequel il s’inscrit, il n’accepte plus les restrictions.
La mort est devenue une affaire personnelle. Je meurs. Je suis seul à mourir. Je vis seul et meurs seul. Ai-je des comptes à rendre ? Non. Ni à Dieu, ni à mes survivants, ni à ma conscience. Cette situation est inédite. Dans l’histoire de l’humanité, cette absence de comptes à rendre, d’explications à donner, de discours explicatifs à tenir, de cadres religieux significatifs dans lequel je m’inscris, n’a pas d’équivalent. Désormais je suis seul. Je vis seul, fais des rencontres fortuites, quitte, si cela me plaît, conjoint et enfants. Et donc, au bout d’une vie bricolée, je dois pouvoir me quitter à ma guise. Tel est le sens de l’euthanasie. Il n’aménage pas un droit personnel, il refuse tous les droits de regard des autres sur moi. La grande aventure de l’autonomie humaine, née avec le christianisme quand il inventa la notion de « personne », reformulée avec les Lumières, s’achève ici dans la fermeture de l’individu sur sa propre mort. L’euthanasie est le stade terminal de l’autonomie partagée, ouverte, ajustée à d’autres autonomies. Elle parachève cette longue histoire, l’accomplit et en est comme le Requiem. Désormais l’autonomie humaine ne reconnaît plus d’extériorité au moment de la mort. Je tiens ma vie, je tiens ma mort.
Mais le parti euthanasique ne comprend pas les enjeux anthropologiques de son combat. Il croit lutter contre les souffrances humaines mais fait tout pour en renforcer d’autres – celle d’un individu, seul à seul avec lui-même, qui doit décider de tout y compris de l’heure de sa mort. N’être pas maître de sa mort est confortable – dans l’inconfort de la mort. La vie s’en charge. Dieu s’en charge. La maladie s’en charge. Je la remets à plus fort que moi. Elle m’est dérobée par un maître. Je le reconnais comme tel et m’en remets à lui. Et avant de me remettre, je remets ma vie à ceux que j’aime. Cette double remise, qui est dans l’ordre des civilisations depuis toujours, va s’arrêter. Elle s’est déjà arrêtée en Belgique et aux Pays-Bas, depuis longtemps, et maintenant, depuis peu, en Espagne et pour tout bientôt au Portugal. Et bientôt, en France. Elle s’arrête dans des pays fatigués, dans un continent fatigué, dans des terres chrétiennes qui le sont de moins en moins. Elle s’installe dans des pays qui sont de plus en plus gestionnaires, aplatis, soumis à une horizontalité dominatrice et de moins en moins traversés aussi par ce souci des « lois non écrites », celles d’Antigone qui nous dominent et avec lesquelles il faut composer. Créon, lui qui n’entend pas Antigone, domine les esprits. Il est le modèle des gestionnaires de la « chose publique ».
Quelles sont les conséquences d’un monde logique, trop logique, dans lequel Antigone est bâillonnée ? Pour la fin de vie, la fin est plus importante que la vie. La fin coûte cher, la vie désormais a un prix. Ma volonté est désormais le seul maître. Elle devient ma dernière instance souveraine. Sur le papier, c’est un progrès. En philosophie, elle dit que je n’ai plus ni Dieu ni maître – ou plutôt que je n’ai pas d’autres maîtres que moi, d’autres dieux que moi. Je suis seul juge du moment de ma mort. Seul juge de ma vie. En réalité, cette primauté politique de la volonté, cette souveraineté de ma seule décision de moi sur moi, me contraint plus qu’elle ne me libère. Une nouvelle morale s’instaure : celle de l’abnégation sociale, de ma mort au profit du collectif. Comment poser cette nouvelle question qui naît pour les faibles personnes en fin de vie dotées d’une faible volonté et d’une énergie faible : vais-je être égoïste jusqu’à continuer, au-delà du raisonnable, à coûter cher, à creuser les déficits, à être à la charge des autres ou, au contraire, retenu par rien d’autre que ma volonté, vais-je être dans un sacrifice salutaire et avoir le courage de m’effacer à temps, de libérer un lit, de ne plus peser sur tout le monde ?

L’euthanasie-économique
On pourrait croire que j’exagère. Non. J’anticipe. Derrière l’euthanasie-liberté, l’euthanasie-économique n’est pas loin. Derrière la volonté que je me donne, la volonté que l’on m’impose n’est pas loin. Derrière le peu de crédit que l’on me donne, la logique du crédit social à la chinoise n’est pas loin, en ceci que moins on me reconnaît une dignité a priori avec une médecine qui ne fait pas tout pour me maintenir en vie, plus j’intègre la logique collective de celui qui se sacrifie pour n’être plus une charge trop lourde. Derrière l’individu-roi, la société-reine. Derrière le droit à mourir dans la dignité, l’indignité à ne pas mourir assez vite. Derrière le droit que je me donne, le droit que l’on m’impose par la conviction. Derrière une médecine qui accepterait de donner la mort, la mort comme un soin libérateur des souffrances. Derrière la médecine qui n’a plus le droit de refuser l’euthanasie, une douce persuasion à choisir une mort douce, rapide, voulue. Derrière le refus de toutes les douleurs, la mort comme modalité d’un soulagement de toutes les souffrances. Derrière la demande, quand tout va bien, d’inscrire dans ses « Directives anticipées » le refus de souffrir, un choix, qui sera de plus en plus refusé, de ne plus pouvoir revenir en arrière, changer d’idée, actualiser ses volontés.
Le parti euthanasique est foncièrement démagogique. Il flatte l’opinion. Lui fait croire que la solution est à portée de main. Quelle solution en fin de vie ? La mort. La mort que je me donne. Mais, une fois l’euthanasie installée, personne ne pourra revenir en arrière et tout le monde se rendra compte que cette « solution » n’en est pas une, qu’elle complique tout, qu’elle déplace l’hypocrisie et ajoute de nouveaux problèmes aux anciens. La désillusion sera de taille. Mais il sera trop tard. La mort anticipée, la mort volontaire, la mort que je me donne, la mort que les médecins me proposent comme un soin parmi d’autres, la mort venue avant la mort, ces morts-là seront offertes, toujours et encore, comme une porte de sortie pour une fin de vie déconsidérée. Personne ne pourra revenir en arrière, ni même amender les modalités de l’euthanasie. Un droit ne se retire pas. Surtout s’il est « sociétal ». Personne n’aura le courage de le supprimer. Le mal sera fait. Oui, je dis bien « le mal ».

Les soins palliatifs sacrifiés
Un mal qui viendra vider de sa substance les deux actuels remparts instaurés pour tenir la vie jusqu’au bout et donner de la dignité à ceux qui sont certains de n’en avoir plus : les soins palliatifs et la médecine en fin de vie. Les soins palliatifs ne protégeront plus personne, ne recouvriront plus de leur pallium les faiblesses du malade pour ouvrir sur de nouveaux horizons. La médecine terminale sera décrédibilisée pour avoir trahi, une fois pour toutes, le serment d’Hippocrate et pour « recommander » désormais de donner la mort comme elle donne un autre soin. Que diront alors tous ces démagogues ? Trop contents d’avoir inscrit leurs noms au panthéon des démagogies progressistes, ils continueront à ne pas voir, à se taire, à pérorer, à dissimuler les vrais chiffres, à être de parti pris – comme c’est le cas en ce moment en Belgique où les instances de contrôle sont entre les mains des partisans de l’euthanasie et où les sanctions n’existent pas. Les démagogues ne se disent jamais démagogues. Ils le sont mais ne le disent pas. Alors, quand l’échec est patent, l’échec n’existe pas. Après tout, n’ont-ils pas été portés par la vox populi – et là, pour l’euthanasie, par les sondages. Nous sommes-là dans une construction des plus artificielles.
Toutes ces démagogies ajoutées les unes aux autres, forment autant d’évidences indiscuta­bles. Des évidences qui refusent la complexité, qui refusent d’aller voir sur le terrain, qui refusent d’entendre les avis négatifs de ceux qui sont en première ligne, qui refusent de sortir de cette logique moutonnière des certitudes hermétiques aux critiques – aussi pertinentes soient-elles. Or, comme nous le dit Péguy, déçu qu’il est par les succès des démagogues et les ravages qu’ils laissent derrière eux : « le triomphe des démagogies est passager. Mais les ruines sont éternelles » (2).
Les démagogues vont triompher. Voilà qui est inscrit dans le marbre. Je le regrette mais le constate. Mais, une fois le succès assuré, que va-t-il se passer ? Comment les médecins et les premiers de cordée de la fin de vie, les petits soldats du palliatif, tout dévoués qu’ils sont à leurs tâches, à leurs vocations, vont-ils gérer les désastres ajoutés les uns aux autres ? Les désastres et les contradictions. Les contradictions et les demandes d’euthanasie. Ces demandes et les manières de s’assurer qu’elles en sont, qu’elles remplissent tous les critères. Les procédures et les contrôles de ces procédures. Si ce même parti euthanasique pensait un peu moins à la guerre à mener, à la victoire à remporter, aux triom­phes faciles à obtenir dans un climat de léthargie morale et d’anesthésie des consciences, mais avant tout à ce qu’il faut faire de cette victoire, aux effets qu’elle aura, aux conséquences en cascade qu’elle va engendrer, alors, et alors seulement, il pourrait mesurer la responsabilité immense qui est la sienne. Mais il n’en est rien !
Le palliatif ne peut pas proposer la mort comme un élément, parmi d’autres, de la belle confiance des équipes palliatives avec le patient. La confiance est du côté de la vie, de cette vie qui s’épuise et s’en va se jeter dans la grande mer de l’oubli. La confiance laisse la mort venir sans la donner. La donner, la brusquer, la provoquer, est à considérer comme une rupture du pacte de confiance, une manière d’appliquer la peine de mort – même si on se la donne à soi-même ou la reçoit après y avoir consenti.

Que de ruines !
Robert Badinter ne s’y est pas trompé qui, pour avoir aboli la peine de mort, est contre l’euthanasie. Alors, dans les ruines provoquées par la démagogie, la perte de substance des soins palliatifs n’est pas la dernière. Ajoutons-y la perte de confiance entre les équipes palliatives et le patient ! Que de ruines ! Elles ne viendront pas tout de suite. Les carcasses résisteront. Les apparences seront sauves. Mais le germe de destruction sera désormais à l’œuvre. Et comme un bon mérule, il finira par grignoter les planchers et les poutres de la maison palliative avant qu’elle ne s’effondre sur elle-même. D’où les ruines des démagogues. D’où les mises en garde de beaucoup. D’où la fermeture de cette grande parenthèse des soins palliatifs. D’où la crainte de tous ceux qui travaillent à ras de terre palliative. Les écoute-t-on ? Non. Pas besoin.
Au temps de la loi Leonetti, temps qui apparaissent désormais d’une autre époque, les facteurs de résistances avaient été mis en avant par les gens de terrain, et ce après un gigantesque travail d’écoute et de compréhension. L’euthanasie avait été refusée. Au temps du rapport Sicard, qui, au début de la présidence de François Hollande, devait aboutir à valider l’euthanasie, les facteurs de résistance avaient été mis en avant par les gens de terrain. L’euthanasie avait été refusée au grand dam de la ministre de la Santé d’alors, Marisol Touraine, méchamment déçue d’avoir été déçue dans son ambition euthanasique. Mais, maintenant, point de palabres, point d’enquêtes sur le terrain, point de temps à perdre. La victoire est à portée de main. Et quand elle sera là, les ruines seront éternelles.

Damien Le Guay

(1) Vote très majoritaire de l’amendement de M. Chiche à l’article premier de la proposition de loi donnant le droit à une fin de vie libre et choisie (ndlr).
(2) Péguy, les suppliants parallèles, 1905, dans Œuvres en prose complètes, Pléiade, 1988, Tome II, p. 375.

Damien Le Guay, philosophe, éthicien et conférencier, est auteur de nombreux ouvrages sur la question de la mort, et membre d’associations de soins palliatifs. Il enseigne l’éthique de fin de vie. Il vient de publier : Quand l’euthanasie sera là… Salvator, 2022, 150 pages, 13,80 €. Ouvrage puissant et de haute tenue souvent poignant, pessimiste en ce qu’il juge inéluctable une prochaine loi légalisant l’euthanasie en France, comme le montre cet article. Il n’écarte pas l’« exception d’euthanasie » (p. 48) qui nous semble plus que discutable, ce qui n’est pas en phase avec ses fortes critiques contre l’euthanasie et son vibrant plaidoyer pour la noble cause des soins palliatifs, dont l’esprit s’oppose à toute forme d’euthanasie.

© LA NEF n°345 Mars 2022, mis en ligne le 16 juin 2022