Jérôme Sainte-Marie © DR

Le recul du « bloc élitaire »

Exerçant la profession de sondeur d’opinion depuis une trentaine d’années dans différents instituts dont BVA ou CSA, Jérôme Sainte-Marie est actuellement président de la société d’études et de conseil Pollingvox. Enseignant à l’Institut Catholique de Paris, il a publié aux éditions du Cerf des ouvrages d’analyse politique dont Bloc populaire en 2021 et Bloc contre bloc en 2019, ouvrage qui a reçu le Prix des députés.

La Nef – Vous avez théorisé les notions de « bloc élitaire » et de « bloc populaire » : pourriez-vous nous expliquer votre analyse et nous dire en quoi elle est différente de celles de Christophe Guilluy (France d’en haut vs France périphérique), David Goodhart (anywhere vs somewhere) ou Marine Le Pen (nationaux vs mondialistes) ?
Jérôme Sainte-Marie
– Au second tour de la présidentielle, Marine Le Pen serait élue si seuls votaient les ouvriers et les employés, 47 % de la population active tout de même, cependant que 77 % des cadres supérieurs et 68 % des retraités ont choisi Emmanuel Macron. Voici le genre de données qui fondent ma démarche, mais sans que celle-ci se réduise à l’observation de ces seules catégories INSEE. Il m’apparaît en effet que l’on observe la résurgence d’un « vote de classe », c’est-à-dire de choix électoraux qui ne se réduisent pas à un calcul d’intérêts matériels mais bien à l’expression d’un univers particulier défini par sa position dans l’univers de la production et de la richesse, la classe sociale. L’œuvre de Gramsci permet d’aller plus loin avec le concept de « bloc historique ». À un moment donné, plusieurs classes sociales peuvent converger vers un projet idéologique et une forme politique communs, afin d’exercer le pouvoir. En France, en 2016, il me semble que s’est constitué sous la direction des élites sociales réunifiées un bloc élitaire dont les deux composantes électorales essentielles sont la classe managériale et les retraités aisés, l’idéologie un libéralisme europhile à la fois économique et culturel, et l’expression politique En Marche. En face, se dessine un « bloc populaire » bien moins abouti que son adversaire. Entre les deux, pour schématiser à l’extrême, les classes moyennes, les personnes issues de l’immigration récente et une partie de la bourgeoisie traditionnelle maintiennent leur préférence pour les partis de gauche ou de droite. Mon travail se distingue donc de celui de Guilluy ou de Goodhart en ceci qu’il est avant tout une analyse de classes.

Cela signifie-t-il que pour vous le clivage gauche/droite soit devenu définitivement obsolète ?
Un des éléments de la crise politique actuelle tient précisément à la coexistence de deux axes à peu près perpendiculaires, celui, sociologiquement vertical, opposant bloc élitaire et bloc populaire, et un autre constitué par le conflit entre gauche et droite. Depuis 2017, il demeure des millions de personnes se positionnant d’abord en fonction de ces deux signifiants, la gauche et la droite, et votant souvent pour la Nupes ou pour LR, même si d’un point de vue électoral, ce vieux clivage est dominé. Il se trouve en permanence défiée par le réel : ainsi lorsque face à un problème donné les gens se disant de droite optent pour des solutions différentes, voire opposées, c’est patent en matière de mœurs ou sur l’Union européenne, le signifiant « droite » entre en crise.

Après la présidentielle, quelle est votre analyse des résultats des législatives, confortent-ils votre théorie des « blocs » ?
Je le crois, mais en distinguant soigneusement l’enseignement de ces deux scrutins, et même de chaque tour de scrutin. Le 10 avril, Macron améliore avec 28 % des suffrages exprimés son score de 2017, cependant que Le Pen progresse elle aussi et résiste à la pression du vote Zemmour grâce à la fidélité des catégories populaires. Au second tour, les clivages sociaux jouent pleinement et le vote oppose à grand trait la « France du Oui » à la « France du Non » de 2005. Aux législatives les choses sont moins nettes, notamment parce qu’avec une abstention de 52,5 %, les catégories populaires sont particulièrement sous-représentées. Cependant, si le Rassemblement National obtient 19 % des suffrages exprimés, 6 points de plus qu’en 2017, cela tient de nouveau au soutien de son noyau dur électoral, les travailleurs modestes du secteur privé. Au second tour cependant, les logiques à l’œuvre sont bien plus politiques que sociologiques, avec un jeu subtil de vote ou d’abstention des électorats éliminés. Donc la dynamique des blocs prévaut, mais une fois les formes politiques antérieures fracturées, il y a place pour des logiques de positionnement avant tout idéologiques.

Dans ce contexte, comment analysez-vous le projet macronien ?
Il s’agit d’un projet cohérent exprimé dès le premier meeting de Macron, le 12 juillet 2016 à la Mutualité. Dans la lointaine lignée du sociologue Michel Crozier, il entend « libérer les énergies ». La lecture de Jean-Claude Michéa donne la clef. En éliminant à la fois les obstacles liés aux conquêtes du mouvement ouvriers et ceux venant des traditions morales chrétiennes, pensons au travail le dimanche ou bien à différentes réformes sociétales, s’opère la réunification du libéralisme social et culturel. Le tout sous la bannière d’une europhilie qui permet la réunion des réformateurs des deux rives. Ni réactionnaire ni conservateur, le progressisme macronien constitue l’expression directe du caractère révolutionnaire du capitalisme, dimension fort bien décrite par Karl Marx dès 1847.

Mélenchon et la Nupes ont assez peu mordu sur l’électorat populaire : où les situez-vous dans votre théorie des blocs ?
Près d’un quart des ouvriers et des employés sont allés voter pour Jean-Luc Mélenchon le 10 avril, ce n’est pas rien. Dans le détail, on constate une large emprise dans le secteur public et, cela a été souvent évoqué, parmi les électeurs issus de l’immigration extra-européenne. Reste que son succès dans les quartiers gentrifiés des métropoles renvoie à une autre population, celle constituant son vivier militant, la petite-bourgeoisie urbaine. Des gens relativement diplômés mais dans des secteurs peu porteurs financièrement, au patrimoine matériel ténu, et alimentant leur critique de la société dans une certaine frustration. En une image, il s’agit du monde de la Nuit debout, place de la République, très différent de celui des Gilets jaunes, sur les ronds-points.

Comment analysez-vous l’échec d’Éric Zemmour, qui a été le seul à évoquer des enjeux civilisationnels qui semblent pourtant préoccuper nombre de Français et la stratégie du RN d’aller seul au combat en rejetant toute alliance ?
Derrière la notion très contestable de droitisation de la société, il a proposé une offre déséquilibrée : aux catégories aisées son projet civilisationnel et des avantages matériels, notamment fiscaux, aux catégories populaires seulement de l’identitaire, avec une moindre protection sociale. De plus, il a postulé que l’on pouvait placer l’électorat du RN sur l’axe gauche-droite, ce qui est anachronique. En choisissant de s’y inscrire, Zemmour s’est très logiquement retrouvé placé à l’extrême droite, repositionnant le RN entre LR et Reconquête ! Ensuite, l’éclatante réussite de certains meetings et l’audience de ses émissions lui ont masqué son isolement sociologique et idéologique, l’amenant à une vaine radicalisation. Plutôt que de se fixer sur l’attitude du RN, il vaudrait mieux se demander pourquoi la droite, celle directement concernée par le projet zemmourien, n’y a pas cédé. Chacun avait com­pris que s’associer à l’image de Zemmour aurait suscité plus de rejet que d’adhésion chez les électeurs.

Comment voyez-vous l’avenir des forces politiques du pays, quelles sont les grandes lignes qui se dégagent à l’horizon ?
L’issue des législatives a renversé le cours des choses en plaçant le bloc élitaire au pouvoir sur la défensive. L’analyse des logiques sociales à l’œuvre n’abolit pas l’autonomie du jeu politique, en voici une magnifique illustration. L’inquiétude des Français n’a jamais été aussi vive sur le déclassement de leur pays et la montée des périls économiques, sociaux et identitaires. Derrière la notion un peu vague de pouvoir d’achat on trouve la désindustrialisation, la précarité des postes dans la société de services, la concurrence des travailleurs détachés et la spéculation immobilière, entre autres choses. Les Français connaissent un sentiment de déclin, voire de décadence, en différents domaines, comme celui de la recherche scientifique ou de l’enseignement. Dans un monde qui se défait, ils sont en recherche de stabilité, ce que recouvre en partie la notion de conservatisme. Ils se tournent vers l’État mais en constatent l’affaiblissement. Voici quelques pistes, mais l’on pourrait évoquer aussi le climat, la justice sociale, l’immigration et ainsi de suite. Pour les différentes oppositions, un travail idéologique s’impose.

Propos recueillis par Christophe Geffroy

© LA NEF n°349 Juillet-Août 2022