Fabrice Bouthillon © DR

Emmanuel Macron, un « extrême centre » résolument opposé aux extrêmes

Lors de la campagne présidentielle, le président Emmanuel Macron avait affirmé qu’il se positionnait à « l’extrême centre » de l’échiquier politique. Le terme a déjà été usité il y a longtemps sous la plume du journaliste Jean-François Kahn, fondateur de l’hebdomadaire Marianne. Il a été conceptualisé par l’historien Pierre Serna (L’Extrême Centre ou le poison français : 1789-2019, Champ Vallon, 2019) à partir des années 2000 pour caractériser les régimes politiques du Consulat à la Restauration. L’historien utilise le terme pour évoquer le dernier mandat d’Emmanuel Macron. Il faut définir par extrême centre, ce qui caractérise les excès du centrisme, à savoir le balancement à droite ou à gauche en fonction des circonstances, la « modération rationnelle du juste milieu » et le « républicanisme a-démocratique ». Le mode de gouvernement se caractériserait selon Pierre Serna par un exécutif à tendance autoritaire. Il s’agit donc de comprendre quel lien il existe entre ce centrisme et les extrêmes de l’échiquier politique, qui lui vaudrait une telle qualification.

Fabrice Bouthillon est historien, professeur à l’université de Bretagne occidentale, à Brest. Dans son dernier ouvrage, Bonaparte comme précurseur (Éditions Dialogue, 2020), il qualifie le bonapartisme comme un centrisme par addition des extrêmes, et établit un continuum entre Napoléon Ier et les régimes totalitaires du XXe siècle. Il nous explique en quoi le macronisme n’appartient pas à ce centrisme, et tient qu’il s’inscrit plus largement dans la tradition de l’orléanisme.

La Nef – En 2020, à la sortie de votre ouvrage, vous affirmiez dans les colonnes de La Nef (n°327, juillet-août 2020) : « mon avis est que tous les centrismes peuvent se classer entre deux familles, soit par exclusion, soit par addition des extrêmes. » Selon vous alors, de quel centrisme Emmanuel Macron est-il issu ?

Fabrice Bouthillon – Il s’agit d’un centrisme par exclusion des extrêmes, qui définit l’orléanisme depuis la Révolution française. On ne veut pas la droite extrême, ni la gauche extrême, ce qui signifie dans les catégories de l’époque le refus du retour à la monarchie et le refus de la continuation de la Terreur. On peut donc dire que le premier régime orléaniste – même si le terme n’est pas applicable à cette époque-là – fut le Directoire. En réalité, il suffit de regarder la place occupée par les députés macronistes dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale, pour saisir le double refus de l’extrême gauche et de l’extrême droite. Cependant, ce nouvel orléanisme est moins visible, parce qu’il se trouve inséré dans une Constitution héritée du gaullisme qui, lui, avait réalisé un centrisme par addition des extrêmes. En effet, dans le gaullisme, le pouvoir d’un homme – en l’espèce le Général, et après lui le président de la République – s’appuie directement sur le peuple, par l’élection au suffrage universel et le recours au référendum. La pratique gouvernementale d’Emmanuel Macron, en insistant sur le côté jupitérien, peut ainsi faire penser à des réalités auxquelles l’orléanisme n’est généralement pas favorable.

Le macronisme n’a donc aucun rapport avec le centrisme napoléonien que vous avez évoqué dans votre précédent ouvrage ?

Non, absolument aucun. Lorsqu’Emmanuel Macron se présente devant le peuple, il n’obtient qu’une majorité relative, même à l’élection présidentielle. Il n’a été élu que parce qu’on le préférait à ses adversaires, mais pas parce que sa personne provoquerait un véritable enthousiasme dans le pays. C’est la grande différence avec un personnage comme le général de Gaulle.

Même quand il se prénomme Jupiter ?

Tous les présidents de la Ve République peuvent se prénommer Jupiter, dans le sens où ils possèdent chacun le feu nucléaire. Mais sur le plan sociologique, le vote Macron provient des élites sociales. On est bien dans ces réalités chères à l’orléanisme. J’ajouterais, de ce point de vue, le retour éventuel à l’Assemblée nationale auquel on assiste actuellement, puisqu’il n’y a plus de phénomène majoritaire. Le Parlement revient au centre du jeu. Là aussi, on peut dire que la situation convient à l’orléanisme, qui préfère le parlement au pouvoir personnel, comme un lieu où les élites peuvent travailler entre elles, en dehors du peuple et de la monarchie. Dans ce sens-là, même si le macronisme peut regretter la disparition de sa majorité absolue, c’est dans ce cadre-là qu’il se trouvera le plus à l’aise.

Une majorité relative serait-elle plus conforme à la nature du macronisme ?

Oui, la situation actuelle est assez fidèle à sa nature. Quand il faudra passer des réformes de gauche sur le plan sociétal, il trouvera une majorité à gauche. Quand il souhaitera faire passer des réformes de droite sur le plan économique, il trouvera des appuis à droite. Libertaire sur le plan sociétal et libéral sur le plan économique, a-t-il vraiment besoin, de ce point de vue là, d’une majorité absolue ? Je n’en suis pas certain. Cependant, il faudra que le macronisme soit habile dans cette conjoncture.

Exergue : « Le seul danger pour Emmanuel Macron, c’est une coalition des extrêmes. Ce qui pourrait se traduire dans notre système par le vote par la droite d’une motion de censure déposée par la gauche ou vice-versa. » Mais, si le macronisme se situe dans l’exclusion des extrêmes, il rejettera des alliances de circonstance avec le Rassemblement National (RN) ou la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes). Il n’a alors comme seul appui que le soutien des Républicains (LR). Cela lui laisse peu de perspectives.

Ce n’est pas absolument certain, parce qu’il peut gouverner en donnant un coup de barre à gauche ou un coup de barre à droite. Par exemple, après le vote de la Cour suprême à propos de l’avortement aux États-Unis, deux propositions de loi venant de la Nupes et du groupe LREM ont été déposées, visant à inscrire le droit à l’avortement dans la Constitution française. Ça vient de la gauche du groupe LREM, mais ce sera voté d’un seul bloc par toute la gauche de l’Assemblée. Il est tout à fait possible qu’une mesure de droite puisse passer de la même façon. Emmanuel Macron se situe donc dans une position stratégique où il peut choisir ses alliances. Le seul danger pour lui – un danger qui menace tous les centrismes par exclusion des extrêmes –, c’est une coalition de ces extrêmes contre lui. Ce qui pourrait se traduire dans notre système par le vote par la droite d’une motion de censure déposée par la gauche, ou vice-versa.

Pierre Serna, en 2005, a théorisé le concept d’extrême centre notamment pour caractériser le mode de gouvernement en France du Consulat à la Restauration. Puis il a réemployé ce terme pour évoquer le mandat d’Emmanuel Macron. Sans savoir si vous l’avez lu, le rejoignez-vous dans ses hypothèses ? Vous accordez-vous avec le terme d’extrême centre, alors que justement vous considérez que l’orléanisme et le macronisme se situent dans un rejet des extrêmes ?

Il y a quelque chose de vrai : depuis la Révolution française, si l’on veut rester au pouvoir dans ce pays, il faut se maintenir au centre, parce que nous sommes très marqués par un imaginaire de guerre civile. Si vous vous rangez d’une manière déterminée à gauche, vous aurez contre vous la moitié du pays, qui est de droite, et c’est la même chose en sens inverse, si vous vous rangez à droite. De ce point de vue là, le centrisme est un choix obligatoire. Mais il y a plusieurs modalités de centrisme dans notre pays : le centrisme monarchique de la Restauration, selon la Charte, qui est un centrisme par exclusion des extrêmes, n’est pas le même que le centrisme bonapartiste.

Si donc l’on entend l’extrême centre comme un centrisme par addition des extrêmes, alors je ne vois pas le macronisme se situer dans cette logique. En revanche, je vois deux possibilités de ressurgissement actuelles de ce centrisme-là. Cela peut tout d’abord se présenter comme une coalition négative, telle qu’on a pu le voir sous la République de Weimar, à l’époque où les partis de gouvernement n’étaient plus majoritaires, où l’était en revanche l’addition du parti nazi et du parti communiste. Les gouvernements n’avaient plus de majorité parlementaire, ce qui rendait la situation extrêmement grave. Cette situation pourrait se retrouver en France, si l’ensemble de la droite (RN et LR) se coalisait avec l’ensemble de la gauche (Nupes et indépendants) pour voter la censure. Dans ce cas-là, le Président serait obligé de dissoudre. Cette conjoncture ne saurait être écartée. Mais l’apparition du phénomène de l’addition des extrêmes pourrait également se produire du côté du Rassemblement national, parce que l’identité de ce parti est extrêmement complexe. On parle sans arrêt pour le RN d’extrême droite, mais en réalité, il y a aussi en lui une sensibilité qui vient de la gauche : il suffit de regarder quels sont ses bastions actuels dans le nord et l’est de la France. S’il y a donc un parti qui serait capable à l’heure actuelle de développer une addition des extrêmes, ce serait plutôt lui. En même temps, ce parti est très soucieux de se dédiaboliser, de se rendre fréquentable. Cela va assez directement contre cette hypothèse.

Propos recueillis par Pierre Mayrant

© LA NEF le 13 juillet 2022, exclusivité internet