EN TOUTE SIMPLICITÉ
DOM ANTOINE FORGEOT, OSB
Conversations avec l’abbé émérite de Fontgombault, par Pawel Milcarek, Petrus a Stella, 2022, 384 pages, 33 € (à commander à l’association Petrus a Stella, 36220 Fontgombault)
Dom Antoine Forgeot, qui nous a quittés le 15 août 2020, a été durant plus de trente ans le Père Abbé de Fontgombault (1977-2011). Le rayonnement de cette abbaye qui tient une place singulière dans l’Église en France donne à son Père Abbé un rôle important, certes discret mais bien réel. Ces conversations, admirablement conduites par le Polonais Pawel Milcarek, oblat de l’abbaye, sont un délice, tant notre bénédictin est un esprit fin et délicat, tout imprégné de la Règle de saint Benoît et d’un romanisme intransigeant. Ces échanges sont d’autant plus passionnants que Dom Forgeot a vécu une période aiguë de la crise dans l’Église et qu’il nous enseigne une ligne de conduite irréprochable, toujours sur la crête, fidèle à la fois à l’obéissance due aux supérieurs et à ce qu’il est juste de défendre dans un climat qui, ne l’oublions pas, était celui de la tabula rasa et de la rupture avec le passé : à cet égard Fontgombault est un modèle du genre et Dom Forgeot le digne successeur de Dom Édouard Roux et Dom Jean Roy. Si Mgr Lefebvre, plutôt que de s’obstiner et de se rebeller, avait suivi les conseils avisés de ce dernier, sans doute n’en serions-nous pas là où nous en sommes aujourd’hui : les développements de Dom Forgeot sur la question des « tradis » sont remarquables de lucidité, d’équilibre et de nuance. Il ne renvoie cependant pas dos à dos les deux « extrêmes » dans l’Église et écrit avec acuité : « Pour utiliser les schémas faciles, “intégristes-progressistes”, il faut dire que ces deux “partis” ne s’opposent pas symétriquement ; et si l’on regarde les excès auxquels chacun pourrait parvenir, on voit que les “intégristes” pécheraient du côté de l’obéissance, de la discipline, tandis que les progressistes pécheraient dans le domaine de la doctrine et de la foi, ce qui est plus grave » (p. 180).
Les considérations sur la crise dans l’Église sont cependant loin d’occuper l’essentiel de ces « conversations » qui abordent tous les aspects de la vie monastique : ce qu’est un moine, l’organisation de sa journée, ses vertus spécifiques, les fondations de l’abbaye (cinq dont une aux États-Unis et une en Italie qui a échoué), les vocations… Un livre magnifique à recommander, qui impressionne par ce qu’il montre de l’extraordinaire fécondité de cette abbaye en nos temps de recul généralisé du christianisme. À méditer.
Christophe Geffroy
LE RAPPORT SAUVÉ, UNE MANIPULATION ?
PÈRE MICHEL VIOT ET YOHAN PICQUART
Via Romana, 2022, 158 pages, 15 €
S’il faut reconnaître un premier mérite au livre de l’abbé Michel Viot et de Yohan Picquart, c’est celui du courage. Car il en faut, y compris et surtout dans l’Église de France, pour oser contester les conclusions du rapport de la CIASE, dont la publication en octobre 2021 a provoqué un véritable tsunami. Et il en faut encore plus pour donner à ce livre le titre provocateur : Le rapport Sauvé, une manipulation ? Mais c’est, bien entendu, dans son contenu que réside le principal mérite de l’ouvrage : sans minorer la gravité des abus sexuels, en particulier ceux commis « par une personne tenue d’incarner une autorité humaine, morale et spirituelle », et approuvant sans réserve le principe d’une enquête sur ces abus, les auteurs, en six chapitres documentés et sans langue de bois, lancent une critique générale contre le rapport : « Méthodologie douteuse, habile usage de l’outil médiatique, chiffres fantaisistes, arrière-fonds idéologiques très orientés, grands flottements théologiques et juridiques, anachronismes notoires, mise au pilori des voix qui émettaient des réserves sur son contenu : la commission fut, de fait, indépendante, elle ne fut certainement pas neutre. »
Ainsi, par exemple, s’agissant du caractère militant de cette commission, les auteurs rappellent plusieurs éléments troublants, tel le fait que l’enquête de l’Inserm a été coordonnée par Nathalie Bajos, sociologue dont l’orientation idéologique féministe ne l’inclinait pas à faire preuve d’une impartialité, même minimale, envers l’Église. Pour ce qui est de la « question théologique », la démonstration est presque superflue tant le rapport de la CIASE s’est voulu comme une entreprise de « désacralisation » du prêtre et de « méfiance systémique » à l’égard de ce dernier. Quant au « flottement juridique », les auteurs relèvent avec justesse ce chantage détestable de la CIASE sur l’Église : ou bien cette dernière accepte d’indemniser les victimes en dehors même des règles de droit relatives à la preuve des infractions, ou bien le pouvoir civil la contraindra de le faire.
Osons toutefois une nuance et un regret. La nuance : si les auteurs critiquent vigoureusement la méthodologie utilisée par la CIASE pour parvenir à l’évaluation, qu’ils jugent « fantaisiste », du nombre des victimes mineures de clercs et religieux depuis 1950 (216 000), la réponse précise et argumentée de la commission aux objections formulées à cet égard par l’Académie catholique en novembre 2021 ne permet plus de contester a priori toute plausibilité à cette estimation, même s’il est exclu de parler de certitude en la matière.
Le regret : les auteurs n’ont pas cru bon approfondir la spécificité des abus sexuels dans l’Église, en l’occurrence la proportion considérable de victimes de sexe masculin par rapport à l’ensemble des victimes (80 %, contre 20 % dans le reste de la société). Or, cette spécificité dont l’origine est sans doute à rechercher dans la surreprésentation dans le clergé de cette catégorie hautement dangereuse que sont les pédocriminels attirés par les mineurs de sexe masculin, paraît confirmer ce que beaucoup pressentent confusément, à savoir que l’ampleur des abus sexuels a sans doute une cause moins théologique ou institutionnelle qu’individuelle. Reste à l’Église la tâche de traiter sérieusement ce problème.
Jean Bernard
GUERRE
LOUIS-FERDINAND CELINE
Gallimard/NRF, 2022, 192 pages, 19 €.
Une recension est-elle possible ? Peut-on sans ridicule conseiller un inédit de Céline, comme on le ferait d’un roman de la rentrée ? Le proposera-t-on pour le prix Goncourt, quatre-vingt-dix ans après l’échec déshonorant – pour le jury, non pour l’auteur – de Voyage au bout de la nuit ?
Tous ceux qui aiment Céline, en tout cas, ne pourront lire sans émotion les pages du miracle, comme on dit « l’enfant du miracle » pour un héritier inespéré né après la mort de son père. Miraculeuses, les circonstances de la redécouverte du texte volé à Céline en 1944. Miraculeuse, surtout, la violence des coups de poing que l’écriture nous envoie en pleine tête à chaque phrase, parce qu’elle affronte sans anesthésie le champ de bataille féroce qu’on appelle la vie. Plus qu’un conflit armé provisoire, la guerre est chez Céline l’état habituel de l’humanité et l’image de toute relation humaine : les parents sont autant à craindre que les boches. Survivre amoché dans un milieu hostile, tel est le lot commun pour qui n’est pas né planqué.
Revoilà donc un « Ferdinand bien véritable », mi-autobiographique mi-romanesque, qui, comme dans un clin d’œil posthume de Céline au lecteur, se relève d’entre les morts de 1914, grièvement blessé à la tête. L’hôpital qu’il rejoint avec effort devient le théâtre d’aventures qui font cohabiter farce scatologique et tragédie. Comme les corps sont en quête perpétuelle de secousses de vie, le sexe est aussi sordide qu’omniprésent et les femmes sont des Marie-Madeleine dont on doute souvent qu’elles aient rencontré le Christ : « Tout le présent était pour Angèle, tout pour le cul. Le salut c’était par là. » Exit l’aumônier « qui venait deux fois par jour me donner l’éternité ».
Dans ce monde de l’universelle sournoiserie et de l’universel tripotage, on perçoit pourtant de poignants fragments de lumière. « Je croyais pas beaucoup aux journées nouvelles », dit Ferdinand, mais il murmure aussi : « Y a des sentiments qu’on a tort de pas insister, ils rénoveraient le monde je le dis. » Chez Céline, une petite voix refuse de laisser le dernier mot à la pure bassesse. Certes, « ça brille pas fort l’espérance », mais même la guerre ne peut éteindre sa « mince bobèche ».
Henri Quantin
LE BIEN COMMUN
Questions actuelles et implications politico-juridiques
MIGUEL AYUSO (dir.)
Hora Decima, 2021, 300 pages, 25 €
Sous l’autorité de Miguel Ayuso, universitaire espagnol et président de l’Union internationale des Juristes catholiques, cet ouvrage collectif rassemble diverses contributions présentées lors des Journées d’études du droit naturel fondées par le professeur Francisco Elias de Tajeda, l’un des plus importants philosophes du droit en Europe au XXe siècle. Les onze auteurs espagnols et leur collègue français, Bernard Dumont, entendent en finir avec « le chaos » qui entoure aujourd’hui la définition du bien commun, que l’on confond souvent avec le bien public, voire avec un bien privé. Or, le bien commun est « un bien intrinsèque à la nature de l’être humain, inaliénable ». Il doit donc « être solidement fondé sur le droit divin et le droit naturel ». De là découle le lien entre le bien commun temporel et le salut de l’âme, ce qui permet de comprendre pourquoi le magistère pontifical intervient régulièrement en cette matière, surtout depuis le XIXe siècle, pour corriger les bouleversements idéologiques introduits par la Révolution française.
À partir de solides références philosophiques et théologiques, où l’enseignement de saint Thomas d’Aquin occupe une place notable, ces textes très riches définissent des notions fondamentales telles que le péché, cause du désordre et de la prétention du pouvoir politique à décider de tout au sujet de l’homme ; l’ordre naturel et l’ordre surnaturel ; les droits de l’homme, issus du personnalisme qui réduit l’homme à une forme d’esclavage et occulte ses devoirs ; les droits oublieux des vertus ; le laïcisme, ennemi de la civilisation chrétienne sous couvert de progrès ; les dérives relatives à la citoyenneté (opposition entre éducation civique et éducation chrétienne) ; le mépris par les dirigeants politiques que Dieu est la source de tout pouvoir. Retenons ces remarques si pertinentes, figurant dans le chapitre sur « la tâche du gouvernant » : « L’État moderne est un géant aveugle ; sa cécité est le produit d’une idéologie égalitaire uniformisante qui détruit les corps intermédiaires naturels et historiques […]. L’État désunit par l’imposition de sa volonté ; la politique conforme à la loi naturelle unit, puisqu’elle est fondée sur la raison […]. Au lieu de favoriser l’amitié, les États encouragent l’inimitié humaine en promouvant la peur : rien de plus contraire à ce que doit être le gouvernement légitime selon la loi naturelle. »
Ce livre magistral est une invitation à redonner à l’Église sa place légitime dans l’ordre temporel, non comme puissance de gouvernement mais comme dépositaire de l’ordre naturel, selon une saine définition de la laïcité qui repose sur la distinction des pouvoirs et non sur leur séparation.
Annie Laurent
LE CABINET DES ANTIQUES
MICHEL DE JAEGHERE
Les Belles Lettres, 2021, 572 pages, 21 €
Aux temps lointains des démocraties classiques, dont l’athénienne fut l’archétype, on reconnaissait au souverain, ou corps des citoyens, le pouvoir de dire : « je le veux, parce que c’est juste. » Or, à présent, on admet qu’il prétende : « c’est juste, parce que je le veux. » Termes maintenus, mais logique renversée. Une révolution copernicienne, note Michel De Jaeghere. Car tout est devenu, intense campagne de communication à l’appui, affaire de majorité électorale – celle-ci, où ne s’impose plus aucune norme objective, où la loi naturelle s’est évanouie, ayant mission de déterminer, au gré de ses désirs, les limites du Bien et du Mal. Soufflés le plus souvent par des représentants de la pensée « correcte » qui, dans le débat politique, fixent pour chacun l’usage des mêmes clichés, des mêmes slogans, inspirent les mêmes professions de foi. En somme, par une « espèce moderne et insaisissable de parti unique » : l’hyper-classe dirigeante. Cosmopolite et apatride. Laquelle, attelée à toutes sortes de bouleversements sociétaux, et, au premier chef, les structures de parenté, a aussi entrepris de remodeler en profondeur l’identité de la France, c’est-à-dire d’attaquer sa substance, de l’ouvrir à tout va. Et ce programme insensé, qui nous morcelle, nous pulvérise, comment tabler sur notre absurde Code de la nationalité (machine à fabriquer en masse des « Français de papier ») pour y faire obstacle ? D’ailleurs, les quelques timides tentatives de le corriger allaient s’évaporer en 1988 quand Jacques Chirac, Premier ministre, avait prévenu que l’objet du Code n’était pas « de réguler les flux migratoires, et encore moins d’exclure quiconque de la communauté nationale ». Libre passage donc à l’invasion, sous les applaudissements perpétuels de toute la gauche, de tous ses relais… en outre des « autorités morales » (humanitaires, religieuses, maçonniques, etc.) au grand complet.
Michel De Jaeghere, là-dessus, a des pages, très nombreuses, qu’il faut lire. D’une information impeccable. D’une vérité terrifiante. Elles ne forment pas, de loin, l’ensemble de son ouvrage, mais elles l’expliquent et le justifient.
Michel Toda
MARIE DE MAGDALA
CHANTAL REYNIER
Cerf, 2022, 148 pages, 12 €
Sainte Marie-Madeleine occupe une place ancienne et importante dans la dévotion de l’Église, aussi bien en Orient qu’en Occident ; les dominicains, qui l’ont choisie pour patronne, ont organisé son pèlerinage à la Sainte-Baume en Provence ; elle a inspiré un très grand nombre d’artistes ; enfin, en 2016, lorsqu’il éleva son culte au rang de fête (le 22 juillet), le pape François a tenu à ce qu’elle soit désignée comme « l’apôtre des apôtres », titre qui correspond exactement à la mission de témoignage que le Christ ressuscité lui confia près du Tombeau vide. Par cette décision, le Saint-Père clôt un vieux débat qui, depuis saint Grégoire le Grand (VIe siècle), confondait en une seule trois figures distinctes des récits évangéliques : Marie de Magdala, Marie de Béthanie et la pécheresse anonyme. L’exégète Chantal Reynier livre à cet égard des éclairages très précis. Elle montre au passage l’innovation que représentait, dans la société juive de l’époque, la possibilité pour des femmes de vivre dans l’intimité du Christ, ce qui devrait couper court aux accusations de misogynie dont l’Église reste souvent la cible.
Annie Laurent
LE TOTEM DE L’ÉTAT DE DROIT
Concept flou et conséquences claires
GHISLAIN BENHESSA
L’Artilleur, 2021, 240 pages, 18 €
Dans son dernier ouvrage, Ghislain Benhessa vient apporter une nouvelle contribution à l’un des débats les plus emblématiques de notre société contemporaine en crise, tiraillée entre sécurité et liberté. En particulier, une notion cristallise les passions qui opposent les chantres du libéralisme à leurs adversaires, celle de l’État de droit. « L’État de droit, c’est l’arme de la République », aime à rappeler l’actuel garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti. La formule juridique de l’État de droit, si chère à l’ancienne star du prétoire, a aujourd’hui même valeur que la démocratie, sinon plus. Et c’est là tout le problème, nous explique Ghislain Benhessa, docteur en droit public. En retraçant l’historique de l’État de droit, que tous peinent à définir alors même qu’il se trouve sur toutes les lèvres chérissant le progressisme, l’auteur met en lumière une véritable entreprise de détournement de la notion à des fins idéologiques. L’État de droit tel que mis sur pied par les juristes allemands au début du XXe siècle était un outil technique signifiant l’ordonnancement des règles de droit selon une hiérarchie à la tête de laquelle se trouve la Constitution, fruit de la volonté du peuple. De nos jours, le voilà devenu « bras armé de l’empire du bien », large marmite sans fond destinée à recueillir tous les mantras libéraux en matière de droits individuels. Sans renier les principes essentiels qui ont guidé sa formation, tels que la séparation des pouvoirs, la suprématie de la Constitution et le respect de la souveraineté populaire, Ghislain Benhessa nous montre comment l’État de droit est devenu un outil de confiscation de la décision politique au profit du règne du droit, téléguidé par les juges. Fruit de la construction européenne qui, à petits pas, a fait asseoir le gouvernement des juges sur la souveraineté des États, l’État de droit et son arsenal de libertés individuelles extensibles à l’infini a pris la démocratie en otage. L’individu plutôt que la communauté, les revendications victimaires plutôt que la recherche du bien commun placent les nations au bord de la guerre intercommunautaire. Contre toute fatalité, l’auteur indique avec la force de l’évidence un moyen pour sortir de l’impasse : avoir le courage de restaurer le principe originel de la démocratie, dissolu par l’illusion fédéraliste européenne : le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. À l’heure où la violence islamiste menace de désagréger nos sociétés en mal d’identité, ce n’est pas l’État de droit qui peut sauver la démocratie, mais bien l’inverse.
Anne-Sophie Retailleau
LE DUC DE MARLBOROUGH
CLÉMENT OURY
Perrin, 2022, 504 pages, 24 €
Entre l’exécution de Charles Ier Stuart en 1649 et l’avènement en 1714, sous le nom de George Ier, d’un prince allemand au trône de Grande-Bretagne et d’Irlande, l’histoire dynastique fut bien agitée chez nos voisins d’outre-Manche. Car au lendemain de la dictature de Cromwell, si Charles II rétablit l’ordre royal en 1660, Jacques II après lui (fils l’un et l’autre de Charles Ier) ne régna que de 1685 à 1688 – renversé par son gendre le stathouder de Hollande, qui devint le roi Guillaume III. Mais celui-ci étant mort sans postérité en 1702, le trône allait revenir à Anne Stuart (fille de Jacques II et sœur survivante de Marie, l’épouse de Guillaume)… également dépourvue de postérité. D’où, lors de son décès, le recours à un cousin éloigné : George de Hanovre plus haut mentionné.
Voilà le cadre. Et l’homme ? De petite noblesse désargentée, il naît en 1650 et s’appelle John Churchill. D’abord page au service du duc d’York, futur Jacques II ; marié à vingt-huit ans avec Sarah Jennings, d’un milieu social semblable au sien, Charles finira par le créer baron et pair d’Écosse. Puis Jacques aussitôt roi, en le faisant pair d’Angleterre, va lui ouvrir la Chambre des seigneurs. Cependant, advenue la Glorieuse Révolution, et Guillaume d’Orange reconnu souverain, une place au Conseil privé, ensuite le titre de comte de Marlborough, récompensent le rôle notable qu’a joué Churchill au bénéfice de ce nouveau roi. Un peu plus tard, toutefois, victime d’une brutale disgrâce, il lui faudrait attendre pas mal de temps avant d’être réintroduit au sein du cabinet et au Conseil privé… sans réussir à dissiper la froideur persistante du monarque.
Au reste, providentielle pour le couple John-Sarah, comblé d’honneurs et de charges, l’élévation de la reine Anne. Qui inaugura une âpre décennie guerrière : d’un côté la Grande Alliance, de l’autre les Deux-Couronnes, affrontées au sujet de la Succession d’Espagne. Où Churchill atteignit l’extrême célébrité. Duc maintenant, et capitaine général des troupes britanniques, commandant des coalisés aux Pays-Bas, sa première campagne l’avait mis en relief. Mais éclipsée ou presque par la très spectaculaire victoire de Bleinheim du 13 août 1704, due à lui plus qu’à quiconque. Suivie le 23 mai 1706, par Ramillies, humiliante déroute de l’armée de Louis XIV, et en 1708 par la prise de Lille. Manifestement il s’était imposé, au fil du temps, comme la clef de voûte de la Grande Alliance.
Rares qualités militaires, insignes talents politiques et diplomatiques, un personnage marquant dans l’histoire d’Angleterre. Et une biographie destinée à faire référence.
Michel Toda
WOKISME
La France sera-t-elle contaminée ?
ANNE TOULOUSE
Éditions du Rocher, 2022, 200 pages, 17,90 €
« Le woke va-t-il devenir le Coca-Cola ou le McDo de la pensée ? », se demande Anne Toulouse, journaliste franco-américaine et familière de la situation sociale et politique des États-Unis. Né outre-Atlantique dans les années 1970, le wokisme est bien sûr pavé de bonnes intentions, en ce qu’il entend lutter contre toutes les formes de discriminations, mais il est vrai davantage contre les discriminations raciales et sexuelles que contre les discriminations socio-économiques (en effet, comment admettre qu’un homme blanc hétérosexuel puisse avoir un moindre statut économique, culturel et social qu’une femme noire lesbienne, et donc soit défavorisé par rapport à elle ?). C’est avec humour et compétence qu’Anne Toulouse nous fait entrer dans cet univers du wokisme américain, qui allie censure morale et néo-puritanisme et mène à des ostracismes d’une grande violence morale et symbolique, au phénomène qui commence à poindre en France de la cancel culture, dont la traduction la plus hargneuse est le déboulonnage de statues, ou encore la dictature de la discrimination positive.
Et l’humour devient ainsi dans ce livre, en plus des nombreuses statistiques et analyses historiques, une arme d’une redoutable efficacité pour lutter contre une idéologie à laquelle il est très difficile d’objecter sur le plan rationnel. Comment argumenter devant le concept de micro-agression, qui s’utilise pour définir, par exemple, le fait de demander à une personne de couleur d’où elle vient, ou devant le remplacement de l’expression « femmes enceintes » par « personnes enceintes », utilisée pour ne pas heurter les hommes transgenres ? Tourner en ridicule certaines absurdités du mouvement woke, c’est justement, selon Anne Toulouse, une arme à la disposition des Français, grands adeptes de l’ironie, qui leur permet pour l’instant de ne pas totalement céder à l’idéologie made in USA. Et, en fin de compte, ce livre s’attache plus à analyser les origines du wokisme et sa mise en application aux États-Unis qu’à répondre à la question du titre : La France sera-t-elle contaminée ? Malgré quelques remarques sur un « esprit français » qui serait plus hostile à la réécriture de l’histoire et plus conscient du ridicule de la situation américaine, on pourra regretter l’absence d’analyse des prémices du wokisme en France, qui, nous le voyons chaque jour, tendent à prendre de l’ampleur.
Gabriel Daruni
Romans à signaler
SOUS HYPNOSE
BRUNO LASNIER
Éditions Bold, 2022, 144 pages, 15 €
Si la psychologie fait encore peur à certains, les moyens actuels pour la connaître et la démystifier ne manquent pas. Ainsi, la série diffusée sur Arte, En thérapie, offre un aperçu humain et très fin d’un rapport entre un patient et son thérapeute. On y voit joliment l’évolution progressive du premier par l’accompagnement du second. Le roman, dont il est ici question, rejoint cette démarche de vulgarisation, par un ton facile et agréable. Un homme ne sait plus où il a caché une enveloppe pleine d’argent il y a quelques années. Il rencontre un hypnothérapeute dans le but de remettre la main dessus. Cette démarche, bien au-delà de la simple question initiale, l’amènera à voyager au cœur de son histoire. À comprendre les processus inconscients et comportements de ses proches. À relire les fautes de personnes chères sous un autre angle. In fine, à faire la paix avec son passé à travers une séance d’hypnose. Non, il ne s’agit pas d’un gros mot ni d’un outil démoniaque. Simplement d’un état de conscience autre. Naturel. Dans lequel vous êtes plongés lorsque vous regardez par la vitre d’un train qui file mais que vous ne prêtez pas attention au paysage, perdu dans vos pensées. L’hypnose reproduit ce phénomène pour faire appel à vos ressources, en toute liberté. Pleinement volontaire, c’est vous qui choisissez ce qui se joue grâce aux suggestions du thérapeute. Formidable outil, vous êtes rendu acteur. Acteur de changement. Et grand créateur. Si vous souhaitez un aperçu sympathique, lisez ce premier roman. Il pourrait vous emmener sur vos propres rives oubliées. Et, point non négligeable, une bienveillance certaine jaillit de cet ouvrage, tant à l’encontre du patient que du thérapeute, simple mortel lui aussi.
Laurence Geffroy
LE LIVRE DE HIRSH
TZVI FISHMAN
Les Provinciales, 2022, 284 pages, 24 €
Steven Hirsch, à 60 ans, est un célèbre et riche avocat juif de New York qui compte parmi ses clients nombre de vedettes d’Hollywood. Personnalité égocentrique, volage et charmeur – il allait divorcer de sa troisième épouse de 20 ans sa cadette lorsqu’elle est foudroyée lors d’une partie de golf –, il décide de renouer avec son fils Kevin, devenu un juif religieux installé dans une nouvelle colonie des « Territoires » de Cisjordanie. Il découvre un monde religieux qu’il ignorait et, en plus, tout bascule pour lui lorsque son fils est arrêté par le Shabak, les services secrets israéliens, avec plusieurs compagnons, accusés d’avoir mis le feu à une maison d’un village arabe provoquant la mort d’un enfant. Son fils est défendu par Leah, une avocate militante dans une organisation défendant les colons juifs. Très vite Hirsh succombe à son charme et en tombe amoureux. Mais un fossé les sépare et la « conversion » de Hirsh, prêt à devenir lui-même juif religieux pour conquérir le cœur de Leah, est-elle vraiment sincère ? Et parviendra-t-il à libérer son fils des mains du Shabak ?
Ce « roman israélien » (sous-titre du livre) est d’une excellente facture, l’auteur sachant capter son lecteur avec une écriture fluide, un humour omniprésent, et la tendresse qu’il éprouve pour ses personnages est communicative. Mais surtout, cette histoire est une plongée dans le milieu des colons, juifs religieux, et de la justice israélienne, qui ne connaît plus l’État de droit, quand le Shabak estime qu’une menace pèse sur la sécurité intérieure du pays. C’est passionnant, très éclairant sur certaines facettes d’Israël et sans aucun manichéisme ni jugement de l’auteur.
Christophe Geffroy
L’ILLUSION DU MAL
PIERGIORGIO PULIXI
Gallmeister, 2022, 604 pages, 25,90 €
Quand la justice ne fait plus son travail, faut-il se substituer à elle ? C’est ce que pense un mystérieux « Dentiste » qui capture des criminels impunis, leur arrache les dents qu’il envoie à leurs victimes et met en scène un procès en ligne où chacun est appelé à voter sur le sort du prisonnier. L’enquête s’avère d’autant plus ardue que le Dentiste acquiert vite une grande popularité chez les gens, las des dysfonctionnements et de l’indulgence de la justice. L’enquête est confiée à deux inspectrices de Cagliari, Mara Rais et Eva Croce, épaulées par le célèbre et brillant criminologue milanais Vito Strega.
Ce roman italien est d’une belle qualité d’écriture avec une histoire bien construite et parfaitement maîtrisée, des personnages bien dessinés et fort attachants, blessés par la vie mais au caractère bien marqué, bref c’est un excellent polar qui se dévore d’une traite. Ajoutons qu’il offre une pertinente réflexion sur les actuelles faiblesses d’une justice paralysée et trop laxiste.
Christophe Geffroy
© LA NEF n°350 Septembre 2022, mis en ligne le 30 septembre 2022