Notre-Dame de Paris © Pixabay

Apostasie

Apostasie : « abandon public d’une religion, d’une doctrine, d’un parti » (Petit Larousse illustré, 1986). Cette définition, au style presque vieilli tant elle est simple et claire, dit bien ce qu’elle veut dire : apostasier, c’est se renier, dans ses convictions les plus fortes. C’est l’apostasie de l’Europe occidentale à laquelle on assiste, sans que cela ne semble émouvoir grand monde.
Le continent européen est en voie d’apostasie généralisée. Chacun le sait, le voit et ne dit rien parce que nous nous sentons tous, en quelque sorte, responsables de celle-ci. Quelques esprits clairs le disent, avec leurs mots, leur style, leur pensée. On pense à Chantal Delsol et à sa Fin de la chrétienté (1), à Jean-Luc Marion avec sa Brève apologie pour un moment catholique (2) ou Pierre Manent dont le dernier ouvrage Pascal et la proposition chrétienne (3) est une remarquable tentative de sauvetage de ce que la civilisation occidentale et particulièrement française recèle encore de christianisme.

Rejet général du christianisme
Nous sommes en voie d’apostasie accélérée car tout ce qui faisait le christianisme occidental et qui « tenait » la société, comme le ciment « tient » le mur, est aujourd’hui rejeté de la façon la plus générale qui soit. Ce processus restera sans doute dans l’histoire des civilisations comme le témoignage du plus grand sabordage culturel et religieux provoqué non par des coups de boutoir extérieurs, à l’image des grandes invasions et des conversions forcées, mais par ceux-là mêmes qui en ont été les dépositaires.
Qu’on en juge, si on veut évidemment le voir, tant la cécité de ceux qui ont sacrifié aux idoles du modernisme culturel et religieux est forte et sombre (« ils ont des yeux et ils ne voient pas, ils ont des oreilles et ils n’entendent pas », dit le Psaume).
Le premier coup de boutoir est en quelque sorte le fruit de la Liberté, tant réclamée au cours des siècles : la revendication de « l’autonomie personnelle ». La liberté personnelle est devenue l’alpha et l’omega de toute action revendiquée, quel qu’en soit le domaine : relations entre les personnes, au sein de la famille, choix de vie, choix de son sexe, de son enfant, de son temps de travail, de ses loisirs, la liste est infinie. « L’autonomie personnelle » est devenue le nouveau Credo de la Cour européenne des droits de l’homme, forme absolue de la liberté qui ne doit connaître aucune entrave. Les législations nationales des membres du Conseil de l’Europe qui regroupe presque l’ensemble du continent européen sont ainsi condamnées, stigmatisées lorsqu’elles font valoir l’idée même de contrainte que la loi pourrait imposer aux citoyens pour leur éviter les mutilations volontaires, les tortures consenties, en attendant que ladite Cour permette les dernières déviations sexuelles (4).
On ne doit pas oublier pourtant que les premières versions du statut du Conseil de l’Europe prévoyaient de rappeler que les États fondateurs voulaient fonder cette organisation européenne « forts du commun attachement de leurs peuples aux libertés individuelles garanties par les traditions de leur civilisation chrétienne et par leurs institutions politiques… » (5) pour devenir dans le texte définitif « animés d’un même esprit et possédant un patrimoine commun d’idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit », ce qui n’est pas tout à fait la même chose.
Le même processus, on le sait, a été suivi pour les textes fondamentaux de l’Union européenne. Le projet de « Traité établissant une Constitution pour l’Europe », finalement rejeté par le peuple français en 2005, n’a pu faire une référence aux « racines chrétiennes de l’Europe » face à une opposition résolue du gouvernement français.
Ce sabordage des fondations de l’Europe, ce négationnisme anti-chrétien est évidemment le fruit d’un laïcisme militant dont il n’est pas difficile de trouver l’origine dans certains courants de pensée. Il utilise le vecteur du Droit, des libertés, de la loi, des traités internationaux pour avancer un projet d’effacement des références chrétiennes ou même de toute référence à Dieu, quand elles subsistent encore dans certains textes, pour énoncer de nouveaux droits et libertés, non plus conçus comme des droits universellement reconnus mais comme ceux de groupes militants qui contestent l’universalité de certains concepts pour les détourner au profit de leur « communauté », de leurs tendances sociales, sexuelles ou communautaires. Le Droit est devenu le vecteur du particularisme, c’est-à-dire la négation d’un vouloir vivre ensemble qui était encore la définition de la Nation, telle que définie par cet apostat d’Ernest Renan mais qui avait le sens de l’histoire et de la communauté nationale.

L’attaque culturelle
Le second angle d’attaque est culturel et la démonstration peut être faite par chacun de nous. Tous les symboles chrétiens ne peuvent plus, depuis la loi du 9 décembre 1905 de séparation des Églises et de l’État, être édifiés dans l’espace public. L’article 28 de la loi de 1905 énonce expressément qu’« il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions ». Ce n’est pas seulement d’aujourd’hui que surgissent les contentieux relatifs aux crèches dans les mairies, aux statues de saint Michel sur les places des villages, et aux crucifix dans les salles de classe. Ce mouvement est en réalité remonté comme une pendule depuis longtemps. C’est ce qui explique que nos calvaires de campagne ne soient pas remplacés, restaurés, nonobstant le courage d’associations comme « SOS Calvaires » qui accomplissent une admirable tâche, dans un bel esprit d’artisan et de travail bien fait. Le visible de la chrétienté passe par les édifices, les symboles, les statues, les ex-voto, les sons (« Les cloches sonneront-elles encore demain ? », pour reprendre le titre d’un ouvrage de Philippe de Villiers), illustrant l’ancrage ancestral de la religion dans le paysage. Et d’ailleurs, on constate combien d’autres religions ont parfaitement compris combien l’inscription d’un monument religieux dans l’espace public est la marque d’une emprise culturelle.
La mystique des grands monuments français est parfois attaquée de front, comme en témoigne le débat – qui n’est pas clos – sur la vocation monumentale de Notre-Dame de Paris. Il est significatif de constater que son caractère de monument national est souligné, non en raison de sa vocation liturgique et chrétienne, mais parce qu’on identifie le monument à des événements nationaux dont le caractère religieux est gommé : Libération de Paris, obsèques de chefs d’État. Il faudra être attentif à la présentation de la reconstruction faite par les autorités de l’État lorsque la cathédrale sera ouverte à nouveau… au culte et non seulement au public.
Le débat actuel sur la désaffectation potentielle des églises, et d’autres lieux de culte, pour des raisons de non-utilisation par les desservants, catholiques en particulier, pour des raisons budgétaires d’entretien ou de rénovation nécessaires, révèlent le désintérêt croissant de nos concitoyens pour leurs lieux de culte, dans une forme d’indifférence. Ainsi, on apprend que la commune de Serqueux (Seine-Maritime) veut détruire son église, construite après-guerre, et organise un référendum local sur ce sujet. La majorité de nos concitoyens doit-elle décider de ce qui doit être conservé de notre histoire, y compris cultuelle ? L’État, par son abstention, n’est manifestement plus le garant de la liberté des cultes, pourtant garantie par l’article 1er de la loi de 1905.

L’apostasie de la conscience
Enfin, l’apostasie est celle de la conscience. Lorsque la loi admet de porter atteinte à la vie, avant la naissance et demain peut-être à la fin de la vie, elle signifie une perte de conscience morale de ce qu’est la personne humaine de sa conception à sa mort naturelle. La volonté législative, ou plutôt la volonté des minorités agissantes, devient la norme, juridique celle-là, et le combat celui de la liberté de conscience, des soignants mais aussi de toute personne exerçant une autorité. Interdire ou limiter la liberté de conscience nous paraît l’aboutissement moral de l’apostasie. Là où la foi nous donne les moyens de savoir quelle conduite nous devons tenir, spécialement quand la vie est en jeu, l’apostasie de nos contemporains ouvre la porte au néant, à la négation de la personne et de sa valeur infinie. La liberté de conscience, un enjeu majeur pour chaque croyant dans un monde sans Dieu.

Guillaume Drago

(1) Chantal Delsol, La fin de la chrétienté. L’inversion normative et le nouvel âge, Cerf, 2021.
(2) Jean-Luc Marion, Brève apologie pour un moment catholique, Grasset, 2017.
(3) Pierre Manent, Pascal et la proposition chrétienne, Grasset, 2022.
(4) Il faut lire la remarquable analyse critique faite le
Pr. Muriel Fabre-Magnan, L’institution de la liberté,
Presses Universitaires de France, 2018.
(5) Archives du Ministère des Affaires étrangères français, cité par G. Puppinck, Les droits de l’homme dénaturé, Cerf, 2018, p. 66.

Guillaume Drago est professeur agrégé des Facultés de droit et président de l’Institut Famille & République.

LA NEF n°353 Décembre 2022