Le cardinal Müller en 2017 © Elke-Wetzig-Wikimedia

Cardinal Müller : Les limites du pouvoir pontifical

Nous publions en exclusivité en français le grand entretien publié le 15 novembre 2022 sur le site de https://kath.net/ sous le titre « Grenzen der päpstlichen Macht ». l’entretien a été conduit par Lothar C. Rilinger

Selon la doctrine moderne du droit public, tout pouvoir dans l’État émane du peuple. La souveraineté du peuple est donc le fondement de l’État démocratique. À cette règle, l’État de la Cité du Vatican fait toutefois exception puisque, dans celui-ci, qui est le plus petit État du monde, ce n’est pas le peuple qui est souverain mais le pape. Cela a pour conséquence que le pape au Vatican est susceptible d’exercer légitimement plus de pouvoir que n’importe quel homme d’État en Europe occidentale. Cette construction étatique permettant l’exercice d’un tel pouvoir plénier, qui n’existe nulle part ailleurs, soulève des questions quant à la limitation de ce pouvoir. C’est dans le cadre de cette réflexion que nous avons rencontré le cardinal Gerhard Ludwig Müller, auteur d’un ouvrage intitulé Der Papst. Auftrag und Sendung, portant sur le statut du pape ainsi que sur les limites du pouvoir légitime dont il dispose en vertu de l’enseignement et de la tradition de l’Église.

L. C. Rilinger : Traditionnellement, le pape exerce trois fonctions d’autorité. Il est l’archevêque de Rome et, à ce titre, le métropolite de la province ecclésiastique romaine. Il est également appelé patriarche d’Occident, titre que le pape Benoît XVI a préféré abandonner pour des raisons historiques. Sa troisième et plus haute fonction est celle de pape de plusieurs Églises catholiques. Pour satisfaire à cette tâche de pape, le premier concile du Vatican a proclamé que le pape jouissait d’une primauté de juridiction et qu’il pouvait décider ex cathedra, c’est-à-dire infailliblement. Le pape s’est ainsi vu attribuer une primauté qui a certes toujours existé, mais que le concile a inscrite dans les textes. Cette primauté est-elle une prééminence honorifique ou bien un ministère apostolique qui, comme l’a formulé J. Ratzinger, réunit en lui la responsabilité de la parole et de la « communio » ?

Cardinal Müller : L’Église catholique existe « dans et à partir des églises particulières » (Lumen gentium 23), à savoir des diocèses dirigés chacun par un évêque. Plusieurs diocèses peuvent être regroupés en une association patriarcale ou, au niveau national, en une conférence épiscopale dotée d’un président élu. Toutefois, ce dernier point est une question qui relève seulement de l’histoire, et non de la dogmatique (qui vise la nature sacramentelle de l’Église). L’évêque de Rome, avec le titre officiel de « pape », est, en tant que successeur de Pierre, le garant de l’unité de l’épiscopat. Il est à la tête des évêques, tout comme Pierre était à la tête des apôtres en vertu de son appel particulier par le Christ lui-même (Mt 10,2 ; 16, 18). Ainsi, le Christ a institué « dans sa personne un principe et un fondement perpétuels et visibles d’unité de la foi et de communion [des évêques et de leurs églises locales] ». (Lumen gentium 18 ; cf. 23). La primauté de l’Église romaine et l’infaillibilité personnelle du pape dans l’interprétation des vérités révélées sont donc de droit divin et ne découlent en aucun cas uniquement d’une constellation historique contingente ni non plus des prétentions politiques de l’évêque de Rome, alors capitale de l’Empire. Les titres historiques tels que patriarche d’Occident, président de la conférence épiscopale italienne ou archevêque de la province ecclésiastique romaine (c’est-à-dire des évêchés suburbicaires), n’appartiennent pas par essence à sa primauté. L’infaillibilité n’est pas une qualité privée ou un pouvoir de commandement inconditionnel, comme peuvent le revendiquer des autocrates mégalomanes de ce monde, mais un humble service de l’Église au nom de son Seigneur Jésus-Christ, qui n’est pas venu « pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude ». (Mc 10, 45). Dans le contexte strictement théologique de la Révélation, le charisme d’infaillibilité dans la doctrine de la foi et des mœurs dont Dieu a doté son Église, qui lui a été conféré personnellement – et avec lui au Concile œcuménique – par l’Esprit Saint, lui a été confié afin que « l’Église, pilier et soutien de la vérité » du Dieu vivant (1 Tm 3, 15), puisse proposer comme objet de la foi, dans l’écoute et l’enseignement, la Révélation faite une fois pour toutes dans le Christ, sans réduction ni altération.

Le fait que, par ailleurs, le pape a la qualité de « souverain de l’État de la Cité du Vatican » est étranger à ces considérations. Le Saint-Siège, en tant que sujet de droit international, sert uniquement à garantir l’indépendance politique du pape et de la curie romaine face aux agressions que les hommes politiques ont tant de fois commises dans l’histoire. Le Vatican n’est pas un État comme les autres, auquel les critères de l’État moderne pourraient, voire devraient, être pleinement appliqués. Mais l’État du Vatican n’est pas non plus une monarchie absolue, comme le pensent les polémistes qui s’y opposent, mais une administration indépendante destinée à la gestion des biens matériels de l’Église, au service du gouvernement spirituel de celle-ci. Le pape exerce sa souveraineté vis-à-vis des personnes détentrices d’un passeport du Vatican et des autres agents sur la base du droit naturel et de la culture juridique telle qu’elle existe aujourd’hui, et ce par le biais d’organes tels que la gendarmerie, la garde suisse, l’administration du patrimoine du Siège Apostolique ou le système bancaire, dont les membres travaillent selon des critères professionnels, pour n’en citer que quelques-uns.

L. C. Rilinger : La « communio » englobe également différents patriarcats et églises orientales qui reconnaissent le pape comme chef. Au contraire, ce qu’on appelle le « chemin synodal » (Synodaler Weg) semble devoir conduire à une séparation des églises locales allemandes de l’Église catholique romaine. Voyez-vous néanmoins une possibilité pour cette nouvelle église de rester en communion ecclésiale et eucharistique avec l’Église romaine, de sorte que ce nouveau patriarcat ou cette nouvelle église pourrait également reconnaître le pape comme chef spirituel ?

Cardinal Müller : Ce que l’on appelle le Chemin synodal n’a rien à voir avec la formation des anciennes églises patriarcales. À l’origine, les églises fondées par Pierre (Antioche, Alexandrie par l’intermédiaire de Marc, disciple de Pierre, et Rome) étaient appelées patriarcats. Plus tard, Constantinople a été ajoutée pour des raisons politiques et Jérusalem pour des raisons révérentielles. Ensuite, les églises nationales orthodoxes (autocéphales) ont réservé le titre de patriarche à l’évêque dirigeant. Mais, en Allemagne, il s’agit d’une tentative de s’approprier les institutions catholiques, l’impôt ecclésiastique et le parc immobilier au profit d’une organisation qui a abandonné la foi catholique dans ses éléments essentiels et qui a définitivement abandonné le socle de la Révélation. La profession de foi baptismale est remplacée par l’idole de l’idéologie païenne LGBT. Au lieu de lever les yeux vers la croix du Christ et de porter l’étendard de la victoire du Ressuscité devant l’humanité, les membres du Chemin synodal allemand brandissent le drapeau arc-en-ciel, lequel constitue un rejet public de la conception chrétienne de l’homme. Une fois de plus, la parole de l’éminent philosophe Max Scheler se confirme : « L’homme croit soit en Dieu, soit en une idole » (Vom Ewigen im Menschen). Tandis que le cardinal Marx, membre du Chemin synodal, appelle à ne pas trop (sic !) parler de Dieu et quand il dépose sa croix pectorale dans la ville sainte de Jérusalem par « égard » pour les sentiments des autres croyants, reniant ainsi la croix comme signe universel de salut, je préfère m’en tenir à l’apôtre Paul qui « n’avait pas honte de l’Évangile » (Rm 1,16) et qui écrivait aux chrétiens de Corinthe : « Nous, au contraire, nous annonçons le Christ crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les païens, mais pour ceux qui sont appelés, Juifs et Grecs, puissance et sagesse de Dieu. » (1 Co 1, 23).

Comme les « thèmes » traités par le Chemin synodal tournent exclusivement et sans cesse autour de la sexualité comme source de plaisir égomaniaque, on a l’impression que la sexologie a été déclarée science dominante et qu’elle a remplacé la théologie basée sur la foi révélée. Pourtant, la Déclaration de Barmen publiée en 1934 contre les Chrétiens allemands devrait servir de repère à tous ceux qui veulent rester fidèles au Christ : « Nous rejetons la fausse doctrine selon laquelle, en plus et à côté de cette seule Parole de Dieu, l’Eglise pourrait et devrait reconnaître d’autres événements et pouvoirs, personnalités et vérités, comme Révélation de Dieu et source de sa prédication. […] Nous rejetons la fausse doctrine selon laquelle l’Eglise pourrait abandonner le contenu de son message et son organisation à son propre bon plaisir ou aux courants successifs et changeants de convictions idéologiques et politiques. ».

De son côté, le Saint-Siège a ainsi rappelé dans sa déclaration du 21 juillet 2022 : « Le Chemin synodal en Allemagne n’est pas habilité à obliger les évêques et les fidèles à adopter de nouvelles formes de gouvernance et de nouvelles orientations doctrinales et morales ».

Si la machine de propagande mise en place par le Chemin synodal connaissait un tant soit peu l’herméneutique de la théologie catholique et les déclarations sur la nature et la mission de l’Église catholique dans les Constitutions dogmatiques de Vatican II (Dei verbum ; Lumen gentium), elle aurait remercié le cardinal Koch, préfet du Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens, pour les cours de rattrapage gratuits qu’il lui a donnés au lieu de se livrer à son habituel feu d’artifice de phrases creuses et d’ignorance effrontée. À quel niveau intellectuel et moral l’Église et la théologie en Allemagne sont-elles donc réduites ? Il ne reste plus qu’à espérer que le pape François exerce sa fonction et ne se laisse pas prendre par ces idéologues butés qui mettent en scène de manière ritualisée leur compassion. Ni qu’il pense pouvoir les apaiser avec de la diplomatie et de pieux discours d’unité.

L. C. Rilinger : Vous avez fait référence au drapeau arc-en-ciel brandi par les partisans du Chemin synodal. Pouvez-vous expliquer pourquoi vous condamnez ce drapeau comme étant païen ?

Cardinal Müller : Dans l’Ancien Testament, l’arc-en-ciel est considéré comme un signe de l’alliance et de la paix de Dieu avec les hommes (Gn 9, 11-17). Mais sa signification religieuse initiale a été transformée en un symbole du Mouvement pour la paix. Depuis les années 1970, en inversant la séquence naturelle des couleurs, le drapeau arc-en-ciel est considéré comme l’étendard de l’idéologie internationale LGBT qui, tout en prétendant s’opposer à la discrimination des personnes qui ont une inclination homoérotique, est en réalité l’antithèse de l’anthropologie naturelle et révélée. Le corps humain, dans sa manière naturelle d’être sexué masculin et féminin, n’est plus considéré que comme un matériau que la volonté autonome transforme en un moyen quelconque de plaisir orgiaque pour échapper au sentiment nihiliste fondamental, c’est-à-dire à la terrible expérience de la mort de Dieu. Comme toujours, ceux qui suivent de telles idéologies athées ne sont pas conscients des intentions réelles de ceux qui les diffusent. À moins qu’ils ne veuillent pas connaître ces intentions et préfèrent se laisser volontairement berner par la propagande selon laquelle il ne s’agit que de lutter contre la discrimination.

L. C. Rilinger : Le premier concile du Vatican a proclamé que la primauté de juridiction du pape inclut également la possibilité pour celui-ci de proclamer ex cathedra des vérités de foi. On reconnaît ainsi au pape le droit d’établir infailliblement des propositions de foi que tout catholique est tenu de croire. Certains pourraient insinuer que, en raison de ce pouvoir, le pape a le droit d’agir de manière absolue. Mais l’infaillibilité a aussi ses limites. Que devons-nous comprendre par cette possible infaillibilité ?

Cardinal Müller : Comme je l’ai dit, les simples opinions personnelles ou les expériences de vie du pape régnant ne valent pas moins ni pas plus que celles de n’importe quel autre homme cultivé ou même de n’importe quelle personne ordinaire décente. Dans Lumen Gentium, Vatican II explique une fois de plus en détail ce que l’on entend et ce que l’on n’entend pas par l’infaillibilité de l’Église en matière de foi. Les déclarations dogmatiques peuvent avoir la qualité d’infaillibilité si leur contenu découle de l’Écriture Sainte et de la Tradition apostolique de la Parole de Dieu et si elles sont formellement présentées par l’autorité compétente du magistère du pape et des évêques, avec l’assistance du Saint‑Esprit, comme une vérité à croire révélée par Dieu. Toutefois, Lumen Gentium rappelle que le Pontife romain et les évêques « ne reçoivent, comme appartenant au dépôt divin de la foi (depositum fidei), aucune nouvelle révélation publique » (25).

Il est donc totalement absurde de penser qu’un concile ou un pape pourrait abroger un dogme antérieur ou décider, par exemple, que la nature du sacrement de l’ordre n’implique plus la condition du sexe masculin de son bénéficiaire ou que deux personnes de même sexe peuvent contracter un mariage naturel, c’est-à-dire un mariage entre non-baptisés, ou un mariage sacramentel, c’est-à-dire un mariage entre deux baptisés. De même, pour citer un autre exemple, il ne pourrait être décidé que le geste de bénédiction d’un couple de même sexe a un effet positif auprès de Dieu, puisque ce dernier a seulement, dans sa volonté créatrice, béni l’homme et la femme en tant que couple marié (Gn 1, 28). Dans un cas extrême, un pape pourrait même devenir hérétique en tant que personne privée et perdre ainsi automatiquement sa fonction s’il devait entrer en contradiction de manière évidente avec la Révélation et l’enseignement dogmatique de l’Église.

L. C. Rilinger : Comment se déroule le processus menant à une décision d’infaillibilité ? S’agit-il d’une décision solitaire du pape ou, au contraire, du point final d’un long processus destiné à évaluer correctement une vérité de foi ?

Cardinal Müller : La vérité des mystères de la foi est révélée et entièrement contenue dans le Christ, la Parole de Dieu faite chair. Il ne peut s’agir que d’un effort tendant à parvenir à une expression conceptuelle de la doctrine révélée. Ainsi, par exemple, la nature divine du Fils de Dieu et le fait qu’il assume une nature pleinement humaine constituent le contenu de la Révélation. Mais la circonstance que les conciles, de Nicée à Chalcédoine (451), aient mis cela en rapport avec le concept d’« homoousion » – c’est-à-dire le Christ comme étant de même essence que le Père en ce qui concerne la nature divine et égal à nous en ce qui concerne la nature humaine, contre toute déviation et dilution – est le résultat de l’histoire des dogmes. En fait, nous ne croyons pas à proprement parler aux dogmes de l’Église en ce qu’ils seraient des paroles humaines dans la Bible ou des définitions du magistère, mais nous croyons en Dieu dans ses vérités révélées qui, quoiqu’exprimées dans un langage humain, ne constituent pas simplement des opinions humaines faillibles sur Dieu (cf. 1 Thess 2, 13).

L. C. Rilinger : La primauté du pape est souvent perçue comme une pierre d’achoppement car elle empêcherait, dit-on, certaines églises locales de suivre leur propre chemin de foi. Ce reproche existe en Allemagne avec le Chemin synodal et sa tendance « los von Rom ». La primauté est-elle donc la garantie que l’Église catholique peut se présenter comme l’Église universelle et non comme une église nationale ?

Cardinal Müller : Une église nationale avec sa propre confession de foi est une absurdité. La nation, le peuple, la culture, la langue ne peuvent produire des vérités de foi, et ne sont pas davantage des instruments capables de transposer un bruit de fond divin en une mélodie humaine au goût des contemporains. Au contraire, le Fils consubstantiel du Père est l’unique Parole de Dieu, qui s’est communiquée à nous de manière complète et définitive dans l’humanité de Jésus. La Parole de Dieu unit les croyants dans l’esprit de Pentecôte du Père et du Fils, au-delà de la diversité des cultures, pour former une seule Église. Contre la falsification fondamentale des mystères chrétiens de l’unité ainsi que de la Trinité de Dieu, de l’incarnation, de la sacramentalité de l’Église et de la corporéité de la Rédemption, Irénée de Lyon soulignait à la fin du IIe siècle, contre les gnostiques de son époque et de toutes les époques, l’unité et la communio de l’Église universelle sur la base de la tradition apostolique : « Ce message qu’elle a reçu, l’Église, bien qu’elle soit répandue dans le monde entier, le conserve avec autant de soin que si elle habitait une seule maison. […] Car si les langues sont différentes partout dans le monde, le contenu de la tradition est partout le même. Les églises qui existent en Germanie ne croient ni ne transmettent rien d’autre, pas plus que celles qui existent en Ibérie ou chez les Celtes, ni celles qui existent en Orient ou en Égypte, en Libye ou au milieu du monde » (Contre les hérésies I, 10, 2).

L. C. Rilinger : La primauté pétrinienne s’est développée historiquement à partir de la primauté tripartite originelle de Jean, Jacques et Pierre, telle qu’elle est documentée dans le Nouveau Testament. Pouvez-vous retracer l’évolution de la primauté tripartite vers la primauté de Pierre et donc du pape ?

Cardinal Müller : Ces trois apôtres se retrouvent dans les Évangiles synoptiques comme constituant le cercle le plus étroit des apôtres au sein du collège des Douze. Après Pâques et les temps apostoliques, la mission chrétienne primitive a donné naissance à des églises locales avec un collège de presbytres, y compris de diacres, dirigé par un seul évêque. L’évêque représente alors aussi en sa personne l’unité diachronique et synchronique de l’Église dans la succession des apôtres et la continuité interne de l’Église avec son origine dans le Christ et dans les apôtres. Étant donné que seul l’évêque de Rome est le successeur personnel de Pierre, tandis que les autres évêques sont les successeurs des apôtres pris ensemble, les prérogatives de Simon en sa qualité de Pierre, le rocher sur lequel le Christ, fils du Dieu vivant, construit son Église, s’appliquent également à l’évêque de Rome. Au fil du temps, le titre de pape est apparu pour résumer en un seul terme le ministère pétrinien de l’évêque romain.

L. C. Rilinger : Même si le pape ne proclame qu’exceptionnellement une décision ex cathedra, la question se pose de savoir comment le pape prépare ses décisions. S’appuie-t-il pour cela sur un cercle de conseillers ? Et comment se compose ce cercle de conseillers ? Le pape consulte-t-il des amis personnels ou des conseillers professionnels qui se font rémunérer pour leurs services ? ou compte-t-il sur le soutien des cardinaux, qui sont censés, par nature, être les conseillers du pape ?

Cardinal Müller : Même si les décisions doctrinales de l’Église reflètent infailliblement la Révélation dans des cas particuliers, parce qu’elles sont soutenues par le charisme de l’Esprit Saint, elles ont néanmoins besoin de la meilleure préparation humaine possible « en ce qui concerne leur juste éclairage et leur présentation adéquate » (Lumen Gentium, 25). Le pape et les évêques y sont intérieurement tenus. Même pour le gouvernement général de l’Église, le pape doit d’abord s’appuyer sur le collège des cardinaux, qui représente en effet l’église romaine et qui – à l’instar de ce que le presbyterium fait pour l’évêque – conseille le pape de manière collégiale/synodale. Un organe consultatif composé par le décideur suprême lui-même selon les critères de la complaisance et de l’amitié serait de peu d’utilité et nuirait plus au titulaire de la fonction qu’il ne lui serait utile. Celui-ci n’a pas besoin des louanges qui flattent la vanité humaine, mais de l’expertise critique de collaborateurs intéressés non par les gestes bienveillants de leur supérieur, mais par le succès de son ministère, c’est-à-dire de son pontificat, pour l’Église.

L. C. Rilinger : Grâce à la primauté de juridiction, le pape peut proclamer des dogmes qui doivent être suivis par le peuple de Dieu. Cependant, un dogme pourrait également ne pas être soustrait au débat, de sorte que l’évolution théologique et philosophique pourrait faire naître des doutes quant à la vérité du dogme. Si les doutes deviennent évidents, le dogme doit-il être maintenu ou n’y aurait-il pas plutôt la possibilité de l’oublier, comme l’a formulé Karl Rahner, puisque tout dogme devrait être ouvert vers l’avant ?

Cardinal Müller : « Ouvert vers l’avant » ne signifie pas chez Rahner l’emprunt à une compréhension évolutive de la vérité, mais la compréhension conceptuelle et spirituelle la plus profonde possible de la vérité révélée de la part d’un chrétien individuel ou de l’ensemble du peuple de Dieu. Il faut distinguer entre la vérité nue et sa traduction linguistique. La vérité de Dieu est entièrement révélée dans le Christ, mais elle reste le mystère le plus grand, qui se donne certes à connaître dans notre langage, mais qui ne peut pas être englobé par nos concepts et ne peut donc être réduit de manière rationaliste à un calcul. L’acte de foi ne porte pas sur la formulation de la confession de foi – laquelle n’apparaît que comme la monture du diamant qui lui est infiniment plus précieux – mais sur le contenu, c’est-à-dire sur Dieu, qui est lui-même la vérité (cf. Thomas d’Aquin, Summa theologiae II-II q. 1 a. 2 ad 2).

L. C. Rilinger : J. Ratzinger évoque également l’hypothèse où un pape pourrait devenir source de scandale s’il entendait, en tant que personne privée, définir une voie ayant certes une apparence de légitimité selon la logique, mais qui contredirait la parole divine. Faut-il y voir aussi une limite à l’infaillibilité ?

Cardinal Müller : Il ne s’agit pas de limiter l’infaillibilité de l’Église dans la pleine présentation de la Révélation, puisqu’elle est due à un charisme du Saint-Esprit. Mais chaque pape doit faire une distinction précise entre sa mission et lui-même en tant que personne privée. Il ne doit pas imposer ses préférences aux autres chrétiens, de la même manière que les Chinois sont tenus d’étudier la « bible de Mao » ou la sagesse de leur « Grand Président ». Un pape ou un évêque, ou tout autre supérieur ecclésiastique, ne doit pas non plus abuser de la confiance qui lui est accordée dans une atmosphère fraternelle pour offrir des prébendes ecclésiastiques à des amis incompétents ou corrompus. S’il y avait un traître parmi les apôtres choisis par Jésus et si même Pierre a renié Jésus au cours de la Passion, nous savons que les ecclésiastiques d’hier et d’aujourd’hui peuvent eux aussi faillir et abuser de leur fonction de manière égoïste ou bornée. Même en matière de foi, nous avons l’exemple de Paul qui a résisté face à Pierre lorsque celui-ci s’est permis une dangereuse ambiguïté sur la « vérité de l’Évangile » (Ga 2, 11-14). Notre attachement affectif et effectif au pape, à notre évêque ou à notre curé n’a rien à voir avec un culte de la personnalité indigne, mais il est l’amour fraternel pour un autre Chrétien à qui a été confiée une haute fonction. Il peut aussi y échouer. C’est pourquoi une critique bienveillante fait davantage progresser l’Église qu’une hypocrisie servile. Mais le meilleur moyen d’aider le pape et les évêques reste la prière. Nous avons confiance en Jésus, le Seigneur de l’Église, qui a dit à Simon, le rocher sur lequel il construira son Église (Mt 16, 18) avant la Passion : « Simon, Simon, voici que Satan vous a réclamés pour vous passer au crible comme le blé. Mais moi, j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas. Toi donc, quand tu seras revenu, affermis tes frères » (Lc 22, 31-32).

L. C. Rilinger : Éminence, je vous remercie pour ces paroles explicatives et claires.

© LA NEF le 15 novembre 2022 pour la traduction française réalisée par Jean Bernard