Palais de l'Elysée © Celestin Goldrstein-Commons.wikimedia.org

Le sens du dernier cycle électoral

Pour comprendre le sens des dernières élections, présidentielle et législatives, qui révèlent une indifférence à l’histoire, il convient de les resituer dans un contexte plus large remontant aux années 70.

En mai, une élection présidentielle ; dans la foulée, en juin, des élections législatives. Notre peuple a été appelé à quatre reprises à des choix politiques qui intéressent toute notre communauté nationale. Il a répondu de façon qui a laissé perplexe notre classe dirigeante. Qu’a-t-il voulu exprimer ? Voilà la question à laquelle ce texte essaie de répondre.
Nous n’avons pas manqué, il est vrai, d’analyses expertes qui ont décortiqué les résultats. Je n’ai pas la prétention d’y ajouter la mienne, d’autant que certaines sont solidement argumentées. Mais toutes se limitent à des exposés sur l’état présent des courants qui divisent notre société ; elles tirent les leçons d’une actualité prise en elle-même. Mon intention ici est autre : je pense que le cycle électoral de ce printemps gagne à être mis en perspective. Relié à des évènements passés, il nous permet de pénétrer la dynamique de l’esprit public. Il nous donne d’utiles indications sur la voie que prend notre nation.
Commençons notre réflexion par un fait qu’à ma connaissance, aucun observateur n’a relevé : de la campagne d’Emmanuel Macron, les électeurs ont surtout retenu sa volonté proclamée de repousser l’âge de la retraite à 65 ans ; Jean-Luc Mélenchon a mis en tête de ses discours, sa promesse de porter immédiatement le Smic à 1400 euros net par mois ; et Marine Le Pen a axé sa campagne sur l’augmentation du pouvoir d’achat des Français. Autant de mesures à court terme. Les intentions des trois candidats à plus longue échéance sont restées dans le vague. On devine qu’ils envisagent pour la France des avenirs différents, mais les contours en sont flous et les modalités indéterminées. De toute évidence, les vues lointaines leur ont paru d’un intérêt secondaire.
Dans notre démocratie, il n’en a pas toujours été ainsi. Dès 1789 et pendant près de deux siècles, les candidats aux scrutins nationaux, pensaient indispensable d’inscrire leurs campagnes dans une vaste perspective historique. Pour résumer cette époque, disons que la droite attachait son programme à une interprétation catholique de l’histoire de France ; elle avait le regard fixé sur la longue marche de notre peuple vers le royaume de Dieu. La gauche défendait un point de vue différent. Son programme visait aussi une apothéose finale de liberté et de fraternité, mais elle rejetait l’idée que la religion traditionnelle put y contribuer ; la raison humaine était son seul guide. Elle s’enthousiasma successivement pour les doctrines rousseauiste, socialiste, positiviste et communiste qui avaient toutes comme axiome que la fin de l’histoire était à portée de notre volonté.

L’indifférence à l’histoire
Comment faut-il interpréter le rétrécissement de perspectives qui est de plus en plus net dans les cycles électoraux de notre temps ? Certains y voient un progrès. Les candidats, disent-ils, ont sagement renoncé à l’ivresse des grandes utopies d’avenir parce que l’opinion publique, instruite par l’expérience des deux siècles passés, s’en méfie. Elle préfère un progrès à petits pas, mais bien assuré. La médiocrité des programmes est le prix qu’il faut payer pour la stabilité de notre démocratie.
Selon moi, une telle interprétation est fausse. Ce qui caractérise notre temps, ce n’est pas la prudence de l’opinion majoritaire dans sa marche vers l’accomplissement de notre histoire, mais son indifférence à cette même histoire.
Un exemple fera mieux mesurer l’abîme qui sépare les deux points de vue. L’opinion publique, dans sa majorité, considère aujourd’hui la liberté d’avortement comme un droit fondamental. Le principe étant acquis, la loi a été élargie prudemment à mesure que l’expérience en a montré l’utilité. Notre société en est d’autant plus assurée dans son choix initial. Voilà l’interprétation de ceux qui y voient un progrès. Mais, pour ceux qui, comme moi, examinent le droit à l’avortement dans une perspective historique, non seulement la loi qui l’instaure, rompt brutalement avec les valeurs de notre passé, mais encore elle se désintéresse de notre avenir : elle néglige la responsabilité que nous prenons pour la France de demain en la privant de millions de citoyens actifs. Nos descendants devront y suppléer tant bien que mal en faisant venir des masses d’immigrés souvent très difficiles à intégrer. C’est ainsi que la liberté d’avortement montre notre indifférence à l’histoire passée et à venir. Le présent seul retient notre attention.

Un retournement de perspective
Je pourrais donner bien d’autres illustrations à l’état d’esprit de la majorité des électeurs. Mais je vais droit à la question centrale de cet article : pourquoi, dans notre vie politique, un retournement aussi complet s’est-il produit ? Quelle cause a fait que nous sommes passés de luttes pour l’achèvement de l’histoire à une guérilla confuse en vue d’avantages immédiats ?
La réponse se trouve dans un évènement qui, aujourd’hui encore, est mal compris : la révolution de 1968. Elle n’a pas apporté grand-chose à la France sur le plan politique et social ; mais elle a posé un regard neuf sur les droits humains et, par voie de conséquence, sur les valeurs de la société. Quel droit individuel a-t-elle le plus vivement réclamé ? On connaît deux de ses slogans caricaturaux : « Ce que nous voulons, c’est jouir sans entraves » ; et encore : « Ce que nous voulons, c’est tout, tout de suite ». La génération qui a manifesté en Mai 68 avait été façonnée par la double découverte de la « société de consommation » et de la pilule anticonceptionnelle. Elle y a puisé l’idée d’un droit inconditionnel au bien-être immédiat. Son aspiration a été si puissante qu’elle a écarté les valeurs héritées du passé et les préoccupations pour l’avenir. Le présent a dominé sa pensée. Dans son élan, elle a bousculé les efforts laborieux de la droite et de la gauche pour ouvrir des perspectives lointaines et vidé de leur force d’attraction aussi bien l’Église catholique que le Parti communiste, dont les doctrines sont fondées sur les sacrifices à faire aujourd’hui pour respecter le sens de l’histoire. Les étudiants de 1968, devenus les cadres de notre nation, nous ont transmis à la fois leur appétit irrépressible de bien-être immédiat et son corollaire, l’indifférence à l’histoire.
Les révoltés du quartier latin avaient un autre trait commun, qu’il me semble important de souligner parce qu’il est indissociable du premier. Tous les étudiants contestataires appartenaient à la classe moyenne. Ils étaient étrangers aux couches populaires et les comprenaient mal. Leurs tentatives naïves pour entraîner derrière eux les ouvriers et les paysans, ont toutes échoué. Le malentendu s’est perpétué jusqu’à nous. « La passion du bien-être, a observé Tocqueville, est essentiellement une passion de classe moyenne ; elle grandit et s’étend avec cette classe ; elle devient prépondérante avec elle », mais elle ne va guère au-delà.

L’étape Giscard d’Estaing
Nous voici maintenant équipés pour reprendre rapidement notre histoire politique du dernier demi-siècle jusqu’au cycle électoral du printemps 2022.
Une première étape nous fait arrêter en 1974, six ans après la secousse de 1968. Cette année-là, le suffrage universel porta Valery Giscard d’Estaing à l’Élysée. Sans en être conscients, les Français donnèrent le pouvoir à un homme qui, le premier, discerna l’aspiration encore balbutiante de notre classe moyenne et entreprit d’y répondre sur le plan politique. C’est lui qui fit certaines des « réformes » les plus révolutionnaires que la passion du bien-être exigeait. Citons le droit à l’avortement, le divorce par consentement mutuel et l’indemnité de chômage portée à 90 % du dernier salaire pendant un an. Dans chaque cas, il s’agissait d’un avantage accordé à la classe moyenne. Les milieux populaires, dont les revendications étaient autres, s’en défièrent ou restèrent indifférents. Giscard eut aussi le talent d’envelopper l’individualisme foncier de ses mesures, dans une mystique d’émancipation collective : il se fit le chantre de la « société libérale avancée » dont notre pays devenait un modèle. Il définit les gouvernements de l’avenir comme devant être, à l’exemple du sien, « libéraux, centristes et européens ». Libéral signifie liberté en matière économique et sur le plan des mœurs ; centriste veut dire affranchi des vieilles idées de droite et de gauche ; européen enfin, parce que la construction européenne est une vaste entreprise menée pour faciliter la consommation de biens et de services. Derrière ces trois axes d’action politique, il est facile de découvrir un empressement à servir le bien-être de la classe moyenne.
Giscard fit encore plus : il essaya d’expliquer comment la « société libérale avancée » allait triompher des divisions du passé et offrir à la France un avenir tranquille de concorde, de liberté et de prospérité. Résumons sa thèse : il admet volontiers que la recherche passionnée du bien-être tue, chez nos contemporains, le sentiment, et même le désir d’une participation à l’histoire. C’est pourquoi il définit la société qui vient, comme une « société sans objet ». Mais, selon lui, il faut voir là un grand progrès. En effet, l’avenir de notre pays appartient à une classe moyenne appelée à devenir largement majoritaire (2 Français sur 3, selon ses calculs). Elle imposera ses aspirations et ses valeurs. La recherche d’un bien-être toujours plus poussé sera désormais le critère des choix électoraux. Comme, par sa nature même, cette recherche est indissociable de la liberté dans l’ordre et du progrès dans la tolérance, notre démocratie en sera fortifiée.
La suite a montré qu’il y avait beaucoup d’erreurs et d’illusions dans les réflexions de Giscard. Je m’y suis arrêté parce que Macron en est l’héritier presque mot pour mot. Mais continuons le résumé de l’étape commencée en 1974 ; elle s’achève en 1981 avec la défaite du Président sortant face à François Mitterrand, candidat du programme commun de la gauche. Comment expliquer que l’homme qui a si bien compris les aspirations montantes, ait été battu par le représentant d’une idée passée ? De façon simple : les vieilles puissances de la droite et de la gauche, quoiqu’ébranlées, dominaient encore les mentalités. Giscard était arrivé trop tôt. C’est lentement, décennie après décennie, que l’influence politique du catholicisme a reculé au point de devenir presque négligeable. La chute des grandes utopies de gauche, et notamment du communisme, a été beaucoup plus rapide. Elle a livré nombre de ses militants et électeurs aux séductions de la société du bien-être, sous couvert de luttes pour la liberté et la tolérance. Un homme de gauche ne peut résister à ce genre d’appel.
Les élections nationales qui vont de 1981 à 2017 peuvent être décrites comme une lente progression des politiques exigées par la classe moyenne pour satisfaire sa passion de bien-être. Mitterrand et Chirac s’efforcèrent de ménager, le premier les vieux partis de gauche, le second, les forces établies de la droite, mais en étant obligés de constater leur affaiblissement. Après eux, l’évolution s’accélère. Avec Sarkozy et Hollande, les étiquettes de droite et de gauche ne sont plus qu’un décor. Derrière elles, c’est la « pensée unique » qui s’impose. Elle conduit à de multiples mesures, toutes prises pour accroître le bien-être de la classe moyenne et toutes détachées de préoccupations historiques : le mariage homosexuel, le contournement du référendum populaire qui a refusé une intégration européenne plus poussée, le démantèlement des services publics sont les illustrations les plus frappantes de la volonté d’une classe moyenne devenue prépondérante, à élargir son bien-être présent sans se laisser arrêter par aucun « tabou » hérité du passé ni aucun risque pour l’avenir.

Macron, la dernière étape
Nous voici arrivés à la dernière étape, celle qui commence avec les élections de 2017 et continue sous nos yeux en 2022. La classe moyenne se débarrasse successivement des masques de gauche ou de droite qu’elle avait dû revêtir pour accéder au pouvoir. Avec Macron, elle peut enfin se présenter comme elle est dans son essence, c’est-à-dire « libérale, centriste et européenne » et établir la « société sans objet » dont le seul souci est son propre soin. Elle assure sa domination par sa présence majoritaire dans nos grandes métropoles, où se concentrent les richesses, les échanges avec le monde et un mode de vie « libre et tolérant ».
Mais, malgré les proclamations de nos dirigeants, la société française est moins unie et pacifiée qu’annoncé. Ces deux élections ont donné la preuve que la classe moyenne « progressiste » était loin de rassembler 2 Français sur 3. Elle doit se contenter de moins d’un sur quatre. Pire : loin de s’étendre, cette classe moyenne se rétrécit. Ce n’est pas un signe d’hégémonie durable.
Où sont donc passés les autres électeurs ? Le cycle électoral du printemps a montré qu’ils se rassemblaient dans deux principaux groupes d’opposition. Les observateurs qualifient abusivement, l’un d’extrême gauche, l’autre d’extrême droite. En réalité, ni l’un ni l’autre n’est une résurgence des grandes familles du passé. Ils ne songent pas à ressusciter leurs perspectives historiques. Ils expriment seulement un rejet, déterminé mais confus, de la « société libérale avancée ».
Commençons par l’opposition de gauche qui a voté pour Jean-Luc Mélenchon. Elle frappe par son caractère hétéroclite. Elle comprend, autour de quelques débris démoralisés de l’ancienne gauche, notamment chez les salariés du secteur public, des immigrés mal intégrés et une jeunesse urbaine déclassée. Ce qui a amené à Mélenchon les deux dernières composantes, c’est moins une hostilité de principe au « progressisme » de Macron, qu’une déception d’en être oubliés, un sentiment de frustration et une aspiration à dépasser une « société libérale » moins avancée qu’imaginé. Mais dépasser comment ? Les différents courants qui ont soutenu Mélenchon sont incapables de réponses cohérentes. Les Français le sentent. C’est pourquoi il est peu probable qu’à vue humaine, ils confient leur sort à cette « gauche » trop divisée pour gouverner durablement.

Une opposition de droite radicale
L’opposition de droite est plus radicale, parce qu’elle rassemble tous ceux et celles que la « société libérale avancée » a précarisés, marginalisés, exclus, et même privés d’identité. Leur opposition est une opposition de principe, farouche et définitive. Elle touche surtout les masses populaires que la classe moyenne n’a guère ménagées dans sa recherche de bien-être, en comprimant ses revenus, licenciant ses bras peu productifs et rabotant ses allocations compensatrices. Mais l’exclusion n’a pas seulement des causes économiques. S’y ajoutent aussi toutes les victimes de la « libération des mœurs », membres isolés de familles éclatées, mères célibataires dépourvues de ressources, jeunes adultes sans attache intégratrice, qui sont brutalement renvoyés au bas de l’échelle sociale. S’y ajoutent enfin ceux qui ont été éliminés de la classe moyenne, sans faute de leur part, mais parce qu’ils vivaient dans une zone rurale trop éloignée des métropoles ou travaillaient dans un secteur d’activité en perte de dynamisme. Marine Le Pen a été au confluent de leurs colères et de leurs révoltes. Mais, pas plus que Mélenchon, elle n’a réussi jusqu’à présent, à opposer une alternative à la « société sans objet ». C’est pourquoi elle a été battue à trois reprises et pourrait bien l’être encore.
Restent les abstentionnistes, dont la masse grossit depuis 15 ans à mesure que la « société libérale avancée » découvre davantage ses véritables traits. Que signifie leur refus de prendre part aux votes ? Les explications de tous les chefs de partis sont faibles et embarrassées. Je me sens donc encouragé à apporter la mienne. Je m’appuierai sur l’autorité de Charles de Gaulle : « Sans mission internationale qui lui soit propre, a-t-il écrit, le peuple français se désintéressera de lui-même et ira à la dislocation. » La « société sans objet » dans laquelle nous sommes de plus en plus plongés, ne peut imaginer de mission internationale qui soit un objet propre à la France. Ce serait contraire à sa nature. Elle subordonne notre politique étrangère à un consensus européen ou une coalition atlantique, qui, pensent nos dirigeants, garantit le bien-être tranquille de la classe moyenne. Mais alors il ne faut pas s’étonner d’une abstention grandissante : elle montre que le peuple français commence de se désintéresser de lui-même. Et la fracture de l’opinion en trois blocs irréconciliables est un indice d’une dislocation à venir.

Michel Pinton

Michel Pinton, ancien secrétaire général de l’UDF, a été député au Parlement européen.

© LA NEF n°351 Octobre 2022