Guillaume II en 1902 © Wikimedia

La dernière Monarchie

L’Empire allemand (1871-1918) a été un régime original et efficace qui a sombré avec les monarchies continentales dans la défaite de 1918, marquant la fin irrémédiable du « monde d’hier » (Stefan Zweig).

Proclamé le 18 janvier 1871 dans la galerie des Glaces de Versailles, l’Empire allemand scellait le lien fédéral unissant vingt-cinq États (dont vingt-deux pourvus d’une dynastie régnante et trois républiques : Hambourg, Brême, Lübeck) sous la prépondérance du plus actif, du plus puissant d’entre eux, la Prusse des Bismarck et des Moltke – qui, à elle seule, couvrait 65 % de la superficie du nouveau Reich et rassemblait 62 % de ses habitants. D’ailleurs, comme l’empereur était en même temps le roi de Prusse, chef de la maison des Hohenzollern, comme dans sa fonction, le chancelier impérial, aussi Premier ministre prussien, bénéficiait de l’assistance de son propre gouvernement, comme au Bundesrat (où siégeaient et votaient ès qualités les plénipotentiaires, nommés par chacun des princes et chacune des trois villes) ladite Prusse, grâce à sa minorité de blocage, avait loisir d’en neutraliser les décisions jugées inopportunes, on peut bel et bien parler d’influence hégémonique.
Mais il faut préciser. Perdue leur souveraineté souvent illusoire, les moyens et petits États fédérés jouissaient d’une large autonomie, gardaient leurs Constitutions particulières et leurs gouvernements, bref, préservaient leurs traits distinctifs au sein du Reich – celui-ci ayant une Constitution et un gouvernement communs à tous. Donc outre l’empereur et le chancelier, le Reichstag ou Chambre des députés et le Bundesrat ou Conseil fédéral, assemblées qui font la loi et, de même que le chancelier, en ont l’initiative. Cependant, bien qu’élu au suffrage universel, le Reichstag ne saurait renverser le chancelier, choisi par l’empereur et seulement responsable devant lui. Quant au Bundesrat, chargé d’arbitrer à titre de Cour suprême les différends entre le Reich et les États, nécessaire est son approbation pour déclarer la guerre et dissoudre le Reichstag.
En tout cas, par la force des choses, et quoique les princes soient des alliés de l’empereur, non des sujets, le gouvernement central allait se compliquer, s’étoffer, gagner sans cesse aux dépens des États fédérés. Incarnant d’abord l’entièreté du ministère, Bismarck sera amené à recruter dans le vivier de la haute administration plusieurs grands commis subordonnés à son autorité, auxquels va être confiée la direction d’offices (affaires étrangères de l’empire, justice, chemins de fer, postes, marine, etc.) en dehors d’une étroite structure collégiale. Pour résumer, effet de la synchronie entre l’importance croissante de la Prusse dans le Reich et le développement des compétences de ce dernier, le royaume des Hohenzollern tempère l’unitarisme partout où le maintien de la prérogative prussienne l’exige ; il l’affermit dans la mesure où il lui donne la direction de l’Allemagne (accrue depuis le 10 mai 1871 de l’Alsace-Lorraine).

Avancées sociales
Guillaume Ier mort nonagénaire le 9 mars 1888, son fils et successeur Frédéric III, atteint d’un cancer au larynx, mort le 15 juin de la même année, place à Guillaume II. Suivirent, le jeune monarque présomptueux d’un côté, Bismarck de l’autre, vingt-deux mois d’une cohabitation de plus en plus difficile qui, de janvier à mars 1890, se tournera en crise véritable traduite par la démission forcée du vieux et illustre chancelier. Lutte pour le pouvoir ? Dès l’origine. Mais c’est dans la question sociale qu’a résidé l’occasion de la rupture. Au Conseil de la Couronne du 24 janvier, Guillaume, après des grèves retentissantes, présente deux mémoires où figurent l’obligation du repos hebdomadaire, nombre de mesures en faveur des femmes et des enfants, la création de comités d’entreprise et de banques d’épargne, la construction d’hôpitaux, d’orphelinats, etc. Puis le 3 février il signe deux ordonnances, sans le contreseing du chancelier, qui annoncent la préparation d’une législation du travail et la mise en place de représentations ouvrières pour négocier avec le patronat et l’administration. Car l’empereur, prenant au sérieux son devoir chrétien d’aider les opprimés, osait dire des patrons à ce moment-là qu’ils ne songeaient qu’à presser les ouvriers « comme des citrons » et que lui voulait être « le roi des gueux ».
Opposé à la prépotence d’assemblées électives, Bismarck, au fond, avait ouvert la voie au « régime personnel » de Guillaume II, promu maintenant, comme il l’écrivait aux princes, « l’officier de quart sur le vaisseau de l’État ». Mot significatif ! Ici l’empereur, « instrument choisi par le Ciel » et chef sourcilleux de l’armée, nomme les officiers, décide de leur avancement, les punit, les révoque. Tête agissante du commandement militaire et naval, féru des beaux uniformes, des revues et parades impressionnantes (revanche d’une infirmité – le bras gauche trop court et ankylosé – qui l’humilie ?), il est le camarade des soldats. Néanmoins, en dépit de sorties bruyantes sur la poudre sèche et l’épée aiguisée, vingt-six ans durant, de 1888 à 1914, le Reich wilhelmien, sauf l’expédition contre les Boxers, demeurerait en paix avec le monde.

Une tyrannie ?
Une tyrannie, ont prétendu plusieurs, cachée sous un vernis constitutionnel… Inexact. En effet, ni une plate monarchie parlementaire de type dualiste (ou régime doté d’une instance décisionnaire à simple exécutif monarchique), ni, bien pire, un fallacieux régime en forme monarchique, image évanescente, donc négatrice, de la royauté, mais un système fondé sur le monarchische prinzip, étranger à la reconnaissance d’une dualité de principes et plus encore au total sabotage de la fonction royale. On avait donc, en l’espèce, distincte de l’ancienne monarchie absolue, qui réalise avec l’unité théorique du pouvoir d’État l’unité permanente de l’exercice de ce pouvoir, une monarchie limitée qui, tout en assurant la suprématie du roi (de Prusse) et de l’empereur (allemand) dans l’exercice de ce pouvoir, soumettait ledit exercice (selon un dégradé de techniques propres au royaume et propres à l’empire), d’abord dans le domaine législatif, à certaines dépendances susceptibles de faire obstacle à sa volonté – sans jamais, point essentiel, la contraindre positivement.
Très bonne mémoire, grande facilité d’assimilation, vraies qualités d’orateur, Guillaume II, jusqu’à la guerre, garderait un immense ascendant auprès de ses sujets. Preuve de ce magnétisme, le 15 juin 1913, lors du jubilé d’argent de son règne, adresses, cérémonies, ouvrages commémoratifs, érections de statues se multiplièrent. Mieux que le primus inter pares de l’époque bismarckienne, que le premier d’entre tous les princes allemands, l’empereur dorénavant symbolisait, aux yeux des masses, la constance d’une nation germanique en plein développement de son économie, en pleine expansion démographique (67 millions d’habitants en 1914), maritime et industrielle, presque sans chômeurs et bénéficiant de lois sur l’assurance-maladie, sur l’assurance-accident, sur l’assurance-vieillesse, dont rien, dans nul autre pays, n’approchait (et sûrement pas dans la France républicaine, avec sa natalité d’une insigne faiblesse – 41,5 millions d’habitants en 1914 – lanterne rouge en matière de droit social).

La guerre
Malheureusement, il y eut le terrible conflit annoncé le 28 juin 1914 par le geste criminel de Sarajevo, conséquence des crises balkaniques de 1908 et de 1912-1913. Après quoi, le 28 juillet, déclaration de guerre de l’Autriche-Hongrie à la Serbie, mobilisation de la Russie à partir du 29 juillet et le 1er août au soir déclaration de guerre de l’Allemagne à celle-ci, puis le 3 à la France. Tandis que le 4 août ce fut au tour de la Grande-Bretagne de déclarer la guerre à l’Allemagne. Bien entendu, Guillaume devint tout de suite l’éminente figure de l’Union sacrée. Acclamé avec son épouse lorsqu’ils passent en voiture le 31 juillet par la porte de Brandebourg. Acclamé le lendemain 1er août au balcon du château de Berlin et ses paroles, reproduites sur des cartes postales à son image, diffusées à profusion.
Mais en novembre 1918 arriva la défaite. L’empereur et roi de Prusse dut abdiquer. Et pareillement les rois de Bavière, de Saxe, de Wurtemberg, les grands-ducs de Bade, d’Oldenbourg, etc., en un mot, l’ensemble des porteurs de couronnes de la Germanie. Catastrophe finale, selon l’historien italien Guglielmo Ferrero (1), du principe d’autorité qui dominait la plus grande partie de l’Europe – du principe « déjà ébranlé par l’incrédulité, le rationalisme, les doctrines égalitaires » et « déraciné complètement par la guerre mondiale ».

Michel Toda

(1) La ruine de la civilisation antique, Librairie Plon, 1921.

© LA NEF n°349 Juillet-Août 2022, mis en ligne le 29 septembre 2022