L'abbaye Saint-Joseph de Clairval à Flavigny © La Nef

Flavigny la douce

Flavigny peut passer pour l’un des plus beaux villages de Bourgogne. Ses maisons en pierre de taille, nobles, vieilles cases rongées par le lichen et la mousse, aux fenêtres dessinées à l’ancienne, entourent l’église au centre de ce bourg montée sur cette butte comme une couronne sur une dent. La nef de l’église saint-Genest, étroite, propose des voûtes d’un gothique délicat ; une tribune en dentelle relie les deux parties latérales de l’édifice. Toute une batterie de statues attire l’œil : les moines en bois des stalles, l’Ange de l’Annonciation et la Vierge allaitant avec dans ses bras un petit Jésus qui tète goulûment son sein.

En bas, à la porte du village, le séminaire de la Fraternité Saint-Pie X fournit quantité de jeunes abbés qui passent en soutane noire, sans boutons et flocons à la ceinture, dans les rues resserrées. Le parc où flânent ces bons séminaristes s’ouvre sur la vallée d’Alésia. Un Crucifix immense tout au bout tranche la vue comme une victoire sur un navire qui triomphe de l’horizon. La sentinelle devant les barbares. On apprend alors que Louis de Funès a participé à la rénovation d’une partie de l’église et qu’un des premiers évêques de Mossoul repose dans le cimetière parmi les sœurs. À l’entrée du village, non loin de la grande porte de Saint-Joseph, l’ancienne abbaye Saint-Pierre abrite la confiserie, remarquable pour ses anis aux parfums exquis : mandarine, violette, rose. Le berger amoureux et la bergère gourmande, lui flandrin fagoté, elle la perle jolie, illustrent ces bien bons bonbons ne laissant pas de charmer.

Il est des abbayes qui ressemblent à des citadelles dans le maquis ; d’autres sont des havres et bordent une rivière ; l’abbaye de Flavigny est un château en campagne. Ces bénédictins vécurent heureux d’abord à Clairval, en Suisse, au début des années 70, issus de la famille des olivétains ; puis, suivant Dom Joly, ils ont cheminé dans les terres paysannes de la Bourgogne. Non, cela ne fait pas mille ans qu’ils sont là ; récemment arrivés, à l’échelle de la chrétienté, comme si aucuns accidents de l’histoire ne les avaient bousculés, ils paraissent paisibles dans leur demeure. L’abbaye a pris place dans un ancien château de plaisance du XVIIIème siècle.

Dans la rue principale, en face d’un ménage suisse propriétaire d’une traction noire, la façade de l’abbaye. Droite, sévère, sobre. Une statue de saint Joseph, une autre de Sainte Reine. L’église est une sorte de cale de navire retournée, taillée d’un seul tenant. Sur le sol de marbre poli et brillant est gravée la croix de saint Benoît. Aux Complies, on ne voit que couic, on se laisse porter par la vague des psaumes dans l’obscurité portée par les voix déterminées sans faiblir des moines ; puis la statue de la vierge s’illumine pour le Salve Regina. Marie éblouie remplace la nitescence sélène.

Après avoir traversé la cour des Ursulines où est planté un crucifix avec ces mots : « Stat crux dum volvitur orbis », le soleil tournant autour de la croix comme un cadran, le bâtiment principal, au cœur de l’abbaye, se présente avec une façade classique et soignée. La pierre est ronde et polie, les formes majestueuses et maîtrisées. De l’escalier d’honneur où trône une piéta magnifique, on arrive au réfectoire des années 50, carrelé comme à l’hôpital. Par une porte, on passe d’une sacristie boisée et classique à la salle du chapitre, ancienne salle de bal aux miroirs profonds et aux moulures précieuses. De dehors, la cour d’honneur a du cachet, la façade de l’allure ; une sorte de grâce qu’un jeu classique dispose entre les murs et les hautes fenêtres comme on le savourait sous la Régence donne à cette abbaye, posée sur cette acropole bourguignonne, des allures d’ermitage et de pavillon de chasse, lieu d’une retraite du monde sans austérité ni douleur.

Une statue du Christ miséricordieux s’élève au-dessus de l’édifice. L’effigie plongée dans l’or resplendit. Devant cette cour d’honneur est aménagée une terrasse ; de la terrasse, une promenade exquise fait descendre vers les jardins ; des arbres fruitiers, des mirabelles, on passe à travers une allée d’arbres étroits à un potager où vit une théorie de poules parmi des champs de poireaux et pommes de terre ; arrive plus bas un buisson taillé avec art selon les lois topiaires au niveau d’un belvédère remarquable ; et plus bas encore, des chemins pentus descendent dans les forêts. Il faut voir les moines tout en blanc, sur leur 31 monastique, processionner le 15 août avec Marie couronnée. Les murs sont alors revêtus d’un drap bleu imprimé de fleurs de lys. Vive Marie protectrice de la France, mère des prêtres, gardienne de nos foyers !

Les matins d’octobre comblent de joie : un drap de laine légère file sur la vallée. Sort de nulle part une pierre polie d’ambre qui se lève, s’élève, roule dans le ciel et répand ses rayons d’or d’ouest en est. Tout le village finit embelli dans l’or jaune. Les arbres font pleuvoir leurs feuilles dans le parc. Les feuilles meurent par leurs couleurs plus variées, plus sonores que celles de la vie. La splendeur de l’automne ici résulte d’une dégradation d’organes d’où la vie s’est retirée. Les offices chantants, le beuglement des vaches tout en bas résonne jusque dans les cellules et accompagne en fausset le moine éveillé.

Il n’y a pas que la noblesse délicate et poudrée qui cherchait à fuir la ville et à goûter à la détente de la campagne ni même les grandes familles des villes à fuir l’ennui, schifanoia, ou les monarques de Prusse à convoiter sans-souci. Les bénédictins, ici, sont heureux, ermites des pâtures, morts au monde et vivants dans les bois. Eux-mêmes dans cette campagne semblent sans-souci. Ils sont tranquilles, quiets, ne se pressent ni ne courent. On les voit s’activer puis disparaître, d’un coup, rentrer sous la terre, on l’ignore, ou assis dans un tracteur, déchargeant quantité de purins et folie de légumes. Des fois, ils errent dans la nature ; le jeudi, jour de détente, ils vont autour des lacs de la région et se reposent. Festina lente. Saint Joseph de Clairval est d’un plaisir.

La vie tourne avec la saveur du temps, sans duretés ni fatigues. Les matines sonnent à l’heure où Paris s’éveille, les moines à la cool, en coule blanche, resplendissent pour Dieu qui réjouit leur jeunesse étincelante. Et le sage moine courbé figure ses trente ans en blanc. L’église plongée dans un savant ballet de lumière et d’ombre dessine pour les laudes des figures figées de moines, l’un tout en blanc à genou, l’autre en noir prostré parmi les stalles massives. Ils prennent le temps pour les courts offices, et raccourcissent les longs ; ils dinent ou déjeunent jamais sans abondance, avec peu de vin, peu de fantaisie, et une proportion à la rêverie contemplative.

Le Père Abbé dit un Pater noster selon la mesure d’un chant militaire, au pas. Il faut avoir connu le père Thomas appuyé sur sa canne expliquer des chefs-d’œuvre de christianisme, lucide et doué d’une énergie impayable sous la plénitude et la quiétude qu’illustrent ses yeux bleus. Et le père Alphonse, charismatique comme ces acteurs des années 70 qui ont disparu, sérieux et doux, profond et lent comme les rares moteurs anciens des voitures ; ou encore le père Vianney, la tour pivot de ce jeu d’échecs, prieur, directeur de l’imprimerie, père hôtelier, sphinx catholique, au visage mince comme un masque, démarche mobile du temps immobile, transport mesuré de l’humilité. Ces moines et d’autres pratiquent à Flavigny et partout dans le royaume de France les retraites de saint Ignace.

Ces exercices méthodiques pour l’âme, comparables à une gymnastique du corps, sont pour l’esprit le moyen de laver l’âme à la javel. Alternant les enseignements et les méditations, pendant cinq jours, on passe des enfers à la gloire du Seigneur, sous l’étendard du Christ contre l’étendard du diable. Ces exercices qui ont fait le mérite des saints, connus et reconnus dans l’histoire, effervescents dans les consciences comme un cachet contre les maux de ventre des passions et des troubles, ont la dureté pour eux, le souvenir d’un catholicisme de combat. Partout on fait la fête et l’enfer existe. Alors qu’on l’avait peut-être oublié, voici que les méditations nous le rappellent. On ne rigole pas. On est face à sa misère de créature comme grossi, gras, gris, bouffi, dans la glace, devant le portrait de notre condition. C’est avec une crainte mêlée d’amour pour le bon Dieu qu’on s’achemine jusqu’à la fin de la retraite, tombant ému, après la confession générale, rassuré par le moine prédicateur quant à son propre découragement. Et l’on retrouve après cinq jours de silence la parole, le monde revient à nous, et nous, nous revenons à nous-mêmes rassérénés, fortifiés, galvanisés dans la perspective de notre salut et notre devoir.

On a le choix, à Flavigny. Ce dont de libéralité permet d’entendre la messe selon le missel de saint Pie V dans un oratoire, au plus près du prêtre et du mystère, ou celle selon le missel de saint Paul VI, à l’église. Quel étonnement d’assister à cette messe dite le plus traditionnellement possible, en latin, orientée et en grégorien, loin des niaiseries liturgiques à la guitare. On comprend en assistant à une pareille messe le souci de Benoît XVI d’observer l’herméneutique de la continuité. À Flavigny, la messe conserve la tradition : le sacrifice du Christ demeure au centre de la messe, la verticalité l’emporte sur l’horizontalité, le prêtre ne marque pas le rite de son humeur, le sacré reste immuable, la plus haute dignité emplie chaque geste de l’exécutant. Tout est orienté au maître-autel qui a sa raison. La messe de Paul VI formée sur la messe pontificale se veut être un ensemble homogène. Le canon, nous interpellant, est prononcé à haute voix, entièrement, avec une certaine longueur. On regrette la disparition des prières en bas de l’autel, on s’étonne du baiser de paix donné anciennement entre les exécutants de la messe, de l’anamnèse et de l’initium sancti Evangelii de Jean définitivement tu. C’est à se demander pourquoi de pareils changements ont urgé fin des années 70 et pourquoi l’exact opposé moderne se voit dans bon nombre de paroisses.

C’est avec le regret de la fin des vacances que l’on laisse sa maison de campagne pour la ville. Loin le clocher de l’église et les hauts murs des remparts se dessinent par les ondulations des pâtures. Un coup de volant, un virage l’emporte et tout disparaît.

Nicolas Kinosky

© LA NEF le 10 novembre 2022, exclusivité internet