Paul Veyne © Capture Youtube

Mon ami, Paul Veyne

Paul Veyne (1930-2022) s’est éteint le 29 septembre dernier. Professeur honoraire au Collège de France, il était l’un de nos plus fins connaisseurs de la Rome antique. Hommage.

« Cher collègue, j’ai vu votre lettre, vous avez raison, l’état du latin ne cesse d’empirer ». Il y a dix ans, alors que j’entrai en première comme d’autres entrent dans la carrière, je reçus, en guise de réponse, cette lettre de Paul Veyne si touchante, si familière et si agréable. Imaginez l’effet qu’elle a eu sur un jeune blanc-bec qui se destinait aux lettres ; imaginez aujourd’hui l’émotion qui est la mienne à l’annonce de la mort du professeur et moi-même, toujours aussi blanc-bec, devenu, cette fois, enseignant de latin.

« Vais-je donc suivre les anciens ? Oui, mais je me permets de choisir mon propre chemin » rappelait Sénèque dans une lettre adressée à Lucilius. Veyne partageait des idées bien différentes aux miennes. D’aucuns les goûteraient amèrement, peut-être. Veyne était un homme de gauche, plutôt relativiste, il est vrai, ni patriote, ni antipatriote ; communiste, jeune ; gaulliste en 1969 ; puis libéral et progressiste. Il avait très tôt rompu avec la pratique catholique qu’il jugeait comme un folklore ancien, et restait habité par le souvenir de la guerre, de la collaboration, de l’antisémitisme qu’il plaquait sur la vieille France de ses parents. Paul Veyne ne concevait aucuns absolus. « Nihil amirari ». Tout passe : les droits de l’homme, les idées, le christianisme, l’empire romain comme l’empire américain. Tout passe, oui, mais tout fait sens dans une course de l’histoire où rien ne se perd, rien ne se crée mais tout se transforme.

Pour autant que Paul Veyne soit un atypique bonhomme, il s’est trouvé un classique de l’histoire de Rome. Alors que je lui parlais avec admiration de son œuvre, ce dernier leva les bras au ciel en maudissant son sort : « ce que j’ai écrit est particulièrement mauvais, confus et proche de l’élucubration. Je n’ai aucune œuvre, ce que j’ai écrit sera remplacé dans cinquante ans par d’autres et inutilisable. » Quand on les embrasse d’une vue longue et générale, on s’aperçoit avec intérêt que ses livres oscillent entre une leçon claire – à la différence quelquefois de ses pairs imbitables, lourds comme des éléphants, empâtés dans le jargon, tordus comme la langue de Lacan- et l’exposé léger et savoureux.

Il y a en France tant de figures marmoréennes des lettres latines que parmi celles-là, Veyne s’en distingue facilement. Ils répondent au nom de Boyancé, Grimal ou Carcopino qui fut ministre sous Vichy et le rédacteur d’une vie de Jules César qui fait encore date. Tout cela sent bon l’encre noir sur des cahiers d’école. La musique inlassable de rosa, rosae nous renvoie toujours sur le même parterre de roses. Grimal touchait à la Rome antique avec des gants blancs. Paul Veyne, quant à lui, faisait partie de l’avant-garde sérieuse.

Les Belles lettres ont tremblé justement quand des historiens, à l’orée des années 50, issus de l’école des Annales, ont voulu porter un regard complexe sur l’histoire. Ils ne cherchaient plus à commettre des bouquins dates par dates, évènements par évènements, et des biographies convenues. Ils se sont réfugiés sous l’égide de Fernand Braudel qui expose dans la Méditerranée et le monde méditerranéen ses idées : l’étagement des temporalités, la longue durée, ou encore la civilisation matérielle comme des prismes à travers lesquels l’historien observe le monde et dépasse très largement l’histoire traditionnelle en ouvrant sur des sciences telles que la géographie, l’économie, l’ethnologie, la sociologie, ou encore l’archéologie.

Paul Veyne avait en tête toutes les lettres latines, d’Appius Claudius Caecus à Boèce, mais aussi les inscriptions et les épitaphes de la romanité dont il avait ratissé les manuels et les sylloges des grandes bibliothèques. C’est certainement là le travail de fond et d’arrière-boutique pendant un demi-siècle du maître. C’était là aussi l’influence de l’archivisme des idées que défendait l’obscur et marginal Michel Foucauld comme preuve intangible du réel et du concret. Mais avant de fréquenter le Fuchs, Veyne suivait les cours de sociologie au Collège de France par Raymond Aron et appliquait les théories des sciences humaines et économiques, orientées vers le libéralisme, de Simmel à Schumpeter, à la société romaine, à l’époque où l’on plaquait bêtement sur l’histoire la lutte des classes repassée par la bourgeoisie inoffensive trostko-maoïste.

Veyne avait un talent pour déplier des phénomènes, essayer de manière méthodique, avec une forte lucidité proche le scepticisme, de comprendre des apparitions, des types, des comportements dans la société romaine. Cette rigueur de l’observation allait de pair avec un sens gourmand du récit historique. Veyne n’envisageait pas dans Comment on écrit l’histoire (1971), sa discipline comme une science brute et crue mais comme « un roman vrai ». Un roman expose à la fois la réalité, se réfugie derrière la phrase de Danton mise en exergue du Rouge et le noir, « la vérité, l’âpre vérité », et, dans le même temps, prend aux tripes, vous touche, vous rend sensible, vous agite, vous passionne. Sous sa plume, combien de comparaisons et d’analogie ont été menées avec sérieux et justesse tout en dénotant beaucoup d’originalité.

Veyne ne cherchait pas à nous dire que les Romains étaient supérieurs à nous, exotiques ou bien grandioses. Il ne soupirait pas d’extase au simple nom de Rome. Il a démythifié et même démystifié les Romains, les plaçant sous la lumière crue ; il a arrêté de les admirer pour, au contraire, vouloir les comprendre. La société romaine avait son organisme propre, son fonctionnement spécial, ses principes, ses totems et ses tabous. Le rôle de l’historien était de déconstruire les strates de la société. Au mot de « déconstruire », on sortirait volontiers son magnum 44, prêt à commettre quelques dingueries. Il faut le replacer dans l’usage qu’en faisait Lévi-Strauss pour comprendre qu’il ne s’agit pas de déconstruire sa société mais opérer un démontage d’une société ancienne, démêler ce qui est complexus-emmêlé- afin de comprendre sa mécanique ; détacher les rouages de la machine, et observer, comme on sortirait un organe d’un corps, un objet précis de cette société.

De cette mécanique complexe présente dans la société romaine, Veyne a fait ressortir dans Le pain et le cirque (1976) le rôle méconnu et crucial de l’Evergète. Il est le notable par excellence qui, dans sa ville, finance les jeux, le théâtre, les thermes, dans la perspective d’une cohésion sociale, symbole de la romanité face aux barbares : « imaginez une ville où le grand bourgeois du coin finance le cinéma, le théâtre, le casino et vous offre l’apéritif en prime, et bien, c’est ainsi que fonctionnaient les cités romaines. » Il faut lire les articles de l’Empire gréco-romain (2005) pour comprendre toute la complexité des anciens par rapport à leurs goûts, à la religion, à l’idée de foi, aux divertissements, à l’économie et aux différences de classes sociales. Veyne demeure éclairant sur le statut du gladiateur, sur les préoccupations intellectuelles d’un païen intelligent comme Plutarque, le faste de Palmyre, la morale du couple au IIème siècle avant même l’avènement du christianisme, l’existence d’une classe moyenne à Rome, entre les grandes familles et la plebs sordida. Le chapitre sur Trimalcion dans la Société romaine (1991) est une véritable peinture du parvenu, incarné par le dégénéré nouveau riche du Satiricon de Pétrone, qui monte par la ruse, s’enrichit par la spéculation sur des terres, et fait montre de ses richesses tapageuses.

Veyne s’est intéressé à la littérature. On lui doit des pages savoureuses et pleines de pragmatisme sur Sénèque. On lui doit l’Elégie érotique romaine (1983), essai dans lequel il explique que les poètes de l’antiquité comme Tibulle, Catulle, Properce, ne sont pas des romantiques avant la lettre ni même des beatniks mais cherchent seulement à jouer avec les codes et les conventions de leur société, formulant des histoires d’amour inventées de toutes pièces. Dans les dernières années de sa vie, une traduction de l’Enéide de Virgile vint couronner un travail remarquable où l’on goûte au cygne de Mantoue comme on écouterait la Symphonie Jupiter de Mozart. Un souffle, une grâce, une exactitude précieuse venait enterrer la traduction malsaine de Perret aux Belles lettres.

Il faudra certainement écrire un beau livre de la vie de Paul Veyne. De tous les hommes que j’ai connus, Veyne a été le plus doux, le plus généreux. Pas un mot au-dessus de l’autre. « Traite l’autre comme un égal et vouvoie la femme aimée. » Veyne jusqu’au bout de sa vieillesse avait le souci des petites gens ; célébrité locale à Bédoin, au pied du mont Ventoux, non loin des moines amis du Barroux, il était parmi les siens, ne régnait en aucune façon, usait de beaucoup de politesse, répondait « merci, maître » à celui qui l’appelait de la même façon, ne jouait pas aux vieux sages grimaçant et donneurs de leçon, prompts à jouer aux intellectuels d’ambiance pour lectrices avant les fêtes, se dérobait toujours aux mérites et aux honneurs sans jamais les refuser. Il y avait une grande humilité chez cet homme.

Que d’impressions ai-je de lui ? Je le vois offrir à sa gouvernante du champagne pour la féliciter d’un dessert aérien. Je l’aperçois encore offrir une lampée de whisky à sa chienne, Clover ; faire le signe de croix en parlant du général Leclerc ; conduire une deux-chevaux la nuit en récitant l’ode à la joie de Schiller dans le texte. Je l’admire encore me dire, à quatre-vingt-sept ans, le Voyage de Cythère à table, au dîner, le salon pris dans le coucher du soleil comme le scarabée dans l’ambre, avec un verre de vin rouge posé sur sa joue : « Quelle est cette île au loin, c’est Cythère, nous dit-on, pays fameux dans les chansons, eldorado banal pour les vieux garçons, regardez, après tout, c’est une pauvre terre. » Je l’imagine toujours dans son bureau semblable à un grand fouillis, de manuscrits sur le sol ; sur les étagères, des livres éclatés, des recueils de poèmes, et une redite de bibelots qui allaient d’une carte postale de Santa Maria maggiore à une jambe de femme en plastique qui s’allongeait devant Augustin et Cyprien de Carthage, un couteau mongol et une photographie de son défunt fils.

Veyne était un ami de Michel Piccoli qu’il connut lors d’un colloque à Tunis. L’acteur toque à la porte de sa chambre, le professeur ouvre : « Monsieur Veyne, excusez-moi, vous savez, je n’ai pas fait d’études, j’ai un peu honte de figurer à côté de vous », et Veyne de répondre : « vous savez, vous, vous créez, vous participez à des œuvres par votre jeu, moi, je ne crée rien, j’en suis incapable, j’essaye de comprendre ce que des types plus ou moins comme vous ont fait à une époque lointaine. Je n’ai aucun mérite. »

Le maître de Bédoin était un amoureux. Quand il reçut le prix Femina pour ses mémoires, je le félicitai : « j’imagine que tu t’en fous », et lui de me répondre « évidemment que je m’en fous mais cela fait plaisir à ma femme et si cela lui fait plaisir, alors cela me fait plaisir aussi. » C’est tout Veyne. Il y avait chez cet homme petit, tassé, bossu, un tempérament sensuel. « Puisque vous écrivez des poèmes d’amour, m’écrivit-il, nous pouvons nous tutoyer. » Il a aimé les femmes, lui qui était moche comme un pou, à cause d’une malformation au visage ; il a aimé les arts, la poésie de René Char qui succombait tantôt à une extase au téléphone tantôt à une crise de colère ; la peinture de Pignon Ernst et de Jenkins, ses contemporains. Il a aimé l’Italie, Stendhal et Don Giovanni de Da Ponte qu’il pouvait réciter de tête, et tout l’art dont elle est capable : Giotto à Assise, la basilique San Zeno de Vérone, la Vierge au long cou du Parmesan, Piero della Francesca et sa Flagellation, Zeus et Io du Corrège, les Sept œuvres de miséricorde du Caravage à Naples.

Paul Veyne n’était pas comme les autres universitaires, souvent vinaigriers et fiers. Il n’était pas un Monsieur. Il avait ce côté foufou la galette qui le rendait excentrique et imprévisible, toujours prêt à commettre une farce, une provocation, une drôlerie. À la fac d’Aix, il se tenait suspendu, lors de la pause, au dixième étage du bâtiment, pour se préparer à sa passion : l’alpinisme. Il connut les sommets d’Europe, sentit le vertige de la crevasse, le souffle court de l’altitude, l’illusion de la neige et du parfum de la glace. Il connut les sommets de l’institution, le Collège de France, et tous les honneurs que lui rendaient les Américains, les Anglais, les Italiens jusqu’aux Turcs.

Que Veyne a souffert dans un silence de stoïcien de voir les gens mourir autour de lui : son fils, suicidé, son beau-fils mort du sida. Ses mariages furent de longues agonies, racontées dans ses mémoires, entre l’avortement de sa première femme ; l’hystérie d’une helléniste, fille d’un spécialiste de Plutarque ; une notable du village, atteint de démence et de dépression, l’amour de sa vie, et un dernier mariage, il y a trois ans, coupé court à cause du cancer de son épouse. Sous l’apparence d’un grand-père à l’accent chantant, gentil et doux, il devait y avoir quelques tourments, quelques orages et regrets qu’en dix ans d’amitié je n’ai jamais su percer. Peut-être les conséquences sur un foie malade de l’ivresse libertaire d’après 68.

Mon vieux et fidèle ami est maintenant de l’autre côté. Un matin, au petit-déjeuner, café et foie gras, nous devisions sur l’éternité. Veyne ne croyait pas en Dieu et se désolait de ne pas y croire. Il aurait voulu mais n’y arrivait pas. Longtemps, il avait pensé au suicide, comme un exercice pratique relevant du montage de bourrichon. Il aura donc fini vieillard. L’éternité, le passage entre le monde des vivants et un néant rempli, habité ou non, titillait son esprit. a-t-il un Royaume ? Il faut du courage, alors, pour traverser les yeux dans la mort le grand froid sans l’espérance. Que le Seigneur l’accueille de ses grands bras. Jeudi dernier, il a rejoint Virgile, Sénèque et Damien, son fils, il ne s’ennuiera pas.

Nicolas Kinosky

© LA NEF le 4 octobre 2022, exclusivité internet