Il y en qui prennent le commandement du Christ « tu ne jugeras point » (Mt 7, 1-6) pour une sentence philosophique qui viserait à suspendre tout jugement, tout le temps et en tout lieu. Il faudrait donc se laisser à aller à une sorte de suspension, de retenue marquée par le relativisme ; tout se faudrait sans échelle de valeurs ni appréciation. Donner son avis serait vu comme une outrecuidance, la pire des vanités. L’horreur, quasiment le nihilisme. Il faudrait songer d’une vie sans la vérité qui nous conduirait à l’impasse. Nous lisons le Christ comme nous lisons Sextus Empiricus qui nous incite devant la complexité des choses de la vie à pratiquer l’épokè, la vertu de la suspension du jugement, comme une purgation contre le blabla, une extinction des mauvaises pensées diffuses et confuses, le silence d’or devant la logorrhée de bronze et les palabres interminables pour chercher la vérité. Tu ne jugeras point car ma vie c’est ma vie, ta vie c’est la tienne, nous faisons ce que nous voulons, chacun chez soi et les poules seront bien gardés. En soi, la morale provisoire, toujours, des modernes va dans ce sens.
C’est parce que Jésus-Christ est mort et ressuscité que ses paroles ont une portée qui dépasse les remarques pratiques d’un philosophe stoïcien. Ce que Tertullien trouvait absurde tout en lui procurant la foi, credo quia absurdum ; ce qui est une folie née de la croix ; ce qui se livre un combat grandiose contre la mort, la vie, s’achève dans la gloire éternelle et procure aux mots de Jésus une force qui nous relie au ciel. Aucun des grands moralistes latins ne rivalise avec l’enseignement de Jésus. Sénèque nous enseigne à être heureux longuement, Jésus à l’être éternellement en son Royaume.
Le commandement du Christ n’est pas de ce ressort. Les modernes sont assaillis de ces phrases niaises inspirées de loin par l’Évangile et reformulées mollement : « on ne discute pas les goûts et les couleurs », « chacun ses goûts », « qui es-tu pour juger ? » Quand Jésus commande de ne point juger, il ne nous interdit pas de donner notre avis sur un peintre, un film, un livre ; il ne nous défend pas de dire ce que l’on sent et pense. Le jugement dont parle Jésus est la condamnation d’une personne en vue de la vie éternelle. Ce jugement-là n’est pas du même ordre que celui communément admis.
Oui, Jésus nous défend de juger autrui pour ne pas être jugé. Juger l’autre quand on est vicié soi-même, déréglé et que l’on est souillé par le péché est des pharisiens, des bourgeois catholiques que vomissaient Bloy qui se parent en public des belles et bonnes vertus tout en sombrant en privé. Ils ont une masse damnée à l’intérieur d’eux. Ne pas juger une personne c’est ne point l’enfermer dans son péché mais lui laisser les possibilités de sa grâce. Dieu est le seul juge capable de juger pour l’éternité une âme fixée au moment de sa mort. Juger pour l’éternité son prochain est une affaire qui nous dépasse, nous en sommes indignes, incompétents. En le faisant nous tombons dans l’orgueil de se passer de Dieu et de le remplacer. Notre impuissance nous ramène à notre condition et nous brillons face à la grandeur de Dieu par notre impotence.
Un mari alcoolique qui bat sa femme ne devrait donc pas me scandaliser ? Et je devrais me taire de peur de juger, de finir en pharisien. C’est là qu’il faut distinguer le jugement de la personne et des actes. Porter un jugement sur les actes d’un mari violent semble évident. Battre sa femme ne suppose pas, en occident, quelques explications. Cependant, cet homme, admettons qu’il soit mon père, que je l’aime, et lui souhaite le bien, connaisse sa détresse et sa douleur, j’aurais tous les droits et le devoir de condamner son comportement mais j’aurais aussi le devoir et le droit de le remettre sur le bon chemin, de lui offrir la possibilité d’être racheté et de lui faire retrouver la grâce.
Il est facile chez nous, chez ceux que l’on appelle les « tradis », de s’accaparer les grands efforts, la plus belle piété, la plus belle assiette réglée et de s’assurer de son état de grâce devant l’hostie à la communion. Il est facile alors de condamner celui qui par désespoir, par manque d’espérance, s’est jeté du pont dans la Garonne. Mais le saint Curé d’Ars nous le rappelle : entre le pont et l’eau, dans sa chute, le suicidé a peut-être eu le temps de se convertir. Quelle science avons-nous pour le savoir et pour juger dans l’éternité un homme converti dans les extrémités ? De même, face à la femme qui avorte, la colère et la foudre, comme une alchimie, doivent se changer en miséricorde. Misericordes sicut pater.
Et pire encore, qu’en est-il donc quand on a devant soi un meurtrier ? Des crimes si graves même purgés par la prison ne laissent pas d’être marqués comme au fer rouge sur la peau d’un homme. Dans la perspective de l’éternité, cependant, c’est là toute la force du christianisme, une force qui secoue les tripes, désarçonne et bouleverse peut changer un homme et le convertir. Une société qui vit de Dieu comprend qu’il y a deux justices, celle du corps, distincte de celle de l’âme. On peut condamner durement tout en pardonnant, on peut acquitter largement tout en tombant dans la damnation perpétuelle. Si le corps du condamné a été châtié, emprisonné, exécuté même, son âme n’appartient à aucun tribunal, aucune loi, aucun jugement des hommes ; elle est laissée à Dieu, juge suprême d’une cour suprême. Une société qui vit sans Dieu ne comprend pas la nécessité de sauver et de juger les âmes. La société moderne se livre à une véritable confusion entre condamner, condonner et pardonner. Le tout forme une salade de fruit indissociable. Le pardon a perdu sa puissance métaphysique et la condamnation se pare souvent de toutes les excuses. Il faut avoir une force d’âme puissante, presque surnaturelle, pour condamner les crimes odieux d’un homme et, tout ensemble, espérer sa conversion, le rachat de ses crimes par la confession et la contrition en vue du salut. Le christianisme est doué pour ce genre d’histoires. Celle de Maria Goretti en est la preuve.
L’exemple de sainte Maria Goretti
Deux familles vivent dans un hameau perdu dans la broussaille du Latium. Assunta Goretti est une paysanne agricole, veuve, mère de deux filles. Marie, l’aînée est une jeune fille de onze ans, mignonne, dévote et pieuse. Dans la maison d’à côté, vivent des exploitants agricoles, les Serenelli dont le fils, gros, vulgaire, déréglé, masturbateur, fan de pinup et de filles légères, jette son dévolu sur la jeune fille.
Un jour qu’Assunta était aux champs, le jeune homme trouve Maria dans les cours qui sépare les deux maisons « viens avec moi ! » lui dit Alessandro. La mignonette comprenant bien ce qui se jouait, refuse. Alessandro insiste à nouveau et la jeune fille refuse encore. Alors, il lui prend le bras jusque dans la cuisine, songe du viol, lui enlève d’abord ses vêtements pour assouvir son funeste désir. « Arrête, arrête, Alessandro, si tu fais cela tu iras en enfer. » Furieux devant ce refus, la grosse bête, pris par le démon, saisit son couteau et frappe la jeune fille. Il ne l’épargne pas. Cinq coups la font étaler à terre. Il repart ensuite à l’assaut avec neuf autres : poumons perforés, cœur percé, intestins, rate. On la retrouve dans son sang. Agonisante, après la confession, devant tous, elle s’exclame « qu’on lui pardonne, car je lui pardonne, au nom de l’amour de Dieu. » Alessandro passe trente ans en prison.
Un soir, en prison, il reçoit la visite de Marie, en songe. Il est bouleversé. Derrière les barreaux, dans les fers, dans l’obscurité humide d’une cellule, il se convertit, passe des années à aimer el Christ. Il se convertit. À sa sortie de prison, il revient à Nettuno, tombe à genoux devant Assunta et lui demande pardon qui, au nom du Christ, lui pardonne. Le lendemain les deux vont à la messe et communient ensemble. Serenelli finit sa vie chez les capucins, voue un culte à la bienheureuse qu’il avait tuée, dans la pauvreté et l’amour du Christ.
Rien ne semble aller dans cette histoire. Comment une jeune fille peut pardonner à son agresseur aussi vite et laisser le secours de la grâce ? Comment une mère peut accepter de pardonner au meurtrier de sa fille alors que le plus simple eût été de le maudire à vie ? Comment donc cet homme, si épais, a pu sentir l’urgence d’une pareille conversion au point d’être, à la fin, l’adorateur de sa propre victime et de croire à la vie éternelle offerte à Dieu en rémission des péchés ? Quelque chose nous dépasse et dépasse le bon sens et le sens commun.
Tout aurait dû être plus simple : tueur un jour, tueur toujours. Irrécupérable, irrachetable, irrémissible. Par des voies profondes, insoupçonnées et carrément inexplicables, le Seigneur lui offre la possibilité, quoi qu’en pense l’opinion, la doxa, la possibilité de la conversion malgré l’horreur, malgré le crime. Alors que cela n’excuse rien et n’enlève pas le poids de la condamnation aux yeux des hommes, même le pire d’entre nous a les possibilités de sa grâce offertes et notre jugement n’y pourra rien, notre avis, nos a priori, nos suspicions, nos soupçons n’y peuvent rien. La vérité vient de Dieu. Alessandro Serenelli est dans la lignée des bourreaux devenus fous en Christ, saint Paul le premier.
Nous ignorons tout. Dieu, seul, sait la nature de notre cœur, ce qu’il y a dedans, de quel sang noir ou vermeil il est gorgé. N’est-ce pas là même les exemples édifiants et surprenants propres à changer notre regard sur le jugement ? Il y a des hommes soupçonneux qui, de bonne foi, ne pourraient que se convertir rien qu’à le voir de leurs yeux.
Nicolas Kinosky
© LA NEF le 13 juillet 2022, exclusivité internet