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Ukraine : les conséquences géopolitiques du conflit

En 1997, dans Le Grand Échiquier, le stratège américain Zbigniew Brzezinski, expliquait que l’Eurasie constitue la scène centrale de la politique mondiale et l’enjeu principal pour l’Amérique. Selon lui, la Russie, puissance du heartland (cœur de l’Eurasie) devrait être endiguée et ne jamais redevenir une grande puissance. Or sans l’Ukraine, Brzezinski affirmait que la Russie ne pouvait plus être un empire, d’où l’utilité de « travailler » ce pays tiraillé entre un Ouest catholico-nationaliste pro-occidental et un Sud-Est plus lié à la Russie. Selon lui, Washington devait conjurer toute alliance « anti-hégémonique » russo-européenne, notamment germano-russe, alliance qui risquait d’être renforcée par le gazoduc russo-allemand Nord Stream II. Toutes les administrations américaines ont donc systématiquement « travaillé au corps » les Ukrainiens et combattu ce type de projet, sachant que Nord Stream II évitait l’Ukraine. Biden a réussi à le faire suspendre en réaction à une invasion qu’il a largement provoquée…
Brzezinski affirmait qu’il faut soutenir toutes les forces et États anti-russes revanchards jadis occupés par l’URSS, notamment la Pologne, les Pays baltes, la Roumanie et l’Ukraine, cette dernière étant un rempart face à l’avancée russe vers les mers du Sud (Crimée/Azov/Méditerranée) et l’Ouest-européen. D’où le financement des forces anti-russes de l’Ukraine depuis les « révolutions de couleurs » (cinq milliards de dollars alloués à la « société civile » pour la seule Ukraine entre 2004 et 2014) afin de faire perdre à Moscou le contrôle de ce pays charnière entre la Russie, l’Europe et la Méditerranée. L’encouragement occidental à la Révolution orange de 2004 et à l’Euromaïdan de 2013-2014 était le fruit d’une stratégie d’endiguement de fond de la Russie. Et la réaction violente de Moscou (guerre civile en Ukraine, guerre russo-ukrainienne et risque de conflit global OTAN-Russie) était parfaitement prévisible. La préconisation de Brzezinski du « double élargissement » (poussée vers l’Est de l’OTAN et de l’UE) a été confirmée par l’installation de missiles et anti-missiles de l’OTAN aux portes de la Russie en 2007, par la promesse américaine (2008) de proposer l’entrée de l’Ukraine et de la Géorgie dans l’OTAN, puis par la diffusion d’un modèle politique libéral-occidental en Ukraine et en Géorgie destiné à faire tache d’huile en Russie dans l’optique d’un regime change… En fait, la « doctrine Brezinski » poursuivait celle de John Foster Dulles, concepteur du Roll back (« refoulement ») contre l’URSS, elle-même issue de la vision du stratège anglais Halford John Mackinder, qui appelait en 1904, donc avant même l’existence de la menace soviéto-communiste, à endiguer le heartland russe. Cette idée, poursuivie avec la théorie de Nicolas Spykman d’encerclement de la Russie par le Rimland, est la « carte mentale de l’OTAN ».
À ceux qui qualifient de « pro-Poutine » les partisans de la thèse selon laquelle la radicalisation de la Russie serait due à l’expansion de l’OTAN, de l’UE et de son modèle libéral dans « l’étranger proche russe », rappelons que Brzezinski a reconnu à la fin de sa vie que la stratégie anti-russe de l’OTAN a radicalisé le Kremlin et risquait de le jeter dans les mains de la Chine. Le concepteur de la doctrine de l’endiguement, Georges Kennan, a qualifié cette stratégie de « pire erreur géopolitique ». Constat confirmé par le célèbre diplomate Henry Kissinger et par le plus prestigieux géostratège américain actuel, John Mearsheimer. Dans Foreign Affairs, ce dernier accuse les États-Unis d’avoir « provoqué Poutine » en soutenant l’Euromaïdan en 2014. Il dénonce les « objectifs irresponsables de l’OTAN dans l’Est de l’Europe » (Ukraine), une « provocation aussi existentiellement menaçante pour la Russie que le serait pour les États-Unis une alliance militaire chinoise intégrant le Mexique ou le Canada ».
En conclusion, la non-prise en compte de ces tendances lourdes géopolitiques par les politiques est fort dangereuse… Car si Poutine s’enlise, l’Occident risque une confrontation conventionnelle, asymétrique, géo-énergétique, voire pire, avec la Russie revancharde. Son allié chinois attend le moindre prétexte pour prendre Taiwan et contourne les sanctions, comme l’Inde, et nombre de pays latino-américains, arabes et africains. Ceci va accélérer la dédollarisation, l’alliance russo-chinoise et donc la multipolarisation du monde redoutée par Washington qui marque à terme contre son camp.

Alexandre Del Valle*

*Géopolitologue, Alexandre Del Valle a récemment publié avec Jacques Soppelsa, La mondialisation dangereuse. Suprématie chinoise, islamisme, crise sanitaire, mafias, défis éco-énergétiques : vers le déclassement de l’Occident ?, L’Artilleur, 2021, 528 pages, 23 €.

© LA NEF n°346 Avril 2022, mis en ligne le 16 juin 2022