Nouveau malaise de la civilisation

Pour Freud, la cause du malheur humain est la frustration sexuelle. Malaise dans la culture montre en effet que le but premier de la morale est analogue à celui de la technique. De même que cette dernière vise à protéger la vie humaine contre les puissances destructrices de la nature, la morale doit permettre la vie sociale par la juste limitation des pulsions, lesquelles vont de pair avec l’agressivité inconsciente. Or, de même que la technique s’est retournée avec excès contre la nature, le pouvoir moral s’est retourné en puissance démesurée de répression hostile au bonheur individuel. Ce sont la frustration et le refoulement qui provoquent ainsi en l’homme la maladie mentale qu’est la névrose. Certes, la répression des instincts peut aussi donner lieu, dans la civilisation, à la sublimation, au salutaire détournement de l’énergie sexuelle vers l’intellectualité et la spiritualité. Certes, la sublimation permet surtout, par-delà l’élaboration de la personnalité par la conciliation des désirs avec la morale, l’élévation créatrice de la religion, de l’art et de la science. Il n’en reste pas moins que cette élévation est parasitée par la souffrance de l’aliénation.
Freud distingue la névrose de la psychose. Conflit entre le moi et le sur-moi, la névrose est la difficulté psychique à trouver un compromis affectif entre les désirs du ça et la morale intériorisée du sur-moi. Ayant pour symptôme de perturber ponctuellement la vie relationnelle, il reste qu’elle a pour signification fondamentale de garantir, dans la souffrance certes, l’adaptation sociale. La psychose est quant à elle une maladie beaucoup plus grave. Conflit entre le moi et la réalité, entre la personnalité et la loi, inaptitude insurmontable à l’élaboration d’une personnalité, la psychose est l’impossibilité d’être utile à la collectivité, la nuisance radicalisée. Si la névrose résulte d’un excès de répression sexuelle, la psychose résulte au contraire d’une totale carence d’efficacité éducative et répressive.
Il est possible aujourd’hui de faire l’hypothèse suivante. L’humanité a en effet, jusqu’au XIXe siècle, souffert de névrose, une névrose qui alla pourtant de pair avec les plus grandioses élévations culturelles, les plus sublimes œuvres de la civilisation. Depuis la moitié du XXe siècle en revanche, l’humanité souffre d’un excès inverse. Avec l’apologie outrancière de la jouissance, la prohibition systématique de toute frustration, le rayonnement inouï de la déconstruction et la déstabilisation des valeurs sous prétexte qu’elles sont toujours l’expression de la domination, un événement inouï a eu lieu dans l’histoire de la civilisation humaine. Ce qui résulte aujourd’hui de ce vacillement des structures culturelles, ce sont à la fois la carence de l’éducation familiale et la totale inefficacité de toute coercition sociale, voire le refus délibéré d’exercer l’autorité par peur de perdre l’amour de ses congénères, enfants ou subordonnés. Or cette carence d’autorité, ne risque-t-elle pas de faire naître à profusion, dans notre culture, non plus de la névrose mais de la psychose ? Telle est la nouvelle maladie sociale, tel est le nouveau malaise de la civilisation, le nouveau malheur de l’humanité.
De quoi la multiplication des comportements contemporains peuvent-ils être le symptôme sinon d’une sorte de psychose généralisée qui ne cesse de se diffuser dans tout le corps social ? La psychose s’est substituée à la névrose comme la médiocrité culturelle s’est substituée à la grandeur. Jointe à l’idéologie wokiste de la victimisation et de la cancel culture, laquelle vise, sous couvert de bons sentiments opportunément exploités afin de satisfaire une vanité sociale tout empreinte de ressentiment, à faire déchoir de leur piédestal bien des personnalités créatrices et charismatiques ; jointe à la perversion idéologique et djihadiste d’une religion régressive hostile aux traditions occidentales, la psychose risque, en dernière instance, comme déchaînement chaotique des énergies pulsionnelles, d’opérer la régression définitive de l’humanité vers la sauvagerie, la ruine corrélative des grandes œuvres et de leur postérité. Les meurtres de masse, les suicides d’adolescents, la multiplication des cas de schizophrénie, les viols en série, mais aussi la haine du génie, la valorisation obsessionnelle et niaise des minoritaires, des médiocres, des pleutres, des intrigants, des crétins, des dépressifs, des vicieux et des vaniteux, la spectacularisation de l’ordure sont-ils eux-mêmes autre chose que les multiples symptômes d’une seule et même autodestruction barbare et psychotique de la civilisation ?

Patrice Guillamaud

Patrice Guillamaud, philosophe, auteur notamment de La Jouissance et l’espérance (Cerf, 2019) et de La nation (Kimé, 2022).

© LA NEF n°352 Novembre 2022