Hovhannès Guevorkian © DR

Arménie : l’Artsakh de plus en plus isolé !

Entretien avec Hovhannès Guevorkian, représentant de la République d’Artsakh (Haut-Karabakh) en France.

La Nef – Quelle est la situation de la République d’Artsakh aujourd’hui ?

Hovhannès Guevorkian – Après la signature du cessez-le-feu du 9 novembre 2020, grâce au déploiement et la présence rassurante des forces de maintien de la paix russes, près de 80 000 Artsakhiotes, qui avaient trouvé refuge en Arménie durant l’agression militaire, ont regagné l’Artsakh pour s’installer dans la zone libre – non occupée par l’Azerbaïdjan. Quelque 23 000 Artsakhiotes n’ont pas pu revenir : il s’agit des habitants des territoires sous contrôle azéri qui en ont été chassés et qui seraient assassinés par le régime de Bakou s’ils tentaient de rentrer chez eux ne peuvent plus retourner dans leurs maisons.

Les travaux de rétablissement des infrastructures civiles délibérément ciblées par l’armée azerbaïdjanaise durant la guerre – routes, hôpitaux, écoles et habitations – sont pratiquement terminés. Un ambitieux programme de construction de logements est en cours.

La nouvelle géographie de l’Artsakh issue de la guerre pose un problème fondamental : l’approvisionnement en eau : une partie des sources alimentant le pays se retrouvant depuis 2020 sous le contrôle de l’Azerbaïdjan. D’autre part, l’alimentation en énergie et en ressources vitales se trouve fortement fragilisée et dépend entièrement du mince corridor de Latchine qui relie encore l’Artsakh à l’Arménie. Par des incursions régulières, l’Azerbaïdjan tente de fragiliser davantage ce lien avec l’Arménie en y grignotant de nouvelles parcelles afin de resserrer ce passage jusqu’à son étranglement total. L’Artsakh se trouverait alors intégralement enclavé en territoire azerbaïdjanais. Les conséquences en sont facilement imaginables.

Quelles sont les raisons d’espérer pour l’Artsakh ?

La première raison est d’ordre politique. Trois grandes puissances, la Russie qui protège aujourd’hui de fait l’Artsakh, la France et les États-Unis d’Amérique, fortement engagées dans la médiation pour le règlement politique du conflit dans le cadre de la coprésidence du Groupe de Minsk de l’OSCE, ont déclaré que le problème du Haut-Karabakh devait recevoir une solution politique. Déclaration qui contredit celles de l’Azerbaïdjan selon lesquelles le problème est déjà résolu et ne peut faire l’objet de quelque négociation que ce soit.

La deuxième raison réside dans la réalité indéniable de l’existence de l’Artsakh dont la preuve est la viabilité de son État qui fonctionne malgré son extrême fragilité actuelle. Le fait que les habitants d’Artsakh y soient retournés en masse et soient déterminés à y vivre traduit à lui seul la foi qu’ils ont en l’avenir.

Quelles exactions sont-elles commises actuellement par les forces azéries sur le patrimoine culturel arménien dans la partie de l’Artsakh sous occupation azérie ?

Selon le rapport du Défenseur des droits de l’Homme d’Artsakh 1456 biens et monuments culturels arméniens se trouvent désormais dans la zone occupée par l’Azerbaïdjan. Bien que l’Azerbaïdjan occupe ces territoires depuis peu, nous connaissons déjà un certain nombre de cas de vandalisme et d’effacement du patrimoine arménien dans ces territoires occupés par les témoignages filmés et photographiés des soldats ou des officiels azerbaïdjanais eux-mêmes. Il y a par exemple les cimetières et croix-pierres médiévales du village de Tsar dans la région de Karvatchar, l’église Sourp Zoravor/Astvatsatsin près de la ville de Mekhakavan (1) et l’église Saint Yeghishe dans le village de Mataghis (2). Par ailleurs, lors de sa visite de l’église arménienne à Tsakuri, le président Aliev a exprimé son intention de faire supprimer ses inscriptions en arménien (3). Cette politique de réécriture de l’histoire laisse présager le pire quant au sort du patrimoine culturel chrétien arménien. L’objectif en est évident : aliéner ces régions aux Arméniens, en effacer toute trace d’arménité de telle sorte que jamais les Arméniens n’aient plus le désir d’y retourner. Cette pratique s’appelle un ethnocide.

Dans quelles mesures les élections en Turquie en 2023 pourraient-elles modifier la donne en bien ou en mal et que pensez-vous des négociations turco-azéries ?

Il me semble que les élections en Turquie n’auront pas un impact significatif sur le problème. La société turque est une société au nationalisme exacerbé dont l’Arménie et les Arméniens sont des cibles constantes. Les gouvernements turcs entretiennent ce sentiment, le négationnisme d’État du génocide des Arméniens de 1915 en étant le paradigme permanent depuis plus de cent ans. À mon sens, l’attitude de la Turquie à l’égard de l’Arménie et des Arméniens en général ne changera pas tant qu’un véritable travail équivalent à celui de la dénazification ne sera pas réalisé dans ce pays, comme cela a été le cas en Allemagne après la seconde guerre mondiale.

Or, pour l’instant les auteurs du génocide des Arméniens sont toujours glorifiés en Turquie et cités comme exemple de patriotisme turc. Des rues, des places et des monuments portent les noms des bourreaux des Arméniens dans la Turquie actuelle. L’exemple de la présence sur la Colline de la Liberté à Istanbul du mausolée du sanguinaire Talaat Pasha (le principal organisateur du Génocide des Arméniens) en est l’une des manifestations. Cette perpétuation de la haine raciale à l’encontre des Arméniens à un effet délétère sur la capacité de l’Azerbaïdjan à conclure la paix avec l’Arménie : la Turquie et l’Azerbaïdjan se considèrent comme « deux États dans une même nation » et ne cessent de se rapprocher depuis l’indépendance de l’Azerbaïdjan en 1991. Le négationnisme d’État de la première et l’arménophobie dont elle découle sont également devenus des lignes politiques de la seconde. Les gouvernements successifs de l’un comme de l’autre n’ont guère dérogé à cette ligne constante de leur politique étrangère.

Le Groupe de Minsk de l’OSCE même s’il est peu actif du fait du conflit en Ukraine et l’ONU peuvent-ils encore intervenir en faveur de l’Artsakh ?

Absolument ! Le Groupe de Minsk n’est pas dissout et il a obligation institutionnelle d’agir en faveur de la paix et d’un règlement pacifique du conflit. Pendant près de 30 ans, même en position de force absolue, la partie arménienne, fidèle à son engagement, a fait confiance aux négociations sous l’égide du Groupe de Minsk.

Ce Groupe perdrait tout crédit s’il se pliait à la volonté azerbaïdjanaise qui tente de l’écarter totalement du processus de paix. Mais il ne s’agit plus dorénavant de médiation. Il nous semble vain de négocier avec un État agresseur comme l’Azerbaïdjan comme avec son régime criminel (4). La menace de disparition de l’Artsakh est tellement grande que ce dernier a besoin en priorité d’une protection internationale effective. Le risque de la médiation par le Groupe de Minsk sans ce préalable plus urgent, c’est de légitimer les autorités criminelles d’Azerbaïdjan et leur politique du fait accompli.

Quant à l’ONU, lors de son Sommet mondial en 2005, l’ensemble des chefs d’État et de gouvernement ont affirmé la responsabilité de protéger les populations du génocide, des crimes de guerre, du nettoyage ethnique et des crimes contre l’humanité face à un État défaillant à protéger une population. C’est précisément le cas au Haut-Karabakh où la population arménienne vit sous la menace d’épuration ethnique de la part de l’Azerbaïdjan.

Comment la France en tant qu’État et les citoyens français à titre individuel peuvent-ils aider l’Artsakh ?

La France peut reconnaître la République d’Artsakh dans la logique de la résolution du Sénat français de novembre 2020 qui désigne clairement cette reconnaissance comme un outil efficace pour le processus de paix.

Parallèlement, il est temps que l’État français adopte des sanctions contre les criminels de guerre – y compris des plus hautes autorités azerbaïdjanaises et les oligarques de ce pays – dont l’impunité n’est qu’encouragement. À ce titre nous saluons vivement la déclaration du président Emmanuel Macron affirmant que « la France ne lâchera pas les Arméniens » (5).

Quant à l’aide que les citoyens français peuvent apporter à l’Artsakh à titre individuel, vous pouvez le faire en vous y informant, en alertant vos élus ou en vous engageant sur le plan humanitaire aux côtés des structures comme le Fonds arménien de France par exemple. Cette dernière lancera sa collecte de fonds annuelle – le Phonéthon 2022 – dans un mois sous le prestigieux parrainage de l’écrivain-voyageur Sylvain Tesson et du grand reporter, directeur adjoint du Figaro Magazine Jean-Christophe Buisson.

Propos recueillis par Augustin Herbet

(1) https://www.bbc.com/news/av/world-europe-56517835
(2) https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2022-0080_FR.html
(3) http://lousavor-avedis.org/?p=36973
(4) Analyse de Human Rights Watch d’une vidéo montrant l’exécution extrajudiciaire d’au moins sept prisonniers de guerre arméniens par les forces azerbaïdjanaises. Près de 300 documents de crimes de guerre filmés et diffusés par les Azerbaïdjanais sont recensés.
https://www.hrw.org/fr/news/2022/10/14/une-video-montre-des-soldats-azerbaidjanais-executant-des-prisonniers-de-guerre
(5) https://www.francetvinfo.fr/politique/emmanuel-macron/direct-emmanuel-macron-est-l-invite-special-de-la-nouvelle-emission-politique-de-france-2-l-evenement-a-20h30_5413327.html

© LA NEF le 19 octobre 2022, exclusivité internet