Monastère de Dadivank dans le Haut-Karabagh © 517design-Commons.wikimedia.org

L’Arménie, un destin menacé

Après la guerre de 2020, l’Azerbaïdjan a de nouveau agressé militairement l’Arménie en septembre dernier dans une large indifférence internationale, confirmant d’inquiétantes ambitions.

«Nul ne peut nous donner d’ultimatum et permettre aux Arméniens de placer leurs espoirs ailleurs. Je le dirais encore une fois rien ni personne ne peut nous arrêter. » Par cette déclaration du 22 septembre, le dictateur contrôlant de manière clanique l’Azerbaïdjan, Ilham Aliyev, assume ses ambitions. En 2020, après une guerre de 44 jours, l’Azerbaïdjan, soutenu par la Turquie, avait envahi une grande partie du Haut-Karabakh. L’Arménie avait dû accepter un cessez-le-feu précaire sous égide russe. Celui-ci a sans cesse été violé par les troupes azéries et leurs incursions sur le territoire arménien. Aliyev a été clair dans ses intentions : peu après le cessez-le-feu il a expliqué : « J’avais dit qu’on chasserait [les Arméniens] de nos terres comme des chiens, et nous l’avons fait. » Dans ces conditions, l’accord prévoyant que les populations civiles pouvaient revenir sur leurs terres est évidemment resté lettre morte pour les populations arméniennes.
Pour comprendre l’angoisse actuelle des Arméniens, un détour par l’histoire est nécessaire : quand la Russie tsariste a annexé le Sud du Caucase, elle a vite adopté une politique peu favorable aux Arméniens. Cette politique fut reprise par l’URSS, le régime bolchevik ayant cédé le Nakhitchevan et le Haut-Karabakh (ou Artsakh à claire majorité arménienne) à la république socialiste soviétique d’Azerbaïdjan et non à celle d’Arménie.
Dans le contexte de l’effondrement de l’URSS, suite à des pogroms de la population arménienne à Soumgait et à Bakou, et à une volonté azerbaïdjanaise de « désarméniser » l’Artsakh par une politique raciste et discriminatoire, l’Artsakh a proclamé son autodétermination. Dans une guerre de cinq ans, l’héroïsme des combattants arméniens a permis la libération de l’Artsakh et l’établissement d’un territoire continu entre l’Artsakh et l’Arménie, en 1994. Cependant durant les quinze années suivantes, la position de l’Azerbaïdjan s’est renforcée grâce au pétrole de la mer Caspienne et à une démographie dynamique.
Dans ce contexte, l’offensive azérie de septembre 2022 – ayant fait plus de 300 morts – montre que les ambitions azéries ne s’arrêtent pas à l’Artsakh. Comme le dit avec lucidité Tigrane Yégavian, le but de l’Azerbaïdjan et de la Turquie est désormais de grignoter le territoire arménien pour réduire l’Arménie à un État croupion avant de la faire disparaître. Une telle offensive a une finalité génocidaire, le but étant d’éliminer toute présence arménienne dans le Caucase. Le sort du patrimoine arménien du Nakhitchevan est un bon indicateur de la menace. Les 89 églises médiévales ont été arasées, les 5480 khatchkars (stèles rectangulaires ornées de la croix arménienne qui, dans la tradition arménienne, servent à guider les défunts quand ils se relèveront le jour du Jugement dernier) et les 22 700 tombes ont été détruites par l’Azerbaïdjan. Les rapports qui proviennent du patrimoine arménien en Artsakh occupé sont tout aussi inquiétants. Enfin, les sévices commis par les soldats azéris sur la population civile arménienne et sur des prisonniers de guerre montrent de manière claire une volonté azérie d’exterminer cette population. Lors de la dernière offensive, Anush Apetyan, soldate arménienne de 36 ans, mère de trois enfants, capturée par des soldats azéris a été violée, démembrée puis exécutée. Ses bourreaux, sûrs de leur impunité, ont diffusé eux-mêmes leur forfait qui s’inscrit dans une politique d’arménophobie structurelle de la part du régime de Bakou.
Une telle menace sur l’Arménie est nettement encouragée par la Turquie d’Erdogan qui soutient l’Azerbaïdjan par panturquisme et mélange ethno-religieux de nationalisme turc et d’islamisme. La Turquie nourrit des ambitions expansionnistes appuyées par une propagande omniprésente dans ses films et séries historiques (malgré quelques courageuses exceptions allant à contre-courant comme la série The club) et par une politique d’influence auprès de la diaspora turque en Europe. Politique approuvée aussi par les adversaires kémalistes d’Erdogan (le seul parti opposé étant le HDP, parti majoritairement kurde et regroupant l’électorat turc rejetant la synthèse turco-islamiste et le kémalisme).
Parler de ce qui se passe en Arménie et ne pas l’oublier est plus que jamais nécessaire. Et s’engager pour que nos dirigeants prennent conscience de la menace turque et agissent en conséquence. Aussi ne peut-on que saluer la publication, sous la direction d’Éric Denécé et Tigrane Yégavian, du livre noir du Haut-Karabakh et le début de mobilisation dans la classe politique française en espérant qu’il ne soit pas qu’un feu de paille.

Rainer Leonhardt

Le but est d’étrangler l’Arménie

Entretien avec Tigrane Yégavian vient de codiriger un Livre noir sur le Haut-Karabakh (1).

La Nef – Comment faut-il interpréter la nouvelle offensive azérie de septembre 2022 ?
Tigrane Yégavian
– L’Azerbaïdjan poursuit depuis le cessez-le-feu de novembre 2020 la guerre par d’autres moyens car elle est animée par la volonté de consolider son avantage militaire sur le plan politique. Le rapport de force ayant basculé en sa faveur et l’Arménie étant plus affaiblie que jamais, le tandem azéro-turc profite aussi des revers russes en Ukraine en vue de forcer l’Arménie à céder sur les points suivants : tout renoncement à un statut pour le Haut-Karabakh, sous-entendu accepter son annexion par l’Azerbaïdjan et la certitude d’un nettoyage ethnique, l’établissement d’un corridor extraterritorial échappant à la souveraineté de l’Arménie dans le sud de son territoire. Un corridor ultra-stratégique qui relierait l’Azerbaïdjan à la Turquie et couperait l’Arménie de l’Iran ; un nouveau tracé de la frontière arméno-azerbaïdjanaise qui permettrait aux Azéris de grignoter davantage de territoires arméniens s’appuyant sur la stratégie du fait accompli étant donné qu’ils occupent une centaine de kilomètres carrés de territoires arméniens depuis leurs offensives successives de mai 2021 et surtout de septembre 2022… Bref, dévitaliser l’Arménie, en faire un pays non viable et à terme l’étrangler totalement.

Quelles sont les perspectives de l’Arménie et y a-t-il des raisons d’espérer via par exemple un rapprochement avec les autres pays ciblés par l’expansionnisme turc comme la Grèce ?
À ma connaissance l’Arménie n’a aucun allié. Elle fait partie du « mauvais camp » contrairement à l’Ukraine alors que ses partenaires de l’OTSC (Organisation du traité de sécurité collective), tous de régime despotique, sont clairement du côté de l’Azerbaïdjan. La Russie agit davantage comme un suzerain tantôt protecteur, tantôt proxénète tant que ses intérêts sont en jeu. Certes, Chypre et la Grèce n’ont jamais manqué d’afficher leur solidarité vis-à-vis de l’Arménie menacée par le panturquisme, mais ces deux États ne disposent pas de leviers suffisants au sein de l’UE et de l’OTAN. En dehors de l’orbite russe, le seul pays qui puisse apporter un soutien à la fois politique et militaire dans la région, ce n’est pas l’Iran mais l’Inde qui partage une vision géostratégique commune avec l’Arménie par rapport à l’alignement du Pakistan sur le panturquisme et qui voit en l’Arménie une voie de passage à son projet concurrent à celui de la Chine des nouvelles routes de la soie.

Comment faut-il interpréter les actions de la Russie et des USA par rapport aux offensives azéries ?
Les États-Unis profitent de la position de faiblesse des Russes pour avancer leurs pions dans le Caucase. Pour l’heure ils font pression sur l’Azerbaïdjan pour que ce pays n’envahisse pas le territoire de l’Arménie, sans offrir une assistance militaire à Erevan. L’administration Trump s’en était désintéressée, aujourd’hui la donne n’est plus la même car nous assistons au retour de la géopolitique des empires : Russes et Turcs se partagent des zones d’influence dans leur coopération compétitive, l’Arménie n’est qu’une monnaie d’échange, un pion sur un échiquier qui s’étend de la Libye à l’Asie centrale en passant par la Syrie.

Le rapprochement entre l’UE et l’Azerbaïdjan sur le gaz laisse-t-il les mains libres à Aliyev ?
Après avoir diabolisé le maître du Kremlin, l’Europe déchristianisée et sans boussole a choisi de vendre son âme à un dictateur sanguinaire qui a fait de l’arménophobie sa raison d’être. Aliyev a bien compris qu’il pouvait jouer de ce levier et surtout que ses crimes passés, présents et futurs resteront impunis. Si la France a essayé d’aider les Arméniens elle s’est vue bloquer par l’Allemagne au sein de l’UE, et du Royaume-Uni au sein de l’OTAN qui entretient des relations extrêmement étroites avec le régime de Bakou. Nous vivons un énième chapitre du grand jeu et les Arméniens peinent à négocier leur survie dans un environnement qui leur est de plus en plus hostile, alors que les Européens n’ont aucunement l’intention de freiner les appétits du tandem Aliyev-Erdogan.

Propos recueillis par Rainer Leonhardt

(1) Centre Français de Recherche sur le Renseignement (Cf2R) sous la direction d’Éric Denécé et Tigrane Yégavian, Haut-Karabakh, le Livre noir, Ellipses, 2022, 400 pages, 28 €.

© LA NEF n°352 Novembre 2022