Présentation des résultats de la récente datation aux rayons X (publiés le 11 avril 2022) de l’équipe du professeur Liberato de Caro de l’Université de Bari, en Italie.
Dans toutes ses dimensions, la quête archéologique autour du Suaire de Turin se poursuit. Quel âge peut donc avoir cette grande pièce de lin ? L’interrogation fascine nombre de scientifiques à travers le monde depuis sa redécouverte en 1898 grâce au négatif photographique qui permit, à partir d’une image presque effacée, de voir surgir du passé un homme crucifié. Différentes façons d’aborder le problème de « l’authenticité » existent. La plus apte à convaincre un public aujourd’hui attaché au caractère reproductible des expériences, et à une définition restreinte de la « science », est l’option des sciences physiques.
La dernière vague médiatique remonte au printemps 2022. Elle a généré le tumulte habituel qui suit les communiqués de presse fracassants sur le Suaire de Turin. Une équipe dirigée par un professeur de cristallographie de l’Université de Bari, Liberato de Caro, publie des résultats clairs : un échantillon du Suaire de Turin daterait du Ier siècle après Jésus-Christ.
Mais les chercheurs du Suaire de Turin – les sindonologues –, au prix de l’expérience, entretiennent une suspicion légitime à chaque nouveau cycle médiatique. Des interrogations ont immédiatement surgi à la lecture du papier. D’abord la revue – Heritage – n’est pas une grande revue académique : il faut payer 1400 francs suisses pour y publier un article après qu’il a été accepté par des relecteurs critiques qui ne sont a priori pas choisis par le comité éditorial pour refuser dans de larges proportions. C’est ce que laisse deviner l’historique de l’insertion puisque le papier a été accepté en trois semaines, ce qui est rare pour un article scientifique. Ensuite, l’auteur principal : Liberato de Caro s’est plongé dans la sindonologie depuis au moins 5 ans. Son statut académique, contenant des publications de référence en science des matériaux, lui confère une légitimité, mais quelques-unes de ses études sur le Suaire sont plus remarquées que remarquables : il est connu pour avoir (selon lui) détecté le « scrotum » de l’homme du Linceul. Quand il s’est agi en 2017 de publier, aux côtés d’un professeur renommé, une étude sur la résolution atomique d’un échantillon du Suaire dans une revue beaucoup mieux cotée, PlosOne, la porte s’est refermée aussi vite qu’elle s’était ouverte. L’article qui avait pourtant passé l’obstacle de la relecture par les pairs a été retiré par les éditeurs. Ceux-ci avaient probablement été effrayés par leur propre audace : dans le monde académique, publier un article non défavorable à l’authenticité du Suaire peut briser une carrière. Ici, les auteurs étaient probablement moins fautifs que les éditeurs mais cette « rétraction » fait tache dans un curriculum vitae.
Une technique prometteuse
Ces éléments plutôt formels ne quittent pas l’esprit de tout spécialiste mais ne sont pas décisifs. Plus embarrassant est l’échantillon testé. L’étude porte sur un petit fragment (0,5 mm par 1 mm) pris aux alentours de la région où fut prélevé l’échantillon partagé entre les laboratoires chargés de la fameuse datation par le Carbone 14. Mais d’où proviennent ces fibres ? Là est le premier embarras car leur possession – par un professeur de l’Université de Padoue, Giulio Fanti, coauteur de l’article – n’est qu’officieuse. Autrement dit, il n’y a pas de véritable traçabilité. À Turin, en juillet 2022, des représentants officiels faisaient la tête des mauvais jours : en privé, l’un d’eux lève les yeux au ciel, et la voix à table. Le Saint-Siège – propriétaire du Suaire depuis 1983 – n’a-t-il pas publié il y a quelques années un communiqué déclarant que tous les échantillons du Suaire en balade dans les coffres du monde entier devaient lui revenir, sous peine de poursuites ? Ce piège tendu aux chercheurs – mentionner la possession d’un échantillon et donc risquer une plainte, ou ne pas la mentionner et se voir fermer la porte de revues prestigieuses – n’a jamais fonctionné. Car dans cette querelle sur les fragments en possession de Fanti, personne ne doute de leur authenticité.
En s’intéressant toujours plus au fond, De Caro et ses coauteurs connaissent, dans leur perspective pro-authenticité, des joies et des obstacles à surmonter : leur technique de datation WAXS est prometteuse. Elle est d’abord non-destructrice, contrairement à la datation par le Carbone 14 effectuée en 1988. En comparant différentes mesures prises sur des lins d’âge différents, un âge moyen pour un échantillon est établi. Si le lecteur s’en tient aux comparaisons effectuées, cette nouvelle datation est strictement incompatible avec l’intervalle médiéval trouvé en 1988 : 1260-1390 avec 95 % de certitude. L’échantillon daterait plutôt du Ier siècle après Jésus-Christ, car les mesures sont proches de l’échantillon trouvé à la forteresse juive de Masada, incendiée lors de sa prise par les Romains en 73. Voici pour les joies.
Les obstacles : seuls quatre échantillons ont servi de comparaison (un lin égyptien datant des années 3500-3000 avant Jésus-Christ, l’échantillon de Masada, un lin de Fayoum entre 544 et 605 de notre ère, et un lin moderne de l’an 2000). Les conditions atmosphériques et particulièrement l’humidité jouent un rôle important dans la variation des caractéristiques internes des fibres. On connaît évidemment les températures et le niveau d’humidité moyen en Europe depuis le Moyen Âge, et il est possible d’effectuer une approximation de la température moyenne des coffres où le Suaire était détenu. Mais imaginons que son parcours soit rallongé de 1300 ans, il faut alors tenir compte qu’il fut détenu dans des endroits plus secs (Jérusalem puis Constantinople). Toutefois ce passé caché, comprenant aussi les pics de chaleur dus aux feux qui endommagèrent le lin, ne se révélerait pas si embarrassant car les endroits plus secs influeraient moins sur la structure des tissus mesurables grâce à cette méthode WAXS.
Malgré toutes les réserves de fond et de forme, les nouveaux résultats de l’équipe de Liberato de Caro s’avèrent prometteurs et apportent du poids à l’hypothèse d’un tissu appartenant à l’Antiquité. Prometteurs car d’autres équipes sont invitées à s’emparer de cette technique pour bénéficier de points de comparaison. De plus, à ce résultat s’ajoutent, depuis une quinzaine d’années, de nombreuses études scientifiques et historiques en faveur de l’authenticité ou d’analyses jetant à terre l’affirmation confiante d’un tissu médiéval. Des pollens du Proche-Orient et des traces génétiques largement incompatibles avec un tissu européen sont détectés, d’autres techniques de datation du lin sont mises en place. L’analyse des données brutes de la datation par le Carbone 14 suggère fortement que celle-ci n’aurait jamais pu être publiée aujourd’hui dans une revue majeure à cause de ses multiples défauts substantiels, sans aborder le manque de respect du protocole officiel.
L’hypothèse médiévale discréditée
L’accumulation de ces études renvoie plus largement au(x) processus de formation de nos opinions : dans le cas du Suaire de Turin, comment nous forgeons-nous notre opinion ? On peut se fier à son intuition mais à celle-ci se mêle trop souvent notre volonté de s’attacher à une hypothèse. Si on s’intéresse à une évaluation des probabilités plus objective et fiable, on peut se demander ce qu’il faudrait pour que tous ces chercheurs se trompent ; on peut aussi s’interroger sur le fait que les médiévistes n’aient toujours pas identifié l’immoral génie dont la création aurait été récupérée par une famille prestigieuse, un génie capable de créer une image aussi superficielle (un cinquième d’un millième de millimètre d’épaisseur au niveau des fibres). Cette évaluation montre que les difficultés s’accumulent pour les tenants d’une hypothèse médiévale.
Et cela ne met pas forcément du baume au cœur de certains officiels. En juillet 2022, à l’occasion d’une ostension du Suaire, un représentant a publiquement soutenu que les gens n’étaient pas intéressés en premier lieu par la question de l’authenticité. Mais si tous les chercheurs sont convaincus des multiples facettes (de la théologie à la philosophie des sciences) que recèle ce simple drap de lin, l’attention se concentre bien autour du contexte historique ayant permis d’arriver à l’apparition d’une telle image. L’énigme archéologique – et non le mystère théologique – pourrait être résolue facilement au cours des prochaines décennies avec des protocoles rigoureux et interdisciplinaires. Une perspective peut-être pas si rassurante actuellement pour l’Église catholique, refroidie par l’échec cinglant de la datation par le carbone 14, et peu amène avec l’apologétique contemporaine.
Tristan Casabianca
Tristan Casabianca est un chercheur indépendant. Il a notamment publié ses travaux sur le Suaire de Turin dans des revues académiques internationales comme The Heythrop Journal, New Blackfriars et Archaeometry.
© LA NEF n°350 Septembre 2022, mis en ligne le 19 octobre 2022