Le professeur Laurent Pernot est un grand helléniste. On attendait, depuis bien longtemps, un livre somme, un livre qui couronnerait le fruit de grandes recherches. La chose est faite. Confluences de la philosophie et de la rhétorique grecques est un ouvrage épatant, à la fois exigeant et accessible.
Dans le domaine des études grecques, le professeur Pernot est inégalé. Le Βασιλεύς λεόντων (Roi Lion) enseignant à l’université de Strasbourg depuis trente ans procède dans son royaume. Il intervient, toujours, juste, tranchant les nœuds gordiens de sa matière. Qui a voulu un jour comprendre la rhétorique grecque a eu entre ses mains le précieux la Rhétorique dans l’antiquité, ouvrage considéré par Paul Veyne comme « un pilier d’angle de bibliothèque de travail ». Le professeur s’est intéressé à la rhétorique, certes, au discours épidictique, plus particulièrement ; à Démosthène, aussi, et à sa réception (l’Ombre du tigre ) ; à un auteur si peu connu des hellénistes, Aelius Aristide, orateur du IIème siècle, sous l’ère des Antonins, grec d’empire ; à la relation entre la Grèce et Rome, la première dominée par la deuxième mais toujours magistrale et hautaine devant les paysans de la botte ; et bien sûr à Julien l’Apostat, figure païenne en antiquité chrétienne, philosophe et auteur de discours complexes et profonds.
Laurent Pernot est de la génération de Nicole Loraux et de Monique Trédé, de ces hellénistes qui ont travaillé sur la cité grecque, mesurant sa valeur et son symbole, jugeant son organisme, pointant son idéal, décrivant son horizon d’attente, et comprenant, plus précisément, que le discours, comme œuvre et exercice, est incontournable dans la cité. De l’helléniste décédée il y a presque vingt ans, on se souvient de L’éloge d’Athènes, travail impressionnant sur le discours de Périclès adressé aux Athéniens tel qu’il est rapporté par Thucydide.
Laurent Pernot est surtout d’un autre lignage qui compte littérateurs, penseurs, lettrés d’exception, habité par le souvenir de Valéry, la présence de Caillois et Thibaudet. Le professeur Pernot avait Marc Fumaroli pour parrain, qui le reçut à l’Académie des Inscriptions des belles lettres, et Jacques de Romilly pour marraine que le seul nom suffit à lier à la Grèce comme une vigile imperturbable, une allégorie de la sagesse, aveugle, âgée, féminine. D’un côté l’Europe galante, de l’autre la Grèce lumineuse ; le tout forme la civilisation que nous aimons.
Le fond est savant, la forme est classique, soignée, élégante. Laurent Pernot écrit bien, avec clarté, loin de l’avant-garde intellectualiste épouvantable post-soixante-huitard qui tord la langue, use d’un jargon imbitable et d’expressions absconses. Pense-t-on à d’autres professeurs, philologues et universitaires, quelquefois couronnés par l’Académie, dans le sillage cette fois d’Heidegger et Lacan, pour que des angoisses suivies de sueur nous arrivent. Il est étonnant de martyriser la langue au point de se rendre obscure et de traiter de poésie et de littérature comme on rédigerait une thèse de sociolinguistique sur la formation du béton armé. Comment donc la prose universitaire, sous couvert de faire une œuvre sur une œuvre, de succomber trop facilement à la magie de l’herméneutique, en vient à se rendre illisible au point de décourager les lecteurs, d’exaspérer votre serviteur ! Et le maître dans les cieux lance ses vaticinations, libre au disciple de comprendre le sens.
Rhétorique et philosophie sont les deux mamelles de la civilisation grecque. C’est l’enjeu du livre. L’art de dire le bien et de bien dire (bene dicere et bonum dicere ) est une discipline cruciale. Les Grecs ont eu conscience que le discours avait dans la cité une place fondamentale, que ce genre était une force de l’esprit, la preuve vivante de leur civilisation mais aussi une forme littéraire susceptible de rendre le plus grand hommage à leur lange, ; et que cette forme qui épouse un fond deviendrait, misant sur l’avenir de l’intelligence, la preuve de leur grandeur aussi sûrement que l’Ancien régime avait conscience du génie de la langue française. Le maître Fumaroli a tout dit de ce génie-là dans Trois institutions. Alors même qu’on a très vite expédié la pensée grecque comme une pensée spéculative, aérienne et acrobatique, le souci de chercher la sagesse, d’approcher la vérité, d’admirer, de contempler les idées, participe d’un ensemble qu’on peut appeler philosophie. C’est une hygiène de vie. Ainsi Périclès définit l’excellence des Athéniens, s’adonnant à « philokalein » (cultiver la beauté) et « philosophein » (rechercher la sagesse).
Les deux disciplines ont souvent été opposées. La rhétorique passe pour un artifice, une parure propre à tromper tandis que la philosophie conduit à l’épreuve de la vérité et de l’absolu. La rhétorique chercherait selon Socratela réussite matérielle pour soi et pour les autres, symbolisées par Miltiade, Thémistocle, Alcibiade, tandis que la philosophie chercherait à prendre soin des âmes, à éduquer les citoyens. Le Gorgias, rappelle Laurent Pernot, est une charge contre la rhétorique comprise comme une faiblesse intellectuelle et morale et annonce la soif de pouvoir, la superficialité, la défense de l’injustice, les magouilles politiques et la contre-philosophie. D’autres mêmes, renversent la situation et critiquent les philosophes : celui qui se tait, demeurant dans les nues et le silence pythagoricien, a quelque chose à cacher alors que l’éloquence est innocence.
Le professeur veut montrer que les deux disciplines sont au service l’une de l’autre : « chacune des deux disciplines a apporté à l’autre une contribution non négligeable, dans un processus de fertilisation croisée ». La maîtrise du logos passe par la philosophie et la rhétorique, comme un fond mêlé à une forme. Cicéron rappelle dans les Tusculanes que son maître consacrait « une partie de son temps à transmettre les préceptes des rhéteurs, une autre, ceux des philosophes. » Libanios lui-même fait l’éloge de Julien connu pour « surpasser les orateurs par sa philosophie, les philosophes par son art oratoire, et les uns et les autres par sa poésie. »
La rhétorique a une utilité politique. Entendons par politique tout ce que le concept de « polis » recouvre : vie en société, exercice de la justice, du culte et de la religion ; exercice du droit et des institutions. Elle est partout. La rhétorique se révèle être le ciment de la vie sociale. Elle a d’abord son dieu : Hermès dont le nom vient de « eirein » (dire) et « mèdomai » (imaginer, inventer) : « Hermès était couramment regardé comme maître du langage, en tant que patron des orateurs. » L’utilité politique de la rhétorique est voulue par les dieux. Elle prend sa source dans le divin, si l’on en croit Socrate, et, si l’on en croit Cicéron, dans l’histoire des cités au Vème avant JC. Le pois chiche prétend que la rhétorique serait née dans des circonstances précises : quand les cités, redevenues démocratiques après la chute des Tyrans de Sicile, voient affluer un nombre de plaintes important devant les tribunaux pour revendiquer des biens confisqués.
Philosophie et rhétorique, toutes les deux liées, nous font voir d’autres notions qui font sens dans la société grecque : le bon usage, les idées banales et les idées générales, l’éloge et l’éloge de soi-même, l’enseignement et la discipline de la rhétorique, les goûts et les dégoûts du public, l’importance du grand public, l’éloge de l’élitisme, la distinction entre les imperiti et les docti en matière de jugement esthétique. Platon, nettement peu démocrate, dénonce la tromperie de la foule par les arguments du rhéteur, et son envoûtement. « Le constat de Platon est donc sans appel, et revient à dénoncer le jugement de la foule étant privé de toute valeur. On observe ses penchants, on la flatte, on appelle sagesse ce qui lui plaît. Et ainsi elle impose ses opinions et ses plaisirs, alors qu’elle est incapable d’être Philosophe. » Aristote, à l’inverse d’un Platon désespéré du réel, trouverait quelques mérites à la foule. Pour ce dernier, le grand public, ce sont les citoyens, la polis elle-même. Et Cicéron d’énoncer le bon goût naturel, soutenant dans son Brutus qu’il faut jouer non Musis mais populo.
D’autres textes dans l’ouvrage traitent d’auteurs fameux comme Démosthène influencé par Platon, Aelius Aristide questionnant le même Platon dans ses Discours platoniciens. On peut penser au dernier texte du livre, délicieux, sur Eunape, l’homme-bibliothèque. Parmi les portraits de philosophes rhéteurs, celui de Marc Aurèle est le plus fameux. Laurent Pernot livre un bel exposé de ce que sont ces Tà eis eauton. Le miroir du prince donc, à en croire cette expression d’origine médiévale pour parler des Pensées pour moi-même, sont des éphémérides faisant l’éloge de l’empereur : « la volonté d’apologie, qui accompagne souvent les écritures du moi, n’est pas absente non lus ; l’empereur aura voulu se défendre contre les critiques rencontrées au cours du règne, se justifier à ses propres yeux et peut-être devant la postérité. » L’empereur entame son ouvrage par un refus de toutes les valeurs qui sous-tendent la culture rhétorique et épidictique du temps ; il se dit tout de go : « renonce aux livres. » le philosophe cherche à renoncer à ces livres de philosophie dogmatique et théorique et qui n’apportent rien. Marc Aurèle dresse tout au long de ce journal une opposition entre la science livresque et l’art de vivre.
À la suite de ces formidables confluences, l’ouvrage dirigé par Laurent Pernot et Marc Fumaroli Actualité de la rhétoriquepeut être une suite intéressante car il présente les correspondances entre le discours et les arts. Un des exposés démontre l’importance de la rhétorique dans la création des cantates de Bach ; Bach lecteur de Démosthène et de Quintilien se serait inspiré des balancements, des effets de thèse et d’antithèse, d’harmonie et d’équilibre pour produire ses œuvres. La démonstration est aussi convaincante que prodigieuse.
L’actualité des humanités nous conduit à des discussions plus préoccupantes. Depuis les universités américaines, on voit arriver jusqu’en France, comme la peste à Tunis, la misère sur le pauvre monde et les sauterelles en Égypte, une horde de nouveaux barbares se revendiquant du wokisme dénoncer Homère comme un homme blanc patriarcal, trouver du suprématisme dans les statues de marbre laissées par les Grecs. Ces ahuris qui confondent l’éveil et l’abrutissement, prônent l’anticivilisation. Ils annulent. En collaboration avec des mouvements indigénistes, ils font interdire une pièce d’Aristophane en 2019 à la Sorbonne, car les acteurs étaient grimés pour représenter des esclaves. Ils dénoncent la Grèce et Rome pour leur passé colonialiste et esclavagiste en oubliant que l’histoire est tragique et que l’esclavage et la colonie, résultants des guerres, des conquêtes et des empires, sont des faits constants dans l’histoire de l’humanité, des Aztèques aux Arabes, des Chinois aux peuples d’Afrique.
Il serait bien rapide de croire que ce lobbysme attardé et victimaire qui profite des peurs et des lâchetés des milieux académiques et universitaires, autant aux États-Unis qu’en France, ne serait la manifestation que d’une poussée d’acné ou d’un ennui de la jeune génération. Il est un problème plus structurant et profond. Ces nouveaux barbares, sécrétions de la défaite de la pensée, luttant contre l’avenir de l’intelligence, robots actuels d’une société liquide, sont dans une logique de dis-société. Plus de société sauf des individus, libres, atomisés, sans sexe, sans âge, sans passé, sans avenir dans des villes anonymes de consommateurs salariés.
Et quand ils n’annulent pas, ils réécrivent, se scandalisent de l’injustice et l’horreur du passé sans jamais le comprendre dans le contexte organique d’une société ancienne. Ils conçoivent les humanités comme des disciplines d’extrême droite, réactionnaires, presque fascistes, ce qu’elles ne sont en rien, au nom d’un progressisme sans limite et nihiliste. Les wokistes ont le physique de leurs idées, ils sont marqués par la déliquescence des formes. Les inquisiteurs à cheveux fluo et au tee-shirt licorne sont arrivés.
Le wokisme est une excroissance tumorale de la lutte des classes, un marxisme 2.0 repassé par la société de consommation et le libéralisme, les luttes sociétales supplantant les luttes sociales, l’individu minoritaire et victime l’emportant sur la communauté, le monde globalisé sur le chez soi, l’autre sur l’ami. Il joue la caution de gauche, belle et bonne, d’un système libéral et davosien – je renvoie à mon écrit sur Klaus Schwab et le Great reset – visant à détruire, détruire tout jusque dans la conscience des jeunes générations.
À mépriser ces réactions minoritaires, à croire qu’elles resteront marginales dans des universités lointaines, on finit par les voir s’ériger en idée courante un lustre plus tard. Pasolini expliquait dans ses Écrits corsaires ceci : « le fascisme avait en réalité fait des classes populaires des guignols, des serviteurs, peut-être en partie convaincus, mais il ne les avait pas vraiment atteints dans le fond de leur âme, dans leur façon d’être. Elle a transformé les jeunes ; elle les a touchés dans ce qu’ils ont d’intime, elle leur a donné d’autres sentiments, d’autres façons de penser, de vivre, d’autres modèles culturels. » Ces petits individus en sont l’illustration.
Il est vraiment juste, bon et salutaire, c’est notre devoir, d’alerter nos lecteurs et nos maîtres pour qu’ils acceptent de se compromettre, d’être semper armati, et d’aller, à la hussarde, plume seule ou en groupe, contre ces mouvements qui veulent achever ce que Bernanos dans la France contre les robots trouvait déjà bien achevée : la civilisation.
Nicolas Kinosky
© LA NEF le 14 septembre 2022, exclusivité internet