Petite histoire du Linceul de Turin

L’histoire du Linceul pendant le premier millénaire est mal connue. A-t-il été plié en double quatre fois (tétradiplon) pour apparaître à Edesse (Urfa, Turquie) sous la forme de la fameuse Image, réputée non faite de main d’homme ? À partir du VIe siècle, son rayonnement s’étend progressivement sur tout le Moyen-Orient et jusqu’en Occident.
D’après un récit de tradition syriaque de la fin du IVe siècle, des messagers du roi Abgar, venus d’Edesse, rencontrent Jésus à Jérusalem, dans la maison du pharisien Gamaliel, le mercredi 12 Nissan de l’an 344 des Séleucides – c’est-à-dire le 30 mars de l’an 33 : le mercredi qui précède la Passion. Et saint Jean rapporte qu’après l’entrée de Jésus à Jérusalem, le jour des Rameaux, des visiteurs ont demandé à le rencontrer. Du rapprochement récent de ces deux récits est née l’hypothèse selon laquelle, après la Passion, les envoyés du roi Abgar ont emporté le linge qui deviendra l’Image d’Edesse – hypothèse étayée par une très forte tradition.
Selon d’autres sources, ce linge est arrivé à Edesse plus tard, après un séjour à Pella (Jordanie). L’Image d’Edesse, tenue au secret et progressivement oubliée, est redécouverte, sans doute en 525, cachée dans une niche, au-dessus d’une porte de la ville. Au début du VIIe siècle, les Perses prennent Edesse, mais ils respectent l’Image. À l’initiative de l’empereur d’Orient, l’Image arrive à Constantinople le 15 août 944. La traduction du texte grec qui la décrit ne fait pas l’unanimité, mais elle conduit à proposer l’hypothèse selon laquelle il s’agit du Linceul du Christ.
Si l’Image d’Edesse n’est pas le Linceul, alors nous ne savons pratiquement rien de son histoire antérieure à 1204 – si ce n’est qu’il se trouvait très probablement à Constantinople cette année-là, à la veille de la prise de la ville par les Croisés.

Le trou historique (1204- v. 1355)
Le Linceul disparaît de Constantinople en 1204, pendant la quatrième croisade, avant de réapparaître vers 1355 à Lirey, près de Troyes, entre les mains du porte-oriflamme de France Geoffroy de Charny – mort un peu plus tard au combat, en emportant avec lui dans la tombe le secret des circonstances dans lesquelles le Linceul était parvenu entre ses mains. Pendant le siècle et demi qui sépare ces deux dates, l’histoire est muette à son sujet : c’est le trou historique. Son itinéraire de Constantinople à Lirey a fait l’objet de multiples hypothèses, qui forment parfois des scénarios complets, de bout en bout.

Dans le scénario des Achaïens, le Linceul est emporté incognito en 1204 de Constantinople par un croisé franc-comtois, Othon de La Roche, futur duc d’Athènes. Ce transfert est confirmé dans une lettre adressée au pape en 1205 par le neveu d’un empereur byzantin : « le saint Linceul est à Athènes… »
Il y reste sous la garde des successeurs d’Othon, jusqu’à ce qu’en 1311, une Grande Compagnie de routiers catalans attaque le duché et provoque sa chute. Il est alors exfiltré de la ville par la veuve du duc mort au combat, qui le met en sécurité dans la principauté voisine et amie d’Achaïe, l’actuel Péloponnèse : elle le confie à la veuve du duc précédent, Mahaut de Hainaut, héritière en titre de l’Achaïe, où se trouve son douaire.
Deux ans plus tard, selon le dessein de Philippe le Bel, Mahaut épouse un cadet de la Maison des ducs de Bourgogne, prénommé Louis. Son héritage étant menacé par un rival, il part avec Mahaut pour en prendre possession, sous la protection d’une garde rapprochée commandée par Jean de Charny, accompagné de son fils puîné Dreux, et du cadet Geoffroy, un très jeune adolescent. En 1316, Louis de Bourgogne remporte une victoire sur son rival, et distribue des terres à ses compagnons, dont Dreux et Geoffroy, qui sont explicitement cités. Mais il meurt quelques jours plus tard. Mahaut, sa veuve, est alors l’objet de manœuvres matrimoniales de la part de son suzerain, le roi de Naples Robert d’Anjou : elle doit partir pour l’Italie. Mais auparavant, elle remet le Linceul à Geoffroy, dont le fief en Achaïe est voisin du sien. Cette circonstance est cohérente avec une déclaration qui sera faite en 1443 par Marguerite de Charny, petite-fille de Geoffroy, selon laquelle le Linceul est parvenu entre les mains de son grand-père au cours d’une expédition militaire.
À l’automne 1317 Jean et Geoffroy de Charny rentrent en France en emportant le Linceul incognito en Champagne. Avant d’arriver à Lirey, fief attribué en héritage à Geoffroy par son grand-père maternel, Jean de Joinville, il repose peut-être dans l’abbaye de Montier-La-Celle, près de Troyes. Si c’est bien le cas, il en est exfiltré en 1348, après que l’abbaye ait été gravement endommagée par les Anglais, et mis provisoirement à l’abri dans la maison-forte de Lirey. Cinq ans plus tôt, Geoffroy avait fait part au roi de son intention d’y fonder une chapelle, ce qui est fait en juin 1353. Les chanoines s’y réunissent pour la première fois en octobre 1354 : tout est prêt pour les premières ostensions du Linceul.

Dans l’hypothèse des Templiers, le Linceul, après avoir disparu de Constantinople, parvient dans des circonstances inconnues entre les mains de l’Ordre du Temple. Puis entre celles d’un Templier nommé Geoffroy de Charnay – ou de Charny – qui sera brûlé vif à Paris, en 1314, sur l’ordre de Philippe le Bel. L’hypothèse du don du Linceul par Geoffroy de Charnay à Geoffroy de Charny repose sur une autre hypothèse, selon laquelle ils étaient parents : peut-être grand-oncle et petit-neveu. Mais on a découvert récemment que Geoffroy de Charnay était d’origine berrichonne : ce lien de parenté est introuvable depuis la naissance de l’hypothèse des Templiers, il y a près de cinquante ans, et tout porte à croire qu’il le restera.

Le scénario de la transmission du Linceul par héritages successifs, d’Othon de La Roche à Jeanne de Vergy, épouse de Geoffroy de Charny, repose sur l’hypothèse de l’union d’Élisabeth de Ray, petite fille d’Othon, avec Henri de Vergy, arrière-grand-père de Jeanne. Or il a été reconnu récemment, par l’auteur du scénario lui-même, que l’épouse d’Henri de Vergy prénommée Élisabeth n’est pas Élisabeth de Ray (mais Élisabeth de Chalon[-sur-Saône]). La chaîne de transmission n’est pas continue : le scénario ne « tient pas ».

Le scénario du passage par la Sainte-Chapelle est né d’une curieuse Notice, rédigée par les chanoines de Lirey près de deux siècles après les faits qu’elle relate : en particulier le don du Linceul par le roi Philippe VI de Valois à Geoffroy de Charny.
Pour justifier la possibilité de ce don royal, les auteurs du scénario rappellent que Saint Louis a reçu de l’empereur de Constantinople Baudouin II des reliques de la Passion, et qu’il a construit pour elles la Grande Châsse de la Sainte-Chapelle.
Parmi les vingt-deux reliques listées en 1247 dans la lettre de confirmation de leur cession, apparaît une mystérieuse « sainte toile insérée dans une tabula », qui est – selon les auteurs du scénario – le Linceul plié dans un reliquaire. À Constantinople, Baudouin II ne l’avait pas identifié ; il entre incognito à la Sainte-Chapelle ; il y reste pendant un siècle et demi, jusqu’à ce que Philippe de Valois, qui n’en connaît pas la valeur, en fasse don à Geoffroy de Charny, qui ne l’identifie pas non plus. Il en fera pourtant des ostensions quelques années plus tard…
Or, cette mystérieuse sainte toile n’apparaît pas dans la liste des vingt-trois reliques envoyées à Paris en trois lots par Baudouin II, de 1239 à 1241. On y trouve par contre « une partie d’une certaine robe de la glorieuse Vierge », et « une tabula que la face du seigneur a touchée quand on le descendait de la croix ». Les vingt et une autres reliques sont identiques à celles de la liste de 1247.
Il est donc clair que les chanoines de la Sainte-Chapelle, ayant perdu entre 1241 et 1247 les documents authentifiant la partie de la robe et la tabula, ont inséré la partie de la robe dans la tabula, fusionnant ainsi deux reliques en une seule, et obtenant donc une nouvelle liste ne contenant plus vingt-trois reliques, mais vingt-deux.
Selon cette évidence arithmétique, la « sainte toile insérée dans une tabula » n’est pas le Linceul, comme le voudraient les tenants du scénario, mais une partie de la robe de la Vierge insérée dans un reliquaire (qui, accessoirement, est sans doute celui du titulus que Pilate avait fait placer au-dessus de la tête du Christ en croix).
Selon toute apparence, le Linceul n’est pas entré à la Sainte-Chapelle. Il n’en est donc pas ressorti pour être donné par Philippe de Valois à Geoffroy de Charny, ni à qui que ce soit.
L’argumentaire contre ce scénario, qui est bizarrement soutenu par un historien renommé, contient une vingtaine de pièces – dont la lettre de 1205 et la déclaration faite par Marguerite de Charny en 1443, déjà citées plus haut.
L’hypothèse des Templiers et le scénario de la transmission du Linceul par héritages successifs sont également incohérents avec ces deux pièces.
Avant de refermer la parenthèse du trou historique, rappelons que l’argumentaire contre le scénario des Achaïens est vide : à ce jour, personne ne l’a contesté.

Après la réapparition du Linceul
Revenons à la chronologie. Les premières ostensions ont lieu dès la fin de 1354, du vivant de Geoffroy de Charny. Au printemps 1355, leur renommée s’est répandue au point d’alerter l’évêque de Troyes, Henri de Poitiers. Persuadé que le Linceul est un faux, il menace de le saisir. Après en avoir fait faire une copie dont l’auteur est désigné à l’évêque, Geoffroy le met à l’abri « hors du diocèse de Troyes », sans doute à Montfort, qui dépendait du diocèse de Langres. Il est désigné pour la première fois comme seigneur de Montfort au début de 1356. Or, la seigneurie faisait partie du domaine ducal, et ne pouvait être inféodée que par le duc de Bourgogne. À cette époque, c’était un enfant de moins de dix ans, dont le tuteur était… le roi Jean le Bon. Le roi de France était donc un protecteur de Geoffroy et du Linceul.
Jeanne de Vergy, veuve de Geoffroy († Poitiers, 1356) est tutrice de Geoffroy II de Charny, héritier du Linceul et des fiefs de son père – dont Montfort. La présence du Linceul explique-t-elle le choix de ce lieu pour le baptême de Marguerite de Bourgogne, fille du duc Philippe le Hardi, le 22 octobre 1374 ? Le duc en serait donc aussi le protecteur, et le confident de son histoire.
À la suite d’une demande formulée par Geoffroy II au printemps 1389, le Linceul est transféré de Montfort à Lirey pour y être l’objet de nouvelles ostensions. Mais un nouveau conflit avec l’évêque de Troyes, Pierre d’Arcis, a pour conséquence un déclin de la ferveur des pèlerins : finalement, le Linceul est placé dans une armoire de l’église de Lirey, où il reste dans l’ombre.
Le 6 juillet 1418, sous la menace de la guerre, le Linceul est à nouveau transféré à Montfort, douaire de Marguerite de Poitiers, veuve de Geoffroy II. Mais elle y meurt le 25 du même mois. Sa fille aînée Marguerite l’emporte alors à Saint-Hippolyte, capitale du comté de La Roche en Montagne, dont son époux est l’héritier. Il y restera pendant trente-quatre ans.
Après des tentatives d’ostensions dans le Hainaut, en 1449, puis peut-être en Bourgogne, en 1452, Marguerite fait don du Linceul au duc Louis de Savoie, à Genève en mars 1453.
Revenu à Chambéry, capitale des ducs de Savoie, il accompagne la cour ducale dans tous ses déplacements, quelquefois à dos d’âne (1). En 1578, il est transféré à Turin, où il se trouve encore aujourd’hui ; en 1983, le dernier roi d’Italie, héritier des ducs de Savoie, a légué au pape le Linceul.

Laurent Bouzoud

(1) En 1532, un incendie touche la Sainte-Chapelle de Chambéry où se trouve le Linceul conservé dans une châsse en argent, une goutte de métal fondu abîmant le tissu. Un autre incendie, le 12 avril 1997, a ravagé la chapelle où le Linceul était à Turin, sans dommage pour le Suaire (ndlr).

Laurent Bouzoud est ingénieur retraité, membre du conseil d’administration de Montre-Nous Ton Visage (MNTV) et auteur de Le Clan des Achaïens et l’histoire du Linceul (1204-2020).

© LA NEF n°350 Septembre 2022, mis en ligne le 19 octobre 2022