Sylvester Stallone incarne Rocky (1976) © Chartoff-Winkler productions

Le cinéma des marginaux

En 1976 deux films crèvent l’écran : Rocky Balboa et Taxi driver. Il est loin le temps de l’Amérique libératrice et de son cortège de Yankees mâcheurs de chewing-gum. John Wayne a vieilli. L’esprit grande prairie fiche le cafard. Les cowboys ne font plus rêver. Depuis la guerre du Vietnam, les Indiens ont la cote. L’Amérique a la gueule de bois. Elle est lassée, sans nerfs, tétanisée. L’oncle Sam se regarde dans le miroir, le teint cireux, la mine moisie, les poches sous les yeux, le cheveu gris. Ne serait-elle pas bouffie, l’Amérique, pansue, dans son canapé, avachie, et dépassée par la locomotive russe ? En se regardant dans la glace, Sam se confronte au réel. Précarité, chômage, violence, désespoir. Le déclassement s’accélère dans les rues comme le général hiver. Les hippies qui ont pourri la société de leur père ancien combattant en Normandie sont déjà des ringards proches de l’overdose. On danse dans les boîtes à musique où l’on passe les Bee Gees pour mieux cacher les toxicos, les alcooliques et les miséreux des arrière-boutiques. Les vétérans rentrés de guerre pansent leurs plaies les plus intimes. Un corps sain cache souvent des infirmités plus grandes qu’une jambe arrachée.

Rocky

Rocky Balboa est l’histoire d’un mec de Philadelphie, pas bien futé mais bon, bon travailleur mais paumé, fort et forçant sur la bouteille. Voyou entre deux intérims, il est débiteur pour une petite frappe de la ville. Il loge dans une chambre, ne se nourrit que de jaunes d’œuf, se lève à quatre heures du matin pour courir, enfile les mêmes habits, fréquente les mêmes bistrots. Tout le film montre une ville endormie, aux nuances de gris, dans des faubourgs merdeux où les gens se traînent. Des filles font le trottoir. Les jeunes passent la nuit avec une bouteille en chantant du gospel frelaté autour d’un feu de fortune. Toute une foule de malheureux accompagne Rocky : Mickey Golmill, le boxeur déçu devenu rance à force d’espérer ; Spider Rico, le boxeur raté, Paulie, le beauf alcoolique qui tient par les sentiments sa sœur Adrian chez lui comme on tiendrait une caissière en otage ; Apollo l’enfant noir de Chicago ramolli par la fortune, Clubber Lang le bœuf du ghetto. Poignent déjà les tensions raciales. Rocky, l’enfant de Dieu, vient pour réconcilier les noirs et les blancs entre eux, et plus tard le monde libre et le monde communiste.

La première scène du film se situe dans une église désaffectée ; la première image est un gros plan sur le Christ. La caméra descend ensuite et se focalise sur le ring où l’étalon italien affronte une bourrique de la boxe. La vie est un combat, on se prend des coups, on tombe, on se relève, on persiste. Tomber six fois, se relever sept. Le Christ regarde son enfant errer, souffrir, endurer le froid, la faim, sombrer dans l’ivresse, connaître la joie et l’amour avec Adrian, la montée, le doute, la déchéance et la perte et la gloire. Rocky, est un type simple, un humble de cœur. Il est doux comme l’agneau et parfaitement violent. Il y a chez lui cette pureté combinée à une force sourde que l’on trouve chez le jeune boxeur Rocco Parondi dans le film de Visconti qui révèlera le jeune Alain Delon. C’est le préféré du bon Dieu. Dans Rocky II, il se marie à l’église de sa communauté, demande avant le combat la bénédiction du prêtre, se réfugie aux waters pour prier, sur le ring se signe dans son coin. Tout pour Dieu. Dans la Mort du roi Arthur, c’est le plus vertueux, le plus fidèle au Christ qui est confirmé dans sa victoire, c’est à peu près pareil dans les Rocky. L’étalon italien l’emporte sur l’arrogant Creed, sur le barbare Lang, le soviétique Drago.

Dans le marasme de Philadelphie, arrive une lueur d’espoir. Apollo Creed le champion de boxe organise un combat dans la ville et offre à un inconnu de pouvoir l’affronter. Le film se raccroche, avec une sorte d’optimisme, au fameux « rêve américain » : chacun peut réussir, malgré sa classe sociale et son origine, par le travail et l’effort. Ainsi, le boxeur du dimanche, cette fausse patte, ce sud-ouest du ring, à travers une scène fameuse où on le voit gravir les marches qui mène au museum de Philadelphie, arrive jusqu’au ring de la scène finale. Rocky est amoché comme le Christ sur la croix, tempes ouvertes, arcades défoncées, yeux gonflés. Ce n’est plus un visage. Il perd le combat mais qu’importe, il a tenu tête à Creed, le champion du monde. Il a le peuple avec lui et Dieu au-dessus de lui.

Taxi Driver

À New York, l’ambiance des grands boulevards est loin. Sinatra ne chante pas. Au revoir New York New York. On ne fait plus la java le samedi à Broadway. Un saxophone se glisse dans la nuit obscure. Un Moody Blues balance une mélodie séduisante, teintée d’érotisme, qui finit par dérailler et commettre des dissonances inquiétantes. Elle joue ce que Travis Bickle, un vétéran du Vietnam, insomniaque, reconverti en chauffeur de taxi, a dans la tête. C’est un traumatisé de guerre, oublié, laissé pour compte. Il erre le jour, il conduit la nuit, passe par tous les quartiers avec son lot de traîne-misère et de gens interlopes : « il y a toute une faune qui sort la nuit : putes, chattes en chaleur, enculés, folles, pédés, pourvoyeurs, camés, le vice et le fric. Un jour viendra où une bonne pluie lavera les rues de cette racaille. » Travis côtoie la crème des bas-fonds : des chauffeurs de taxi lourds et obsédés par le sexe, un client proche du crime passionnel joué par Scorsese, une prostituée de douze ans soumise à son maquereau entamé à l’héroïne. Triste monde. Ces joyeux animaux de la misère tournent dans un New York triste, froid, sans sensualité et plaisir. Ce sont les paumés qui tracent leur ligne comme d’autres leur cocaïne jusqu’à l’explosion finale. La mort est au bout, au bout d’une course, d’un meeting, d’un hall d’immeuble.

Travis est troublant, il a la simplicité d’un enfant, prêt à voter pour le démocrate Palantine, parce que c’est un type bien – la politique, les évènements le dépassent – et souhaite l’apocalypse, un grand massacre, un vrai plan d’extermination, frappé par une pulsion de mort. C’est tout le paradoxe qu’il entretient dans son admiration pour Betsy, responsable de la campagne du sénateur candidat. C’est une macronienne avant l’heure : sûre d’elle, d’être dans le bon camp, soucieuse de gérer la complexité du réel. Indolore et incolore, une personnalité au PH neutre, un physique que l’on trouve par hasard sous une feuille de salade. Travis séduit par « cet ange descendu du ciel » l’emmène boire un café puis l’invite à voir un film pornographique. Il n’a pas conscience que cela ne va pas. Au contraire. Mais Betsy le lui rappelle : « nous ne sommes pas du même monde. » On trouve la même ironie acide de Scorsese chez Tom Wolfe dans le Gauchisme de Park Avenue qui nous dépeint une élite hors-sol à la fois branchée et libérale et qui se revendique du peuple ; « were are the people » est le slogan du candidat Palantine dont la tenue, l’assurance n’ont rien à envier à Juppé. Et Travis va voter pour lui, alors qu’il réclame un grand massacre.

La chute de l’ange et de l’idéal va faire sombrer Travis dans une folie meurtrière. La pulsion de mort qui change la tendresse en pornographie va le posséder tout entier. Tuer et se tuer. Palantine d’abord. La scène où de Niro se prépare devant la glace est mémorable et son « you’re talking to me ? » fameux. Scorsese fait répéter une réplique à de Niro qui pivote sur lui-même comme un disque rayé. La machine se crispe, les fusibles sautent. Veste militaire, crâne rasé et crête iroquoise, maigreur et muscles d’acier. Il est armé jusqu’aux dents, prêt à tuer. Il faut tuer pour dans une course à l’abîme sans raison ni fondement. Détourné de sa mission, Travis va libérer Iris et buter les méchants, dans un massacre au magnum 44 mémorable. C’est ce que diront les journaux. La réalité est plus grave : au bout de ce massacre, terriblement sanglant, Travis blessé cherchera à se faire sauter la cervelle, sans succès. Plus de balles. Plus de flingue. Travis aurait pu être pour l’humanité un tueur fou, un déséquilibré, de ceux qui ont refroidi Lennon, Versace, il est devenu par la grâce de Dieu absent changé en hasard, en accident, un bon gars et cela ne tient à rien.

Rambo et Top gun

En 1982, Stallone joue dans Rambo. C’est le retour d’un vétéran dans le monde. John erre, de village en village. C’est un vagabond qui n’a pas de but précis dans une vie absurde. Rien n’a de sens, la vie passe du dégoût au dégoût. Le désir est plat. L’horizon est bouché. Dieu s’est grimé. Alors que les flics qui l’ont arrêté pour outrage tente de le raser à sec, les souvenirs des tortures endurées chez les communistes le transforment en un monstre surpuissant, sans contrôle, ni conscience. C’est l’explosion. Dans une course-poursuite avec les policiers, la réplique culte résonne comme un avertissement : « me fais pas chier, où je te ferais une guerre comme t’en as jamais vue. » Rambo en revient. C’est un monstre dompté dont le harnais s’est brisé et la muselière détachée. Il est la création de l’Amérique qui se retourne contre son créateur.

En 1986 apparaît Top gun sur grand écran. Ce spot publicitaire navrant au possible, prévisible coup sur coup et confus dans les scènes de combats, annonce l’Amérique triomphante. America is Back. Cette Amérique avait besoin d’un acteur aussi beau que mauvais, Tom Cruise, et d’une histoire qui ferait croire à n’importe quel jeune qu’il piloterait des avions supersoniques, qu’il taperait la pause, bien vêtu dans un uniforme blanc super classe, qu’il roulerait en moto et qu’il compterait fleurette avec un mannequin aux longues cannes. C’est avec le recul des décennies que la propagande américaine sous l’apparence de la séduction et du divertissement s’est installée dans les salons des Européens, après 21h, à la tévé comme la tumeur débile sur l’organe de l’intelligence. Le quatrième volet des Rocky sorti en 1985 est une propagande banale et lourdingue où l’on montre les méchants Russes dopés, violents, dressés par les machines, qui parlent comme des robots, laconiques, et les Américains exubérants, prétentieux qui, en se remettant en question, parviennent, avec beaucoup d’efforts, à vaincre l’adversaire réputé indestructible. Apollo Creed tué par le Russe, représente l’Amérique de Carter, ancienne et dépassée, tandis que celle de Rocky, remontant sur le ring, celle de Reagan.

Top gun : Maverick et Le Joker

Deux films américains plus récents traitent de deux réalités différentes. Top gun : Maverick prouve que la propagande américaine marche à plein tube. L’illusion de l’Amérique protectrice du monde libre avec un président sénile, voire pire, demeure. Tout cela dans le contexte des rapports de force avec la Chine et la Russie. Le sexagénaire Cruise est à la rescousse pour nous vendre l’art américain de la guerre fait de ray-ban, de jolies filles et de sourires éclatants. Le Joker représente, dans une Gotham sordide, l’Amérique d’après la crise de 2008, Obama regnante, où l’on vit des gens perdre leur maison, vivre dans leur voiture. Ce film est intelligent car il traite de la question sociale sous le signe des rapports de force à l’inverse de toute la propagande multiraciale et multiraciste qui célèbre Black lives matter, l’inclusion, le souvenir de l’esclavagisme. On ne parlerait pas d’un film gilet jaune, mais d’un film qui a compris la force terrible de la majorité silencieuse et le désespoir changé, comme par alchimie, en haine totale et pure.

Arthur Fleck est un anti héros devenu le héros dans une société pourrie jusqu’à l’os, corrompue, au bord de l’effondrement. Il est le fils de personne. Schizophrène laissé sans soin, battu, humilié, il explose. Dans une rame de métro il élimine trois yuppies. Net et sans bavures. L’opinion soutient le meurtrier face à ses élites autistes et hors sol. La scène mémorable est celle le Joker qui brûle la cervelle du présentateur tv, Murray Franklin, notre Ruquier national, joué par de Niro, en direct. « You get what you’re fucking deserve ! » Fleck règle ses comptes, se soigne par le flingue. Il est le héros. L’anarchie gagne la ville. L’horizon est en feu. Les habitants portent le masque…du Joker. Arthur au milieu des vices, des fous, des tueurs, dansent. Il a trouvé son royaume. La guerre civile est la seule issue d’une société crevée. Elle n’éclate pas à cause de Floyd mais parce que Fleck, l’humilié et l’offensé, sans filets, sans repères moraux et religieux, se venge. La vengeance des petits, des écrasés, des sans-grade.

La dernière scène laisse quelques interprétations : Arthur est en hôpital psychiatrique. Il rit. L’infirmière lui demande pourquoi il rit, « you would’nt get it ». C’est à se demander si, justement, tout ce qui s’est passé pendant tout le film ne serait pas l’histoire imaginée par Arthur lui-même, se rêvant en Joker dans une sombre mise en abîme. Gotham en feu symbolise le trouble et la folie qui secouent sa tête.

Le cinéma américain est capable du meilleur comme du pire, des finesses et des balourdises, de déplier les recoins de l’âme et des folies comme piéger le spectateur à coups de drapeau flottant, de filles jolies et d’avion de chasse. Vivement le cinéma turc !

Nicolas Kinosky

© LA NEF le 13 juillet 2022, exclusivité internet