Céline en 1932 © Wikimedia

Céline : ne pas déserter la misère humaine

La publication d’inédits de Céline (1894-1961) est l’occasion de présenter une analyse de son œuvre, pas aussi nihiliste qu’elle apparaît de prime abord.

Le catholique qui tente d’approcher Céline court quelques risques. Au début et à la fin de l’œuvre, le même refus explicite et sans détour de Dieu. En 1933, c’est Mauriac qui en fait les frais. Sans cacher son émotion devant la main tendue, Céline répond clairement : « Pour moi, simplet, Dieu c’est un truc pour penser mieux à soi-même et pour ne pas penser aux hommes, pour déserter en somme superbement. » Ne pas être un déserteur de la misère humaine, telle est l’exigence placée au seuil de l’œuvre, au moment du succès de Voyage au bout de la nuit, son premier roman.
Presque trente ans plus tard, la première page de Rigodon, dernier volet – après D’un château l’autre et Nord – de sa trilogie centrée sur sa fuite en Allemagne à la Libération, avant son emprisonnement au Danemark, n’est pas plus engageante. Le narrateur relate un dialogue avec le critique littéraire Robert Poulet : « … à la fin il m’emmerdait à tourner autour du pot !… vous êtes sûr que vos convictions ne vous ramènent pas à Dieu ! » Contre toute volonté de christianiser son œuvre, Céline met les choses au point : « Toutes les religions à “petit Jésus”, catholiques, protestantes ou juives, dans le même sac ! je les fous toutes au pas ! que ce soit pour le mettre en croix ou le faire avaler en hosties, même farine ! même imposture ! racontars ! escroquerie ! » Nous voilà prévenus. Philippe Muray résuma Céline en une formule : « Mort à Credo ». Affaire entendue ? Pessimisme absolu, face auquel la faute du lecteur serait de tenter d’échapper au mur noir de l’universelle porcherie, en inventant des fenêtres purement imaginaires ? Muray, malgré son admiration pour Bernanos, lui reprochait d’avoir voulu voir « la douce pitié de Dieu » à la fin de Voyage au bout de la nuit. Même condamnation de Sartre et Beauvoir, moins admirés, qui avaient cherché à embrigader le roman dans la lutte pour le communisme. Pas de causes, donc, pas de salut possible ? Qu’on nous permette de nuancer.

Une souffrance partagée
Partons de Mea culpa, court essai publié de retour d’URSS fin 1936, après le relatif échec critique du second roman, Mort à crédit (ce sera l’origine du délire de persécution qu’exprimeront les pamphlets, en faisant des « Juifs » – dont Racine et Stendhal ! – la cause de tous ses malheurs, puis de la guerre qui vient). De Mea culpa, on peut tirer deux idées complémentaires. La première tient en une maxime : « L’homme il est humain à peu près autant que la poule vole. » La seconde offre le contrepoint sans lequel l’œuvre de Céline ne serait qu’un interminable tableau nihiliste et dégoûtant : être pleinement humain consiste à pouvoir dire « toutes tes peines seront les miennes ». L’idéal de Céline, souvent masqué ou trahi, est dans une souffrance partagée sans édulcoration. Idéal qu’il vit fort mal, lorsqu’il contribue à faire monter la haine des Juifs dans ses trois pamphlets successifs (Bagatelle pour un massacre, en 1937, L’École des cadavres en 1938, Les beaux draps en 1941). Idéal dont il s’approche comme médecin des plus pauvres, dans un dispensaire à Clichy à partir de 1927.
Dès Voyage au bout de la nuit, la seule fraternité possible est celle que Bardamu découvre dans les toilettes publiques de New York, « le communisme du caca ». Frères en humanité dans la défécation douloureuse. Nous voilà très loin de Dieu ? Pas si sûr, car c’est bien là la pierre d’achoppement célinienne : « Est-ce qu’il allait aux cabinets devant tout le monde, Jésus-Christ ? J’ai l’idée que ça n’aurait pas duré longtemps son truc s’il avait fait caca en public. Très peu de présence, tout est là, surtout pour l’amour. »
On peut n’avoir qu’un goût limité pour la scatologie, excrémentielle ou sexuelle, omniprésente chez Céline, mais on ne doit pas s’y tromper. Comme chez Rabelais, dont il voulut faire revivre la langue bourgeoisement émasculée à partir de la Renaissance, le bas corporel et matériel est d’abord un rejet de tous les spiritualismes et de toutes les mièvreries idéalistes. Que Bernanos ait forcé l’interprétation en voulant glisser dans Voyage la lueur divine qui lui manque, c’est possible, mais sa défense de l’œuvre vise juste : « Pour nous la question n’est pas de savoir si la peinture de M. Céline est atroce, nous demandons si elle est vraie. Elle l’est. Et plus vrai encore ce langage inouï, comble du naturel et de l’artifice, inventé, créé de toutes pièces à l’exemple de celui de la tragédie, aussi loin que possible d’une reproduction servile du langage des misérables, mais fait justement pour exprimer ce que le langage des misérables ne saura jamais exprimer, leur âme puérile et sombre, la sombre enfance des misérables. » En ce sens, le cri des enfants humiliés résonne chez Céline comme chez Bernanos : mort de Bébert dans Voyage ou de Peter dans Londres, mais aussi enfant violé par une femme mûre dans Mort à crédit (passage longtemps censuré, à une époque où les abus sexuels sur mineurs ne faisaient pas la Une).

Un regard de tendresse
Chez Céline, certes, des corps jouissent et des corps saignent, sans voile mensonger qui cacherait l’existence humaine. Des gens de lettres aux plombiers, en passant par l’abbé Pierre, tous sont « affligés de moimoiisme ! » (D’un château l’autre), qui vire chez la plupart des hommes au sadisme. Pourtant, le narrateur célinien sait aussi porter un regard d’une tendresse inouïe sur les gens qui « demeurent si vaches avec tant d’amour en réserve ». Henri Godard a parfaitement montré la polyphonie de Voyage au bout de la nuit : « La voix si puissante du ressentiment » ne recouvre jamais entièrement « une voix de compassion ». Cette « petite voix » enfantine, qui affleure dans la première page et ne meurt jamais totalement, inspire à Bardamu quelques phrases aussi simples qu’émouvantes : « J’avais de la peine, de la vraie, pour une fois, pour tout le monde, pour moi, pour elle, pour tous les hommes. » Ou cette définition limpide d’une charité sans lyrisme humanitaire : « ce qui ferait un homme plus grand que sa simple vie, l’amour de la vie des autres. » On est tenté d’appliquer à Céline le mot de Bloy (qui aurait pu lui révéler la possibilité d’une scatologie eschatologique) : « Ma colère est l’effervescence de ma pitié. »
Au cœur de l’universelle médiocrité et de l’universelle bassesse, à laquelle il a largement participé, une chose est certaine. Céline sait voir et retranscrire à merveille les étincelles du sublime, comme un contrepoint à toutes les vomissures. Aussi est-on tenté de le croire, au moins littérairement, quand il murmure, dans Londres, au chevet d’un enfant mourant (la scène date sans doute de 1915) : « J’ai jamais voulu depuis aller ailleurs qu’au bord de l’âme. » Il n’est pas interdit de penser que, là aussi, on peut trouver la « douce pitié de Dieu ».

Henri Quantin

Londres de choc

À la joie de l’inédit, Londres (1) ajoute le plaisir de la suite : les aventures commencées dans Guerre continuent. Toutefois, même si Ferdinand retrouve Angèle et le major Purcell, chacun des deux volumes a son unité, à commencer par celle que lui donne le lieu de l’intrigue. Après l’hôpital français, la pension londonienne pour le commerce sexuel. La plupart des personnages sont des prostituées et des proxénètes, dans cette nouvelle arrière-chambre du conflit mondial. Tout faire pour ne pas retourner au front, tel est le principe qui explique bien des actes. Dans cette grande maison close, ce sont les désirs sexuels à assouvir – faut-il dire les pulsions ? – qui rapprochent et opposent les êtres, mais les blessures à panser sont toujours omniprésentes. Céline nous plonge dans un monde que seule sa créativité verbale à tendance farcesque rend supportable. On se crache à la figure pour se saluer, on se casse des bouteilles sur la tête pour s’amuser et on ne connaît guère de jouissance hors de l’humiliation imposée ou subie.
Et pourtant, comme toujours, la voix de Céline ouvre une voie à une pitié sans pathos. Ferdinand, qui découvre à Londres sa vocation de médecin, ne rêve au fond que d’une chose, soulager un peu ceux qui souffrent, notamment au chevet du petit Peter : « Ce qui m’angoisse, et pour toujours je crois, c’est la façon qu’un petit enfant cesse de jouer pour s’en aller tout de suite, si vite, c’est presque rien à trépasser, le temps de lever un deux trois son petit pinceau, de rire bien encore deux ou trois fois, quatre, et puis voilà. »
La vocation de raconter puise à la même source, en « détaillant bien, vibrant, implacable, intime à en crever, ce qui se passe au fond de la vie ». Dans Londres comme ailleurs, c’est bien ce « fond de la vie » qui fait écrire Céline, qu’il explore les bas-fonds corporels ou qu’il dise ne jamais « aller ailleurs qu’au bord de l’âme ».

Henri Quantin

(1) Céline, Londres, Gallimard, 2022, 560 pages, 24 €.

© LA NEF n°352 Novembre 2022, mis enb ligne le 1er décembre 2022