Le linceul de Turin complet.

Le Linceul de Turin : une triple énigme

Jean-Christian Petitfils vient de publier un livre passionnant sur le Linceul, enquête qui aborde tous les aspects (historiques, scientifiques et apologétiques) et qui, concernant le « trou historique » de 1204-1357, défend une thèse qu’il estime désormais établie par ses recherches (1). Entretien.

La Nef – Vous êtes un historien reconnu : pourquoi avoir publié un livre sur le Linceul de Turin qui n’est pas a priori un sujet proprement historique, mais plutôt religieux et scientifique ?
Jean-Christian Petitfils
– Comme vous le savez, je me suis beaucoup intéressé aux mystères de l’histoire auxquels j’ai consacré plusieurs ouvrages. Or l’un des plus grands est assurément celui du linceul de Turin, improprement appelé Saint Suaire. La question est de savoir si cet antique sergé de lin, à chevrons en arêtes de poisson, de 4,40 m de long sur 1,10 de large, qui présente, dans des couleurs pâles, la face ventrale et dorsale d’un crucifié mort, flagellé, torturé, avec tous les signes de la Passion (y compris le coup de lance et les traces de la couronne d’épines) est bien le linge sépulcral ayant enveloppé le corps de Jésus le Nazaréen au soir de son supplice le 3 avril de l’an 33 ? Ce n’est pas à proprement parler une question de religion. Cette relique pourrait être un faux que cela ne remettrait pas en cause, pour les croyants, la réalité de la Résurrection. C’est une énigme à la fois historique, archéologique et scientifique. C’est ainsi que je l’ai abordée.

Qu’est-ce que l’histoire nous apprend sur le Linceul ? Vous-même apportez des éléments nouveaux : lesquels ?
Son histoire est complexe. Je pense avoir établi qu’il apparaît dans la ville proche-orientale d’Edesse (aujourd’hui Urfa en Turquie) à la fin du IVe siècle, probablement en 387-388, venant d’Antioche, la grande métropole chrétienne de la région, en proie à de graves troubles. Au Xe siècle, au terme d’âpres négociations entre l’émir du lieu et l’empereur Romain Lécapène, la précieuse relique qu’on appelait acheiropoïète (c’est-à-dire « non faite de main d’homme ») fut acquise par les Byzantins. Elle arriva à Constantinople le 15 août 944. Pour beaucoup d’historiens, elle aurait disparu en 1204 lors du sac de cette ville par les seigneurs de la quatrième croisade. Je montre qu’il n’en a rien été. Elle resta dans le Trésor de la chapelle du palais impérial et fut cédée à Saint Louis en 1241 par Baudouin II, le dernier empereur latin, avec le deuxième lot de reliques ayant suivi la cession de la Sainte Couronne. En septembre 1347, Philippe VI de Valois en fit don à son porte-étendard, Geoffroy de Charny, sans se rendre compte de l’importance insigne du cadeau qu’il faisait, car pour lui le vrai linceul du Christ se trouvait conservé à l’abbaye de Cadouin en Périgord (lequel se révéla être en 1934 un étendard mahométan de la fin du XIe siècle !). Après plusieurs ostensions organisées par le chevalier de Charny dans son petit village de Lirey, en Champagne, sa petite-fille Marguerite la céda à la maison de Savoie en 1453. D’abord conservée à Genève, puis à Chambéry, elle se trouve à Turin depuis 1578 et appartient au Saint-Siège depuis 1983.

La science valide-t-elle la thèse de l’authenticité, ou est-ce une question encore ouverte et controversée ?
Non, aujourd’hui, il ne subsiste pas l’ombre d’un doute : le Linceul est authentique. Ce n’est pas l’histoire qui nous le dit, puisqu’on ignore ce qu’il est devenu entre l’an 33 et l’an 387 ou 388, date de son apparition à Edesse, mais la science. Depuis les photographies réalisées en 1898 par Secondo Pia, montrant que le Linceul était comparable à un cliché photographique négatif, renversant les ombres et les lumières, les études scientifiques ont été extrêmement nombreuses, toutes convergentes et convaincantes, à l’exception, il est vrai, d’une analyse au carbone 14 faite en 1988 dans de mauvaises conditions et qui n’a pas pris en compte, on le sait aujourd’hui, de multiples pollutions ni le ravaudage des bords du linge. La dernière étude scientifique publiée le 11 avril 2022 par les professeurs italiens Liberato De Caro et Giulio Fanti, utilisant une technique nouvelle consistant à mesurer le vieillissement de la cellulose du lin au moyen de rayons X, est arrivée à la conclusion que le Linceul remontait bien au Ier siècle de notre ère.

Qu’est-ce que le Linceul nous apprend de la Passion et de la Résurrection ?
Énormément de détails réalistes et impressionnants sur la flagellation et la crucifixion de Jésus selon les techniques romaines en usage en ce temps-là. Ce fut un supplice atroce, qu’on a peut-être trop tendance dans nos églises à minimiser, tant le crucifix est devenu banal. Toutefois, personne n’est encore capable d’expliquer la formation de l’image qui n’affecte que le sommet des fibrilles de lin sur une épaisseur de 20 à 40 microns et semble s’être faite par projection orthogonale émanant du cadavre. Personne en outre ne peut expliquer scientifiquement comment le mort a pu sortir de son linge sépulcral sans laisser de traces d’arrachement sur les caillots de sang.

Le Linceul peut-il être un outil d’apologétique et quels dangers et quelles limites à un tel recours ?
Oui, en ce sens que le Linceul nous éloigne des interprétations symboliques et « mythologisantes » du mystère de la Résurrection, mais à la condition de ne pas en faire un « cinquième évangile » ni la « preuve » matérielle de la Résurrection, car celle-ci, pour authentique qu’elle ait été, ne peut se lire ni se vivre que dans la plénitude de la Révélation.

Propos recueillis par Christophe Geffroy

(1) Jean-Christian Petitfils, Le Saint Suaire de Turin. L’enquête définitive, Tallandier, 2022 (sortie le 25 août), 464 pages, 26 €.

© LA NEF n°350 Septembre 2022