Si le modèle social contemporain, en Occident, semble soumis au rouleau compresseur libéral, entraînant de facto un relativisme ambiant, un matérialisme constant et un utilitarisme prégnant, les dernières déclarations du Conseil consultatif national d’éthique (sans doute composé de groupies de Line Renaud) constituent un revirement ubuesque de la doctrine de cette autorité en matière d’euthanasie[1], et ce malgré la tentative manquée de tisser un lien évolutif entre les précédents avis et celui rendu le 13 septembre 2022. Le 30 juin 2013, ce CCNE rendait pourtant un avis dans lequel il indiquait que « cette légalisation […] n’est pas souhaitable ». Plus récemment, le 25 septembre 2018, la même institution rendait plusieurs avis et réaffirmait, sur l’euthanasie, « l’impérieuse nécessité que cette loi [Claeys-Léonetti] soit mieux connue et mieux respectée ». Or, le 13 septembre dernier, le CCNE a rendu public un avis dans lequel il soutient qu’il « existe une voie pour une application éthique d’une aide active à mourir », et donc une « dépénalisation » de l’euthanasie[2]. Si une « pluralité d’opinions » est soulignée au sein de cet avis, reste que ce comité des sages fait volte-face, comme si l’éthique était fluctuante au gré des volontés politiques et médiatiques… or, ce n’est pas son rôle. Au même titre qu’il ne saurait exister de « GPA éthique », comme le rappelaient, entre autres, le professeur René Frydman en novembre 2021 et le professeur Muriel Fabre-Magnan depuis de nombreuses années[3], il ne saurait non plus exister une « euthanasie éthique » comme le prétend le CCNE.
Il faut bien avoir à l’esprit que cet avis est le fruit d’un processus de puissance individualiste et matérialiste dont Jacques Ellul nous mettait en garde il y a déjà plusieurs décennies dans Morale et technique, entre autres[4]. Si les grecs entendaient l’euthanasie (eu/thanatos) comme la bonne mort, c’est-à-dire la mort naturelle du vieillard qui, sur son lit de mort, dit adieu aux siens pour se rendre vers les portes de l’Hadès, l’idée contemporaine d’euthanasie visant à soulager une personne souffrante nous vient des pensées anglo-saxonnes utilitaristes[5] de Jérémy Bentham et de John Stuart Mill qui considéraient que seuls le bonheur et le plaisir étaient des éléments justifiant la vie terrestre. Il faut « maximiser le solde positif des plaisirs »[6]. Si la douleur l’emporte sur ce bonheur ou ce plaisir, la vie devient alors « inutile » car l’équilibre entre les bénéfices et les risques (auxquels les politiques tentent de nous habituer depuis trois années maintenant) disparaît. Chez eux, la balance de la vie pèse la jouissance et la souffrance. De là sont nées deux approches : l’une au commencement du XXe siècle qui visait à éliminer toutes les personnes n’ayant pas « d’utilité » sociale, l’autre, dans la seconde partie du XXe siècle, qui vise à produire un affect, une compassion autour de situations individualisées. C’est l’euthanasie compassionnelle, mise en avant par l’avis récent du CCNE, qui joue sur le sensible – le CCNE parle de « devoir de solidarité »… – et non plus sur la raison nécessaire à l’éthique. On observe, dans cette dissociation entre les deux approches euthanasiques, la distinction sociopolitique qui règne depuis plus de deux siècles dans l’Occident : le socialisme (on élimine les individus inutiles à la société – nazisme, trotskisme, communisme, fascisme, etc.), et le libéralisme, où tout est centré sur la subjectivité et l’individu et non plus sur le Bien. Une même médaille, deux funèbres revers.
Si les médecins, et notamment ceux qui travaillent en soins palliatifs, ne courent pas après l’euthanasie, le politique français subit les lobbies idéologiques et économiques qui œuvrent pour une légalisation de l’euthanasie depuis plusieurs années. L’histoire récente nous révèle ce nébuleux et macabre cheminement. En 1980, l’écrivain Michel Landa fondait l’Association pour le droit de mourir dans la dignité, « ADMD », association promotrice d’une euthanasie volontariste, soutenue par ailleurs par d’influentes sphères politico-économistes, à commencer par Xavier Bertrand[7]. Face à cet engouement qui dépassait l’hexagone, en 1987, le premier service de soins palliatifs était créé à l’Hôpital international de la Cité universitaire, puis un second en 1989 à l’hôpital Paul-Brousse de Villejuif, puis à l’Hôtel-Dieu de Paris. Le 31 juillet 1991, une loi introduisait les soins palliatifs dans les missions des établissements de santé[8], loi réaffirmée le 9 juin 1999 pour garantir l’accès aux soins palliatifs[9]. La réponse législative et médicale clouait le bec aux excités de la piquouse mortifère.
C’était sans compter l’ex-France-Soir (euthanasié depuis…) qui, le 16 décembre 2002, publiait la photographie de Vincent Humbert, paraplégique, adressant sa supplique au Président de la République : « Je vous demande le droit de mourir ». On connaît la suite : le 24 septembre 2003, la mère Humbert injectait dans une de ses perfusions du poison et tuait presque son fils. Le 26 septembre, après avoir tenté pendant deux jours de ranimer le jeune homme, les médecins décidèrent de le laisser mourir. En réalité, le médecin réanimateur avait injecté une substance mortelle dans une des perfusions lors de la réanimation, ce qui faisait de lui le véritable meurtrier. Les médias saluaient, dans leur profondeur habituelle, « le formidable acte d’amour d’une mère » et le « courage des médecins ». La bienpensance médiatique louait les hors-la-loi et le meurtre. Bref, le débat sur l’euthanasie était relancé. Le 15 octobre 2003, l’Assemblée Nationale créait la « mission d’information sur l’accompagnement de la fin de vie » pour travailler sur un projet législatif lié non pas à l’euthanasie, mais à la « fin de vie ». Cette mission, sous la présidence du député Jean Léonetti produisit le célèbre rapport Respecter la vie, accepter la mort. Ce document, extrêmement riche en réflexions, nous rappelle notamment que « progressivement, à partir du milieu du XXe siècle, la mort a quitté le monde des choses familières pour se retirer furtivement. Elle est désormais cachée, taboue, d’autant plus inavouable qu’elle est inacceptable, d’autant plus impensée qu’elle est insensée ». Le progrès de la médecine et les attentes de la population à l’égard des sciences ont fait que la mort n’est plus envisagée comme une fin naturelle : « elle est ressentie comme un échec de la science, voire une erreur médicale ».
Si le CCNE avait osé envisager, par un avis du 27 janvier 2000, d’établir une « exception d’euthanasie »[10], la mission parlementaire « Léonetti » avait couper court en répondant à cela qu’elle n’avait « pu que prendre acte de la fragilité du raisonnement juridique du CCNE ». La réponse était violente, surtout quand l’on sait que le CCNE n’a qu’une seule chose à faire : raisonner. La conséquence de cette mission parlementaire fut l’adoption de la loi du 22 avril 2005 dans laquelle apparaît, au sein d’un texte législatif, la notion d’acharnement thérapeutique, qualifié juridiquement « d’obstination déraisonnable ». Le texte d’alors nous dit que cette obstination déraisonnable revêt trois caractères : « Lorsqu’ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou n’ayant d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, les actes médicaux peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris »[11]. Cette notion d’obstination déraisonnable est le lien immédiat à l’éthique, car elle pose la question de la justification et du bien-fondé du traitement[12] : à partir de quand cette obstination, potentiellement guidée par une bienveillance à l’égard d’un patient, devient-elle déraisonnable ? Le choix médical, qui n’est nullement un choix machinique, technique, mécanique, économique, devient alors inséparable de l’acte moral car il s’agit « de penser la vie et la mort d’autrui »[13]. Des questions se posent toujours, et de façon même accrue avec la seconde loi Léonetti du 2 février 2016, dite « loi Claeys-Léonetti »[14], notamment sur la nutrition et l’hydratation artificielles qui pourraient être envisagées au regard de leur artificialité – dans le cas de patient ayant une conscience altérée – comme un moyen de l’obstination déraisonnable. François Hollande avait fait du « droit à mourir dans la dignité » – ce qui n’est pas sans rappeler le nom de l’ADMD – une de ses promesses de campagne. Le CCNE avait alors rendu son avis du 30 juin 2013. Emmanuel Macron avait, lui aussi, fait de l’euthanasie une promesse de campagne, et l’on se souvient de cette phrase lancée sur C8 en 2017 par celui qui n’était pas encore Jupiter : « Moi, je souhaite choisir ma fin de vie »[15]. Jean-Louis Touraine, dans une tribune du Monde en date du 28 février 2018, accompagné de 155 autres parlementaires, demandait à nouveau la légalisation de l’euthanasie et du suicide assisté, sans doute emporté par le nouveau souffle donné par le président éphèbe. Le 10 avril 2018, dans la foulée, le Conseil économique, social et environnemental (oui, « économique »…), produisait un avis identique aux recommandations parues dans Le Monde. Curieusement, c’est au moment des États-Généraux de la bioéthique que ces deux textes sont venus troubler l’opinion publique, les médias insistant alors sur le fait que « des sondages » indiquaient que les français étaient favorables à la légalisation de l’euthanasie… Mais les États-Généraux ont été plus que clairs que les sondages et que les médias : 87% des plus de 5000 personnes qui avaient participé auxdits États indiquaient la nécessité de « respecter l’interdiction de donner la mort » et de rappeler cette interdiction.
Il est évident, dans la même temporalité que ce que nous venons d’évoquer, que « l’affaire Lambert » a été, au-delà des considérations juridiques et sans rappeler la chronologie complexe de ce procès, « cas limite » pour les éthiciens, un accélérateur de la législation qui s’approche à grands pas et douloureusement en France. Vincent Lambert avait fait les frais, pour reprendre les propos du professeur Xavier Ducrocq, d’un « acharnement non-thérapeutique » car « l’eugénisme est bien en marche ». La loi de 2016, jouant sur l’ambiguïté entre hydratation et alimentation, d’un côté, et dispositif de survie artificiel de l’autre, ouvrit le gouffre d’incertitudes dans lequel l’affaire « Vincent Lambert » tomba. Et pourtant, déjà, en septembre 1984, à la 5e conférence mondiale des associations pour le droit de mourir dans la dignité, l’australienne pro-euthanasie Helga Kube affirmait : « Si nous pouvons obtenir des gens qu’ils acceptent le retrait de tout traitement et soin, spécialement l’arrêt de toute nutrition et hydratation, ils verront quel chemin douloureux c’est de mourir et accepteront alors, pour le bien du malade, l’injection létale ». Véritable cheval de Troie programmé dès les années 80, l’arrêt de l’alimentation et de l’hydratation, ou « mourir de fin et de soif » pour être plus réaliste et direct, était une marche souhaitée pour le développement de l’euthanasie.
Enfin, la proposition de loi, non aboutie, en janvier 2021, portée par Olivier Falorni, continuait cependant dans le même sens que les délires macrono-tourainiens tout en restant un signe de l’accélération de ce débat[16].
Sans revenir sur les difficultés éthiques qui ne se règlent pas par une convention citoyenne fallacieuse, il nous faut toutefois rappeler que deux grandes théories s’affrontent quant à l’approche euthanasique de l’acte médical : la théorie « discontinuiste » et la théorie « continuiste ». La première considère que, entre l’administration d’un analgésique à une dose élevée et l’injection d’une substance létale, il y a un pas à ne pas franchir. L’abstention de traitement, tout comme l’arrêt d’un dispositif de survie artificiel, ne sont pas des actes euthanasiques car ils n’ont pas pour finalité la mort du patient. En revanche, le suicide assisté, ou « aide au suicide », tout comme l’injection d’une substance mortelle, sont des actes à proprement parler « mortels » car la finalité de l’acte est la mort du patient. Il y a donc discontinuité entre les trois premiers dispositifs (analgésique, fin des traitements, arrêt du dispositif du survie artificiel) et les deux derniers (suicide assisté et dose létale). La théorie continuiste, quant à elle, considère qu’il s’agit simplement d’une gradation de l’acte et de la matière, qui est de plus en plus mortelle, mais que la conséquence reste la même[17].
Il y a une double erreur philosophique dans la théorie continuiste, qui est au fondement de la pensée des défenseurs de l’euthanasie. La première erreur est l’absence de distinction entre la cause et la conséquence : un petit retour à la causalité aristotélicienne ne ferait pas de mal à ces Protagoras du XXIe sicèle. La seconde erreur et la méconnaissance volontaire du principe du « double effet », présent dans les trois premières phases mais absent dans les dernières. L’arrêt d’un dispositif de survie n’a pas pour finalité première de donner la mort, mais simplement d’arrêter un dispositif artificiel ; la conséquence seconde de cet arrêt peut être la mort : nous sommes bien dans le cadre de cette théorie du double effet. En revanche, la conséquence première de l’injection d’une substance létale est bien la mort, car c’est la finalité recherchée : nous sommes bien là dans le cadre d’un meurtre, si justifié par une sensiblerie soit-il.
Jacques Ricot, philosophe spécialiste des questions de fin de vie, membre de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs et un de ceux à avoir été auditionnés lors de la rédaction de la loi Léonetti, rappelle à juste titre[18] que « supprimer une vie » entraîne « une pesante contagion chez les personnes les plus vulnérables », et qu’il n’y a qu’à observer ce qui se passe au Benelux pour voir les dérives très inquiétantes, eugéniques et utilitaristes, qui ont lieu de manière dévastatrice. Le même philosophe rappelle aussi toutes les tentatives déguisées de « pro » légalisation de l’euthanasie d’arriver à leur fin ; le CCNE, le CESE, comme Jean-Louis Touraine et consorts, n’évoquant plus le « suicide assisté » mais « l’aide active à mourir ». S’il s’agit d’une « aide » et non plus d’un « suicide », on comprend tout de suite que la sémantique aidera à ce que l’on cède avec complaisance au sentimentalisme. De la même manière que l’adjonction du terme « éthique » à tout acte moralement condamnable adoucit l’horreur de cet acte, la sémantique du soutien, de l’aide, de la bienfaisance, favorise le développement d’une législation criminelle. Ainsi le CCNE, dans son avis du 13 septembre, insiste-t-il sur le fait que sa réflexion s’appuie avant tout sur « le devoir de solidarité envers les personnes les plus fragiles, et le respect de l’autonomie de la personne ». Ah ! Si c’est de la solidarité, les acharnés de la DL50 vont pouvoir se lâcher ! Et le serment d’Hippocrate (qui comprends cette sentence : « Je ne provoquerai jamais la mort délibérément »), me direz-vous ? Mais comme la France a intégré, comme premier devoir du médecin, d’être « fidèle aux lois », l’affaire est dans le sac. Mortuaire.
Outre le sentimentalisme qu’il est nécessaire d’écarter pour savoir raison garder dans un débat éthique, la grande difficulté qui repose sur le débat lié à l’euthanasie, pour le juriste, est la persuasion positiviste que la loi fait l’éthique. Si l’acte est considéré comme euthanasique, il est à ce jour interdit : c’est un meurtre. Mais si l’euthanasie est légalisée, ce n’est plus un meurtre, c’est un soin, un acte de clémence. Le meurtre n’est alors plus meurtre, uniquement par le truchement d’un texte normatif. C’est la merveille volontariste : « je veux, donc c’est ». Le docteur Bonnemaison était donc un prophète, et la législation était rétrograde et passéiste ! Nous pourrions alors faire passer de l’autre côté des barreaux d’une prison un grand nombre d’assassins, au motif qu’ils ont agi avec compassion à l’égard de leurs victimes qui, toutes, étaient en grande souffrance. Volontarisme et subjectivisme brisent le socle social ; c’est la mort même qui est recherchée, alors que tant d’hommes se battent pour la vie…
L’argument de la souffrance est d’ailleurs l’argument récurrent de la loi de 2016 pour permettre la fameuse « sédation profonde et continue » :
« A la demande du patient d’éviter toute souffrance et de ne pas subir d’obstination déraisonnable, une sédation profonde et continue provoquant une altération de la conscience maintenue jusqu’au décès, associée à une analgésie et à l’arrêt de l’ensemble des traitements de maintien en vie, est mise en œuvre »[19].
Or, à propos de cette « souffrance » qui fait que le citoyen a cette certitude d’agir avec une « humanité bienfaisante » quand il soutient la légalisation de l’euthanasie, il est important de rappeler, avec Laurence Cimar, que « le seuil de l’acceptable ou de l’inacceptable est subjectif, malgré les critères objectifs proposés par la médecine, la loi et la jurisprudence », et que « la valeur d’une vie ne se décrète pas »[20].
Faut-il encore rappeler, pour les étriqués de la norme et les potentats du texte, que l’article R4127-38 du Code de la santé publique (article 38 du Code de déontologie des médecines) dispose que « le médecin n’a pas le droit de provoquer délibérément la mort » ?
C’est aux médecins qui protègent la vie, aux philosophes qui pensent la vie, aux théologiens qui guident la vie, aux juristes qui définissent le droit à la vie, de s’emparer plus ardemment de la réflexion autour de l’euthanasie. Laurence Cimar l’expliquait très bien en ces termes :
« De l’application et de l’interprétation qu’ils [les médecins] voudront bien en faire, de l’appréhension et de l’appropriation que les patients en auront, dépendra le sort de la médecine de demain. Une médecine qui conformément à ses engagements fondamentaux continuera de répondre à des problèmes médicaux avec humanité, ou une industrie de la santé qui mettra sans scrupule sur le marché des prestations de services destinées à répondre à des demandes sociétales »[21].
Mais rassurons-nous, la présence au CCNE de nos maîtres à penser du moment (Jean-François Delfraissy, Alain Claeys, Cécile Duflot, et que ne ferions-nous pas sans un climatologue, Valérie Masson-Delmotte… ?) ne peut que donner un poids éthique aux avis de ce sacro-saint consistoire. Par ailleurs, les techniques sophistiques du CCNE sont un obstacle à prendre au sérieux cet avis biaisé. En effet, l’argument du progrès et du mimétisme[22] est contrecarré par toute réflexion éthique, et ce depuis environ 2400 ans environ et un certain Aristote[23]… De plus, les États ayant développé des législations euthanasiques ne sont que des exemples de contrées ultra-libérales où un funeste utilitarisme fait des ravages humains, sociaux, médicaux et moraux. Si, dans le cadre de l’avis du 13 septembre, le panel des personnes auditionnées est conséquent et nécessaire, il reste curieux que ne soit pas rappelée avec insistance ce qu’observent quotidiennement les médecins spécialisés en soins palliatifs, à savoir que, à l’article de la mort, mais soulagés physiquement et psychologiquement, les patients refusent l’injection finale. L’attachement à la vie reste plus fort que l’attrait de la mort, à condition d’être entouré et accompagné.
Mais le CCNE ne semble pas l’entendre ainsi, lançant laconiquement : « Il n’y a pas d’obligation de vivre ». Ce refus d’entendre la vie comme principe fondamental de l’être ne peut être compris que dans une dynamique matérialiste, c’est-à-dire « hors vie », et donc économique. Faire de « l’être » le cœur de l’éthique, et non « l’avoir », serait un retournement anthropologique trop douloureux pour l’Occident. François Molins, le 24 juin 2019, avait affirmé que « consacrer le droit à la vie comme valeur suprême aurait pour effet de remettre en cause les lois Léonetti ou relatives à l’IVG » ; il avait raison, mais à tort. Quand « le droit à disposer de soi-même l’emporte sur son droit à la vie », comme l’expose le CCNE, c’est bien l’affirmation d’un lien de propriété à l’égard de sa propre personne, et donc d’une chosification de l’être. L’être devient avoir, la personne devient chose. Et dès lors, on peut l’aliéner, ou la détruire.
Enfin, sous couvert d’une acceptation démocratique, et à la suite de notre sémillant président, le CCNE rappelle « la nécessité d’un débat national ». Quelle instance extra-institutionnel va-t-on encore créer pour passer outre nos assemblées ? Quelle force va-t-on donner à ce débat ; celle donnée aux derniers États-Généraux de la bioéthique ? Ne nous leurrons pas, tout est déjà joué[24] dans l’agenda des politiques biberonnés au pentobarbital.
On n’arrête pas le progrès. Non, mais on peut le piquer.
Bertrand Capdessus
juriste, universitaire
[1] J.-C. Galloux et H. Gaumont-Prat, « Droits et libertés corporels », D. 2022.808.
[2] CCNE, Questions éthiques relatives aux situations de fin de vie : autonomie et solidarité, 13 septembre 2022.
[3] M. Fabre-Magnan, La gestation pour autrui. Fictions et réalités, Paris, Fayard, 2013, et Le Figaro Magazine du 10 mai 2013.
[4] J. Ellul, « Morale et technique », Médianalyses. Cahiers de recherches communicationnelles, n°2, 1982, p. 24-29.
[5] Conseil de l’Europe. Regards éthiques. L’euthanasie, vol. 1, Aspectes éthiques et humains, 2003, p. 14-15.
[6] J.-Y. Goffi, Penser l’euthanasie, Paris, PUF, 2004.
[7] M. Payet, « Des militants aux pratiques douteuses », Le parisien, 6 mars 2007.
[8] Loi n°91-748 du 31 juillet 1991. Voir aussi le premier avis du CCNE du 25 avril 1991 sur la question.
[9] Loi n°99-477 du 9 juin 1999.
[10] E. Alfandari, « Suicide assisté et euthanasie », D. 2008.1600.
[11] Art. L1110-5 du Code de la santé publique.
[12] L. Cimar, « La loi Léonetti : du droit à l’éthique », Droit et cultures, n°75, 2018, p. 95-111.
[13] G. Mémeteau, « L’affaire Lambert », Médecine et Droit, 2014.
[14] Loi n°2016-87 du 2 février 2016 « créant des nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie ». Un texte « masqué » qui préconise déjà, en réalité, l’euthanasie. A. Cheynet de Beaupré, « Les divers visages de l’euthanasie », D. 2015.414.
[15] Cela fait écho aux propos de son mentor : « Dès qu’on dépasse 60/65 ans, l’homme vit plus longtemps qu’il ne produit et il coûte alors cher à la société. […] L’euthanasie sera un des instruments essentiels de nos sociétés futures dans tous les cas de figures. […] La liberté fondamentale, c’est le suicide ; en conséquence, le droit au suicide direct ou indirect est donc une valeur absolue dans ce type de société. […] Je pense donc que l’euthanasie, qu’elle soit une valeur de liberté ou une marchandise, sera une des règles de la société future ». M. Salomon, J. Attali, et alii, L’avenir de la vie, Paris, Seghers, 1981, p. 273-275.
[16] Proposition de loi visant à affirmer le libre choix de la fin de vie et à assurer un accès universel aux soins palliatifs en France, 19 janvier 2021.
[17] P. Letellier, N. Aumonier, B. Beignier, L’Euthanasie, Paris, PUF, 2017.
[18] J. Ricot, « Légaliser l’euthanaise ? », Etudes, n°4251, 2018, pp. 31-41.
[19] Art. 1110-5-2 du Code de la santé publique.
[20] L. Cimar, « La loi Léonetti : du droit à l’éthique », Droit et cultures, n°75, 2018, p. 95-111.
[21] L. Cimar, « La loi Léonetti : du droit à l’éthique », Droit et cultures, n°75, 2018, p. 95-111.
[22] Avis du CCNE du 13 septembre 2022 : « Au cours de la décennie écoulée, plusieurs États ont adopté une législation autorisant à la fois l’assistance au suicide et l’euthanasie ».
[23] Cf. l’Organon.
[24] D. Le Guay, Quand l’euthanasie sera là, Paris, Salvator, 2022.
© LA NEF le 16 septembre 2022, exclusivité internet. Une version abrégée a été publiée dans LA NEF n°351 d’octobre 2022.