Serge Lama en 1974 © Hans-Peters-Anefo-Wikimedia

Serge Lama, artiste peintre et poète

Tout le monde a en tête les chansons de Serge lama. On les fredonne comme des rengaines empreintes de nostalgies, teintées de doux-amer. Qui n’a pas hurlé Je suis malade à la fin d’une soirée arrosée, n’est pas un amoureux de la chanson française. Serge Lama est surtout un véritable auteur. Sous l’apparence d’une variété franchouillarde et vieillotte, il a fait des chansons comme des terres arables, ratissées, labourées par la mélancolie, retournées par l’enfance, obscurée par le voile et les nuages sombres d’un je-ne-sais-quoi de triste et de douloureux. Quelques légèretés sont des bouteilles de Moët et Chandon, quelques grivoiseries et paillardises mettent du sang païen dans des veines chrétiennes. Des colifichets du Trianon, des dentelles, des jarretelles ajoutent du piquant à des déclarations d’amour célestes. On passe du rire éclatant aux larmes saumâtres. Lama trempe sa plume tantôt dans l’or, tantôt dans la bile.

Il commence sa carrière quand Brel l’arrête. Ses chansons n’ont pas épousé les modes, les slows ou le disco. Il n’a pas donné dans la chanson engagée, de gauche, contestatrice. Lama a fait de la variété, de la vraie chanson française en chair, en os, avec son accordéon bourru, ses flonflons, ses sommets de pathos et ses pianos prompts à des valses délicates. C’est pour cela que les journalistes l’ont estampillé chanteur de droite, réactionnaire. Ses chansons sont vues comme des pièces datées d’un autre millésime et que l’on ne pourrait plus, de nos jours, chanter de peur de heurter, choquer, froisser, blesser. Il est étonnant comment ce qui était libre et libertaire, même libertin, est passé de l’autre côté, virant à la droite du Père, comme un monument de virilité et de misogynie. Lama est véritablement français : il a cet esprit qui me plaît d’être Crébillon et Rabelais tout ensemble, perlé, poudreux, goulu et bonhomme. Il y a chez lui un chasseur dans la Maine et une duchesse sous la Régence. Il a emprunté tour à tour à Saint-Simon le détail cruel des comportements, la mélancolie mortelle de Baudelaire, les vues de la France de Bernanos et Bloy, le vertige d’un Camus. Il a été Napoléon, il aurait pu être sans culotte et prêtre en soutane revêtu d’une chasuble.

Lama disait être « un écrivain raté ». C’est un auteur 1900, dans la veine de Zola, un naturaliste, qui se frotte, se pique aux peaux, sent, hume, snife et renifle, dévêt, couvre et découvre. Il est encré, enraciné dans une France d’avant, entre l’usine, la campagne et la ville. Sa plume est comme un scalpel ; elle découpe, minutieuse, le réel en tranche, détaché avec ironie, aspergé d’acidité, détourné avec dérision. Son style se confond comme une peinture qui procède par touche, par nuances, par impressions. Le sujet de certaines de ses chansons n’apparaît quelquefois pas clairement, mais ce n’est pas tant le propos qui fait loi chez Lama que l’impression générale, ce que l’on ressent, et la couleur qui y est dominante. Lama revient au sens de la variété : proposer une palette de couleurs chaudes et froides comme des émotions, du rire vers les larmes, du drame vers la parodie.

Sa touche est proche Renoir figurant un salon de jardin avec des tables en fer forgé ; du thé, des biscuits dans une boîte, une dame qui passe sous une ombrelle. Elle fume. Ce sont aussi des promenades à vélo à travers les champs de blé ou de tournesols et des aquarelles qui confondent le ciel et l’océan dans une humeur grise et rose parme. Il y a des paysages de Lama, poétiques, rêveurs, presque vivants comme dans Souvenir, attention… dangers : « Là-bas, l’écume des vagues d’hier, Là-bas, blanchit les cheveux de la mer. Là-bas, le vent sur la dune a l’humeur amère. » Dans le 15 juillet à 5 heures, Lama fige une scène dans un réalisme ciselé : « le vent s’épuise sur la remise où mon piano s’endort enfin, après une nuit de chagrin. Sous le parasol du feuillage, le vent feuillette page à page, le livre de notre bonheur […] Tu croques du raisin bien tendre, des grappes lourdes couleur d’encre. Je ferai du café tout à l’heure, le 15 juillet à 5 heures. » C’est par aussi dans La vie Lilas que le chanteur décrit sa bien-aimée sous les effets d’une peinture : « dessous l’arbre, une robe bleue. À côté, une robe rouge. Sous un ciel d’hiver. Entre gris et vert » et le refrain qui finit par ces mots : « pour être moins triste, je détaille la peinture de l’artiste. »

Toutes les chansons se suffisent à elles-mêmes comme de beaux tableaux de la société, faites de nuances, de couleurs, de tons, d’ombres et de lumière. Toute l’œuvre du chanteur est une exposition, une galerie où l’on repère les motifs, les mêmes têtes, les idées semblables, les impressions nouvelles. L’homme et la femme, les enfants d’Ève et d’Adam, donnent le meilleur d’eux sous la plume de Lama. Ils sont des séducteurs malgré eux (Superman) ; d’autres veulent tout quitter (Vivre seul) ; ils sont tristes, en ont marre des femmes (le Misogyne) ; ils aiment leurs maîtresses, font la cour, sont fous d’amour (Marie la Polonaise). « Je viens me soumettre, mon rêve est que tu règnes en maître dans mon cœur. » C’est Napoléon qui parle. Les femmes sont des bouquets de belladones et de roses, elles sont débutantes (C’est toujours comme ça la première fois), nymphomanes, croqueuses d’homme (Ah !), tigresses « celles qui domptent les dompteurs et les mettent en laisse » ; dévergondées (l’Orpheline) ; délicates, amoureuses, légères et pas très fraîches (la French nana). La Prostituée malheureuse qui se laisse bernée par les hommes  ( tous les auf wiedersehen) côtoie Marlène Dietrich morose, qui fait son métier machinalement (la chanteuse a vingt ans). Il y a des grandes dames, des minettes, des femmes dévêtues, vêtues ; de portrait, de statue, de volupté ou de vertu.

Serge Lama est un conteur de la tendre guerre. L’homme et la femme se livrent un duel en un duo grandiose. Ils s’aiment et se repoussent, elle rêve de Tarzan à la place de son mari qui roupille (Et Tarzan est heureux), lui, cherche à dépasser la colline quand elle veut pondre un œuf. Lama a vulgarisé Otto Weininger qui ne disait rien d’autre dans Sexe et caractère. L’amant pense, fou, à sa maîtresse qui se maquille dans la Salle de bains y devinant tout l’objet de ses fantasmes. Lama décrète dans Messieurs « la libération de l’homme » contre le féminisme et son cortège de crétines hystériques. Mais c’est toujours ce tendre amour qui demeure. Avec d’Aventures en aventures, le chanteur se souvient des expériences dérisoires face à l’unique, l’élue qu’il aime : « bien sûr j’ai joué de mes armes, j’ai joué de leurs larmes, entre le bonsoir et l’adieu, souvent pour rien, souvent par jeu. Bien sûr, bien sûr j’ai redit à mi-voix, Tous les mots que pour toi, j’ai dit pour la première fois. » Il y a une harmonie des deux sexes. Le 15 juillet à 5 heures, sans doute la plus touchante, parle d’un couple dans la tourmente qui se laisse vivre dans une maison. La folie du 14 juillet est passée, c’est la fin de la nuit : « le vent feuillette page à page le livre de notre bonheur. » La défaite amoureuse prend des formes de fête avec Les petites femmes de Pigalle, chanson triste et d’apparence légère au sujet d’un homme trompé : « je suis content, je suis content, je suis cocu mais content ! » La passion amoureuse prend sa forme la plus pure et dure avec Je suis malade. « On met toujours quelque chose de soi dans une chanson comme dans un livre » a dit un jour Lama dans un entretien. À l’époque le chanteur était marié à son imprésario mais terriblement amoureux de Michèle, mariée, elle aussi. Alors qu’ils devaient vivre ensemble, elle part au Maroc et le quitte. Il a fallu à Lama une heure pour écrire la chanson, cristalliser la passion douloureuse dans quelques strophes trempées dans une encre la plus noire. C’est Dalida elle-même qui a interprété la chanson, lui donnant un côté culte. Cette dernière ressentait dans ses tripes, son ventre, ses seins, toute la souffrance de la séparation et se souvenait de Luigi Tenco suicidé peu avant.

Lama est général de l’ennui, premier consul de la mélancolie, empereur du souvenir. L’enfance marque une période difficile dans la vie du chanteur et pareillement dans ses chansons. Son père renonçant à chanter reste une blessure qui, selon lui, ne s’est jamais refermée. Le Temps de la rengaine retrace l’histoire de sa famille, de son père, des cours de récréation. Maman Chauvier raconte la même histoire en traitant la jalousie de la mère, 19 rue Duvivier, qui ne peut supporter le succès de son mari, Georges Chauvier, chanteur à succès. Le dimanche en famille est d’une acidité bien sentie en ce qui concerne les non-dits et les hypocrisies autour de la table pendant le repas dominical. C’est la vie privée de douceur et de bonheur, honteuse, où l’on se traîne qui est décrite dans Les Ballons rouges, chanson à faire pleurer dans les chaumières : « je n’ai pas eu de ballon rouge, quand j’étais gosse dans mon quartier. Dans ces provinces où rien ne bouge, tous mes ballons étaient crevés. Je n’ai pas eu de vraies vacances seul, face à face avec la mer. »

« Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve, / Une ébauche lente à venir, /sur la toile oubliée, et que l’artiste achève/ Seulement par le souvenir. » écrit Baudelaire dans Une Charogne. Chez Lama, tout est affaire de mouvements et de changements. Du ventre plat au ventre au ventre rond raconte la grossesse d’une femme tandis que C’est la vie Lilas parle des « métamorphoses », du manque et du temps qui passe. Tout cela emmène vers la mort. Alors qu’elle est terriblement présente chez Brel, comme un rendez-vous, elle apparaît en fin de compte, plutôt discrète. La Cathédrale parle des différentes étapes de la vie qui font arriver l’homme devant l’autel d’une cathédrale, le baptême, le mariage, les funérailles. Toute blanche fait d’une robe de mariée devenue celle d’une défunte. Le temps passe, oui, jusqu’à la fin de la course. Je t’aime à la folie annonce la fougue, l’amour et se termine par la conscience de la fin : « aussitôt que l’on rêve, c’est déjà qu’on est deux, aussitôt qu’on en crève, c’est qu’on est amoureux, c’est déjà que l’on pense, avec mélancolie, que se sera bientôt bientôt bientôt fini ». Entre le temps du début et de la fin, la chanson, courte, est une déclaration d’amour à la vie avant qu’elle ne s’éteigne.

La religion catholique apparaît, absente et présente, comme un arrière-plan. Ses allusions aux péchés, à Dieu « c’est mon péché, ma drogue, mon gardénal », « mais hélas que Dieu me pardonne mon cœur n’appartient à personne », « comme à un rocher, comme à un péché » marquent la faiblesse de l’homme face à l’objet de son désir : la femme. Trois chansons sont éloquentes. La fille dans l’église décrit une apparition mystérieuse d’une femme légère qui fume parmi les statues près de l’autel, une sorte de Mouchette renouvelée : « mais qui donc, qui donc était-elle, parmi ces statues, ces saints ? C’est elle qui avait des ailes, elle qui parlait latin ». Il l’a écrite à l’âge de seize ans. Du Chili à Prague, dénonce les persécutions des chrétiens par le régime communiste : « au fond des mêmes tombes, des mêmes hécatombes. Et les mêmes Jésus qui meurent inaperçus, sur le même calvaire, avec la même foi et qu’on met sous la terre dont ils renaissent chaque fois. »

Serge Lama exprime volontiers, et c’est sûrement le souci d’un chanteur français d’une France fille aînée de l’Église, un attachement à la messe en latin. Je vous salue Marie est un plaidoyer pour la tradition face aux dérives et aux abus des prêtres progressistes adeptes de nouvelles liturgies. Cette chanson date de 1986, le contexte de l’Église et du possible sacre illicite des évêques par Monseigneur Lefebvre est impressionnant : « où donc est la soutane que l’on reconnaissait avec respect l’Homme de Dieu quand il passait […] Quand il n’y a plus d’enfants pour chanter le Credo. L’eau de vos bénitiers n’est qu’une flaque d’eau […] Je vous salue Marie Pleine de grâce. Que votre nom soit sanctifié, vos prêcheurs d’aujourd’hui font fin de race, tous leurs gestes sont momifiés. »

Ainsi Lama, nous apparaissant sévère, nez busqué, coupe au bol, cheveux corbeaux, finit sa carrière, bouc, crinière blanche, dans un costume bleu pétrole. Il boite toujours, son corps reposant sur sa jambe droite. Il a fait ses adieux à la province, signe sa révérence, a rangé ses pinceaux, bouclé son atelier. On attend à présent que Lama nous écrive un grand livre.

Nicolas Kinosky

© LA NEF le 24 juin 2022, exclusivité internet