Elizabeth II © Wikimedia

De la royauté britannique

Petite réflexion sur la royauté britannique à l’occasion de la mort de la reine d’Angleterre Élizabeth II le 8 septembre 2022.

Dans sa conception anglaise prétendument classique, la souveraineté était censée résider par indivis dans un système ternaire (le roi, les lords, les communes) – très inédit agencement de forces qui fut atteint au prix d’une longue et âpre lutte entre le trône et ce qu’on doit appeler en gros la représentation nationale. Si bien que même aux temps où s’imposa la monarchie absolue, les anciens privilèges des Chambres continuèrent à être théoriquement reconnus, et les rois (y compris le despotique Henri VIII) ne manquèrent jamais de leur faire confirmer les pouvoirs qu’ils s’arrogeaient de leur propre grâce. En résumé, que revinssent des circonstances plus favorables, à partir du milieu du XVIIe siècle, et ces formes engourdies se ranimeraient beaucoup. Avec, pour conséquence, un déclin manifeste de l’autorité royale (sauf sous George III avant sa maladie) quand fut installée en 1714, à l’initiative des grands whigs, la nouvelle dynastie hanovrienne. Car, dès ce moment, essentielle apparaît la place de la Chambre des Communes, quoique son caractère représentatif (oligarchique plutôt et dans l’étroite obédience, désormais, d’un petit nombre de familles puissantes) soit demeuré, jusqu’à la réforme électorale de 1832 et peu ou prou jusqu’à celle de 1867, une fiction. Du reste, persistance d’un certain état d’esprit, le peuple, encore vers la fin du XIXe siècle, aura souvent coutume de s’en remettre à la bourgeoisie du soin de voter (même s’il avait maintenant ce droit). Et la bourgeoisie de s’en remettre à l’aristocratie du soin de gouverner. Dont, par étapes, elle sera écartée, tandis que son bastion de la Chambre des Lords essuierait un double et funeste amoindrissement. D’abord en 1911, puis en 1949.

La Couronne dépossédée du pouvoir
Déposséder la royauté en ménageant le prestige de la maison régnante, réduire pratiquement à deux les partis en présence aux Communes, les rendre idoines à servir de pivot au gouvernement, faire prévaloir l’usage que les cabinets se retirent sur une mise en minorité, ces choses étaient acquises, en 1837, à l’avènement de Victoria. Quant aux lois, ni les fabriquer, ni les appliquer n’appartenait à la reine, et leur opposer son veto, pas davantage. La possibilité, en revanche, de dissoudre le Parlement ? De choisir, en cas de crise, le Premier ministre ? Décisions soumises strictement aux ordinaires façons d’agir. Bref, ayant éprouvé plusieurs fois de vexants mécomptes, la reine, constitutionnelle par raison, le devint par habitude.
Malgré cela, elle gardait « le droit de savoir, le droit d’encourager, le droit d’avertir ». Droit de savoir : toujours elle exigea des ministres qu’ils la tinssent exactement informée. Droit d’encourager : nous pensons à la guerre du Transvaal. Droit d’avertir : nous pensons à l’affaire de Fachoda et à l’exhortation de ne pas humilier la France. Dans un pays où presque chaque législature changeait l’équipe dirigeante, elle incarnait la permanence. Aussi le centre fixe du royaume, l’axe de l’Empire, le symbole de son unité. Le 21 janvier 1901 pourtant, âgée de quatre-vingt-deux ans, Victoria, reine d’Angleterre, d’Écosse, d’Irlande et des Dominions britanniques d’au-delà des mers, impératrice des Indes, rendit le dernier soupir.

Une pyramide renversée
Son successeur avait cinquante-neuf ans. Sacré sous le nom d’Édouard VII au bout d’une interminable carrière de prince de Galles. Puis remplacé à sa mort, en 1910, par George V, règne au cours duquel la dynastie, répudiant ses attaches allemandes, va s’angliciser en maison de Windsor. Après quoi, la couronne passa, en 1936, d’Édouard VIII (qui abdique rapidement) à son frère le duc d’York, ce respectable George VI, père de la future Élizabeth II.
Quelques commentateurs, voici déjà pas mal de décennies, parlaient du régime mixte en vigueur chez nos voisins d’outre-Manche, où les principes monarchique, aristocratique et démocratique, loin de chercher à se détruire, se soutiennent réciproquement – sorte de palais aristocratique, répétait l’un d’eux, à flèche monarchique et à assise populaire… Palais néanmoins, ajoutait-il, que l’omnipotente Chambre des Communes a loisir de mettre sens dessus dessous, par exemple en décidant de bannir toute représentation héréditaire au seul profit de la représentation élective. Or, maints signes, lointains parfois, ont mûri ce basculement d’une « démocratie » historique vers une démocratie idéologique, figure d’une pyramide renversée, la pointe en bas, la base en l’air.

Michel Toda

© LA NEF n°351 Octobre 2022