Lectures Novembre 2022

MARIE-DOMINIQUE CHENU 1895-1990
ÉTIENNE FOUILLOUX
Salvator, 2022, 276 pages, 22,50 €

Comment aborder pareil sujet où l’Église, l’ordre des Prêcheurs, l’un de ses membres en particulier, n’ont cessé d’occuper la scène, et où d’âpres débats et polémiques n’ont pas toujours fait l’économie des coups de bâton ? Reportons-nous, vers 1920, au couvent du Saulchoir, noviciat et studium (exilé en Belgique) de la province dominicaine de France. Alors en plein regain spirituel et intellectuel, celui-ci va compter, parmi ses professeurs, le jeune Marie-Dominique Chenu (formé à l’Angelicum), régent des études à partir de 1932 et le premier recteur, à partir de 1937, de ses facultés canoniques. Théologien, bien entendu, mais que sollicite, à contre-courant de la seule démarche spéculative et déductive, une approche historique des Sommes du XIIIe siècle. Quitte à s’en évader quelque peu au fil des ans et, faible estime pour le « thomisme scolaire » des manuels, à vouloir (nécessité du temps présent) un thomisme « de dépassement du thomisme » dont les réponses soient compatibles avec les requêtes de la modernité… et avec une orthodoxie dépouillée de son armure défensive.

Il y avait là comme l’amorce de sérieuses divergences au sein de la « grande famille des thomistes ». Et la discrète parution, au bout de 1937, d’Une école de théologie, forte brochure où le Père Chenu prétend exprimer le vécu singulier du Saulchoir, allait soulever le courroux de l’Angelicum, spécialement de son vice-recteur. Car aux yeux de ce dernier, qui était le Père Garrigou-Lagrange, on se trouvait devant une assez radicale mise en cause du thomisme (disons, dans l’optique de Chenu, de sa conception fixiste et abstraite) et un téméraire modèle alternatif à lui substituer. À la suite de quoi, dénouement de la crise, un décret du Saint-Office de février 1942 censurerait Une école de théologie, tandis que son auteur, éloigné du Saulchoir (maintenant établi à Étiolles) et ne pouvant plus y enseigner, fut placé d’autorité au couvent Saint-Jacques, dans la capitale.

Hélas ! plein d’enthousiasme pour ses rencontres de 1935-36-37 avec les aumôniers et les militants de la JOC, Marie-Dominique Chenu, l’un des imprudents tuteurs de deux initiatives (naissances dès 1941 de la Mission de France, qui a charge de rechristianiser le pays grâce aux envoyés apostoliques fournis par son séminaire interdiocésain ; dès 1943 de la Mission de Paris, bientôt composée presque exclusivement de prêtres-ouvriers) finies en catastrophes, s’était embringué de plus en plus, au lendemain de la guerre, dans un « progressisme chrétien » non dénué de certaines convergences avec la sphère communiste. D’où, en 1954, nouvelle sanction qui l’expédie au couvent de Rouen et ne lui laisse que le droit de parler et d’écrire sous haute surveillance.

Printemps 1962 : retour à Saint-Jacques. Peu de mois avant l’ouverture du second concile du Vatican. Malgré la modestie de son rôle personnel, cet événement-phare, dira-t-il, de l’histoire catholique au XXe siècle, et auquel il vouera une admiration inaltérable, devait l’extraire d’un long purgatoire. Demeuré néanmoins « en position de franc-tireur aux marges de l’Église », le lustre inhabituel de ses obsèques parisiennes dans une cathédrale bondée, le concert de louanges qui les accompagna, feront du Père Chenu (citons son biographe) « une sorte d’icône de la théologie réformatrice qui l’a emporté à Vatican II ».

Michel Toda

ŒUVRES COMPLÈTES
Tome VII – 1901-1902
JORIS-KARL HUYMANS
sous la, direction de Pierre Glaudes et Jean-Marie Seillan, Classiques Garnier, 2022, 1064 pages, 56 €.

«Le seul vrai sujet de Huysmans était le bonheur, un bonheur bourgeois douloureusement inaccessible au célibataire. » Telle est la révélation que reçoit François, le narrateur du Soumission de Houellebecq, au moment d’écrire la préface à l’édition de la Pléiade qu’il prépare. Ce sera, il en est certain, « le meilleur texte jamais écrit sur Huysmans ». Quelle que soit la dose d’ironie du propos, il révèle à quel point le personnage, sinon l’auteur lui-même, rate ou préfère ignorer un enjeu d’une tout autre portée : la souffrance rédemptrice. Il est vrai qu’en se fondant sur l’édition Bouquins des romans de Huysmans, Houellebecq avait peu de chance de la percevoir : la bibliographie finale y omet purement et simplement Sainte Lydwine de Schiedam, hagiographie longuement mûrie et finalement écrite à Ligugé en 1900. En sainte Lydwine, stigmatisée hollandaise du XVe siècle, dont la vie fut une longue souffrance, Huysmans rencontra sans doute celle qui lui inspirera de refuser la morphine à l’agonie, pour s’unir au Christ en Croix. Le tome VII de l’impressionnant travail des Œuvres complètes entrepris par Pierre Glaudes et Jean-Marie Seillan permet de retrouver ce texte de feu et de sang.

Beaucoup apposeront l’infamante étiquette « doloriste » au récit de la vie de Lydwine, « cette missionnaire de la Douleur », mais on ne peut ignorer la présence réconfortante de Marie, au chevet de cette martyre qui achève « les tortures de la Passion ». L’hagiographe, en tout cas, sait peindre le sang rédempteur et la nuit de la foi avec sa meilleure encre, comme lorsqu’il parle de « l’in-pace de l’âme » de Lydwine : « elle ne trouva plus en elle que des ruines d’allégresse, que des décombres déshabitées de joie. »

Regroupant les écrits de 1901 et 1902, ce volume contient aussi une brève esquisse biographique de Don Bosco, amorce d’un tournant dans la mystique de Huysmans. Désormais, nous disent les commentateurs, il accordera « à la branche horizontale de la Croix un peu de l’attention qu’il portait à sa branche verticale ».

Huysmans, écrivait Mauriac, « s’est étendu sur la croix, le jour venu, sans une plainte ». Bonheur chrétien douloureusement accessible au célibataire…

Henri Quantin

LA JUSTICE AU TRAVAIL
ALAIN SUPIOT
Seuil/Libelle, 2022, 72 pages, 4,50 €

Alain Supiot, juriste de haut vol spécialiste en droit du travail, fut professeur au Collège de France. Ce texte bref, tiré d’une conférence, est un résumé lumineux sur la notion de justice sociale, que l’auteur défend, non pas en tant qu’aspect accessoire d’une politique, mais comme un gage de stabilité pour toute société, l’injustice finissant toujours par générer révoltes et violences menaçant la paix civile. Il n’y a pas de justice spontanée, c’est aux hommes d’en assurer la pérennité. En France, la justice sociale reposait sur trois piliers : les services publics, la Sécurité sociale et le droit du travail. Jusqu’aux années 1970-1980, il y avait dans les pays occidentaux un « assujettissement des forces économiques aux gouvernements démocratiquement élus », mais le tournant néo-libéral des années 1980 a totalement changé la donne : « la foi dans l’ordre spontané du marché a poussé à “défaire méthodiquement” l’État social » ; cela s’est fait notamment sous l’égide de l’OMC et par le mouvement de « globalisation » qui s’est développé depuis trente ans, allant jusqu’à la « sécession des élites » conduisant à une « trahison de la démocratie » comme en France en 2005 avec le référendum ignoré des gouvernements.

Le constat est implacable, on sera plus réservé sur les remèdes, l’auteur défendant contre la mauvaise « globalisation » l’idée d’une voie étroite qu’il nomme « mondialisation », laquelle « permettrait d’éviter les écueils du globalisme et des repliements identitaires, qui sont aujourd’hui les deux faces du capitalisme ».

Christophe Geffroy

12 QUESTIONS À SE POSER POUR PROTÉGER SES ENFANTS DE LA PORNOGRAPHIE
Sous la direction des AFC
Téqui, 2022, 68 pages, 5 €

OpinionWay révélait dans un sondage d’avril 2018, qu’un enfant sur trois avait déjà été exposé à du contenu pornographique à l’âge de 12 ans. Nous sommes passés, ces dernières années, d’un visionnage occasionnel à une consommation industrielle de contenus pornographiques, et ce auprès d’une tranche d’âge d’enfants de plus en plus jeunes. Souvent, les parents sont encore peu conscients de l’ampleur de ce nouveau phénomène. S’ils en sont conscients, c’est uniquement pour les enfants des autres. Certains sont mal à l’aise à l’idée d’évoquer ces sujets avec leurs enfants.

Pour les aider, les AFC publient un manuel qui répertorie « 12 questions à se poser pour protéger ses enfants de la pornographie ». Cet opuscule décrypte à la fois des sujets simples, comme « Qu’est-ce que la pornographie ? », ou plus complexes comme les conséquences négatives du porno sur le développement psycho-affectif de l’enfant (risque de porno-dépendance et addiction à la masturbation).

Ce livre guide les parents de façon pédagogique sur l’attitude à adopter pour prévenir les enfants de ce phénomène. L’ouvrage présente les différentes étapes de la prévention adaptée à l’âge de l’enfant (avertissement, réponse aux questions, dialogue), les différentes règles à mettre en place à la maison (contrôle parental, ordinateur installé dans un lieu de passage) ainsi que le soutien d’une éducation affective et sexuelle permettant de lutter contre les mensonges véhiculés par le porno. Le livre insiste sur l’erreur (fréquemment commise) qui consiste à laisser le monde extérieur répondre aux interrogations des enfants sur ce sujet. Si le dialogue s’avère difficile avec l’enfant, le recours au tiers de confiance peut être une solution envisagée. En dernier lieu, l’ouvrage rappelle les armes dont disposent les croyants (chapelet, adoration et accompagnement spirituel) comme aides pour tenir face aux tentations.

Henri de Baudoüin

L’ÉCLIPSE DU SACRÉ
ALAIN DE BENOIST et THOMAS MOLNAR
La Nouvelle librairie, 2022, 320 pages, 20 €

Dans cet entretien avec Thomas Molnar, deux visions s’affrontent. Celle de notre meilleur ennemi, Alain de Benoist, penseur de la nouvelle droite, plutôt païen, qui considère que le christianisme est un contresens et que l’Europe n’a jamais su être vraiment chrétienne ; et de l’autre l’intellectuel hongrois, catholique. De Benoist, qui n’est pas à son premier coup d’essai depuis Comment peut-on être païen ? en 1986, estime, avec Marcel Gauchet, que le christianisme a fait sortir le sacré de la société, par un long et terrible effet de sécularisation qui n’est rien d’autre qu’un pourrissement de la religion elle-même ; en face Thomas Molnar considère que le christianisme a imprimé plus qu’aucune autre religion le besoin du sacré, besoin ontologique, et qu’il lui a donné une forme, une liturgie, des mots incroyables et insurpassables. Dans un échange amical, courtois et passionnant, ce livre prête à réfléchir sur le sens du sacré, sa nécessité et la décomposition d’une religion dans la perspective de la chute des civilisations, la fragilité des empires, la mort programmée de Dieu par la société.

Nicolas Kinosky

PASSION DE LA VENDÉE
PÈRE JEAN-PAUL ARGOUARC’H
Via Romana, 2022, 214 pages, 25 €

Le Père Argouarc’h, qui a consacré sa vie à la belle œuvre éducative de Riaumont, est d’origine vendéenne par sa mère. Le titre de son livre peut se lire à double sens : la passion qu’il a depuis son enfance pour la Vendée, son histoire, ses héros, ses martyrs et aussi la « Passion » qu’a vécue la Vendée dans la guerre sauvage menée contre elle par « les ennemis de l’Autel et du trône en France » selon la formule du curé du bourg du Grand-Luc, un des villages-martyrs.

En trente-cinq chapitres, le Père Argouarc’h ne raconte pas une énième fois l’histoire des guerres de Vendée, mais évoque longuement le martyre des 209 enfants vendéens massacrés aux Lucs en février 1794 et d’autres épisodes où, selon l’expression du cardinal Sarah qui a préfacé ce volume, « les Vendéens nous montrent l’exemple de la bravoure, celle du chevalier chrétien : quand il s’agit de Dieu et de la foi catholique, aucune compromission n’est possible, car l’honneur de Dieu ne se discute pas. Les Vendéens ont refusé cet effacement de Dieu dans la conscience des hommes de leur époque ».

Ce refus ne s’est pas limité à la période révolutionnaire. Au XIXe et au XXe siècles, l’esprit vendéen de courage et de fidélité a animé de nombreuses personnalités que le Père Argouarc’h évoque dans plusieurs chapitres : notamment le Père Baudouin et l’abbé Monnereau, fondateurs de congrégations religieuses qui furent une « fabrique de prêtres », de religieuses et de missionnaires, ou Mgr Cazaux qui fut le courageux évêque de Luçon de 1941 à 1967.

Yves Chiron

CATHOLIQUES MALGRÉ ROME
JEAN-PIERRE CHANTIN

Cerf, 2022, 374 pages, 24 €

On sait l’écroulement de l’Église de France au tout début de la Révolution. On sait aussi que, pour permettre en 1801 la signature du Concordat mûri par Bonaparte, l’épiscopat d’Ancien Régime en son entier fut obligé de démissionner. Ce à quoi veilla une injonction papale lancée à la demande expresse du Consul, et qui fit place nette. Afin de substituer, à un corps ayant une vie propre, des fonctionnaires que l’homme de Brumaire entendait plier aux directives du nouvel État. Bien sûr, il y eut d’assez nombreux insoumis parmi les évêques destitués, mais leur fronde éteinte avec le retour des Bourbons, ne subsistera qu’une poignée de prêtres anti-concordataires – lesquels, ceux-ci disparus, laissèrent sans sacrements les adeptes de plus en plus rares d’une Petite Église schismatique au culte dépouillé de ses rites religieux.

Après ? Signalons le plongeon libéral de l’abbé Chatel, créateur d’une fugitive Église catholique française dans les commencements du règne de Louis-Philippe d’Orléans ; les derniers feux du jansénisme convulsionnaire (héritier aléatoire des scènes d’hystérie du cimetière Saint-Médard vers 1730 et de la folle pratique des « secours »), chancelant, flottant, incertain ; l’abracadabrante histoire de Vintras, l’illuminé de Tilly-sur-Seulles, naundorffisme et collecte d’hosties dites miraculeuses pêle-mêle réunis. Quant à la persistante teinture gallicane des évêques de la Restauration, évidemment d’une autre portée que les dégringolades ci-dessus évoquées, Mgr Frayssinous, son interprète éminent, voyait dans Rome « le centre où tout aboutit et non pas la source dont tout émane ».

Cependant, à compter du milieu du XIXe siècle et du pontificat de Pie IX, le mouvement vers Rome, perceptible depuis la Révolution, s’accentuera beaucoup. Et l’Église de France séparée de l’État en 1905, cet épisode, au lieu de lui donner une vraie liberté d’agir, rendit la papauté seule maîtresse du jeu. Or, aujourd’hui, même volatilisés les groupes hétérodoxes (assez peu importants) de jadis et naguère, combien pour l’institution catholique romaine s’est détérioré le climat. Car si la démarche de foi s’isole, se confine, si les liens se relâchent entre croyances et appartenance, si se propagent éperdument, chez les fidèles, une tolérance mâtinée d’œcuménisme, ou encore un effervescent souci de modernité, l’attend un avenir très difficile.

Michel Toda

L’ÉCOLE ASPHYXIÉE
Redonnons de l’air à notre école !
ALBÉRIC DE SERRANT
Mame, 2022, 224 pages, 17 €

Albéric de Serrant a eu sa vie guidée par les impératifs de l’éducation et de la transmission. Il l’a porté en milieu rural, en banlieue pauvre parisienne, en école d’ingénieurs et dans des structures aussi diverses qu’Espérance Banlieues. Deux piliers ont guidé cet engagement : sa foi en Dieu et sa conviction que l’éducation permet de former des citoyens soucieux du bien commun.

Dans cet ouvrage, il dresse le constat d’une crise de l’école et propose des solutions. Reconnaître la dignité humaine dans chaque élève, revaloriser la fonction de professeur ou encore partir de l’expérience réelle et incarnée sont quelques-unes des pistes qu’il aborde. D’autres sont plus novatrices comme la formation des professeurs à la communication ou le désir de faire tomber les barrières entre l’école publique, privée sous contrat et privée hors contrat. Cela permettrait, selon lui, aux différentes expériences de s’enrichir mutuellement pour le bien de l’élève. Enfin, il note l’importance, dans l’éducation, du temps périscolaire qui influence aussi fortement les élèves et alerte avec fougue sur le risque de déshumanisation qu’entraîne le choix des algorithmes pour décider de l’affectation des élèves.

Nourri d’anecdotes et d’expériences personnelles, parfois drôle et avec des propositions concrètes, ce livre est utile à lire pour comprendre les débats actuels autour de l’éducation. Il permet d’avoir le regard d’un professionnel et montre que l’instruction et l’éducation doivent aller de pair. Quand on lui demande le secret de son école, il répond simplement « restez humain et privilégiez l’humain ».

Rainer Leonhardt

LA DÉPOSSESSION
OU DU REMPLACISME GLOBAL
RENAUD CAMUS
Éditions La Nouvelle Librairie, 2022, 828 pages, 40 €

Ce nouvel essai de Renaud Camus se présente comme une grande fresque, celle qui décrit un monde dont la caractéristique principale est la « dépossession », ou le fait que tout, des objets aux peuples en passant par les individus, devient remplaçable et remplacé.

C’est après avoir rappelé son vocabulaire spécifique au lecteur – nous l’en remercions – ainsi que ses thèses précédentes (parmi lesquelles le Grand Remplacement ethno-démographique, le Petit Remplacement qui abolit les cultures au profit de la sous-culture universelle, l’existence des races en tant que peuples et des peuples en tant que personnes morales) que Renaud Camus opère un bond en arrière pour analyser les origines du remplacisme global. Si aujourd’hui tout est remplaçable et remplacé, c’est qu’à la fin du XIXe siècle et au début du XXe l’homme a d’abord été remplacé par la machine ; il a été réifié, réduit à l’état de produit par le Système managérial, par l’intermédiaire du taylorisme et du fordisme puis par leurs plus fervents émules, le nazisme et le stalinisme qui ont contribué à la massification totalitaire des individus. Aujourd’hui, héritage des totalitarismes, ce sont les cultures qui sont remplacées par l’universelle culture petite-bourgeoise, les races et les identités populaires par la « MHI » (Matière Humaine Indifférenciée). Pour résumer l’essai autant qu’il se peut, nous pouvons affirmer que le phénomène remplaciste parachève le fordisme en standardisant et en égalisant tout, donc en dépossédant l’humain de toute spécificité.

Quel est alors l’esprit de l’antiremplacisme ? Pour les individus, il s’agit de les lier à nouveau avec leur peuple et ce qui y est attaché : une grande culture, une langue, une histoire, un être-au-monde propre, ou, pour le dire comme l’auteur, un « st ». Quant aux peuples et aux civilisations, ces ensembles de peuples proches, il s’agit de les préserver dans leur identité et de les maintenir dans une coexistence séparée, condition sine qua non d’une coexistence heureuse et d’un véritable enrichissement culturel. Dans les deux cas, il s’agit de refuser le « parc humain » qui s’établit sous nos yeux, et l’interchangeabilité généralisée.

Le reproche que l’on pourrait faire à Monsieur Camus, c’est d’abolir la frontière entre le réel et la dystopie. En effet, à force d’analyser les dystopies d’Orwell, d’Huxley et des autres et de constater leur application actuelle, l’auteur peut avoir tendance à caricaturer la réalité pour la faire ressembler elle-même à une dystopie. Il en est ainsi des divers types de Remplacements avec un grand R et plus généralement de la peinture de l’humanité contemporaine, qui semble exagérée et généralisée au regard du jugement nuancé qu’imposent les faits. Cela étant dit, l’essai y gagne peut-être un caractère prophétique…

Gabriel Daruni

CINQ PORTRAITS
JEAN DE VIGUERIE
Via Romana, 2022, 104 pages, 13 €

Jean de Viguerie (1935-2019) a laissé une œuvre importante, dont l’Histoire et Dictionnaire du temps des Lumières (coll. « Bouquins » en 2005) reste une référence inégalée. L’ouvrage qui paraît aujourd’hui est un recueil de portraits que Jean de Viguerie avait brossés pour des publics très différents. Il avait évoqué saint Benoît Labre dans une conférence faite à Notre-Dame de Paris en 1983, Mgr Cazaux chez les Dominicaines du Saint-Esprit dans leur école de Saint-Cloud en 1984, Montesquieu lors d’un colloque organisé à Toulouse en 2007, André Chénier dans son discours de réception à l’Académie des Jeux floraux en 2001, à quoi s’ajoute une étude sur Colbert et la religion. Ces textes ne sont en rien des pages de circonstance, ce sont de solides études publiées ici avec les notes et références qui ne pouvaient être données à l’oral. On ne saurait résumer ce livre tant les personnages évoqués sont divers et appartiennent à des époques différentes. Jean de Viguerie, grâce à l’immense savoir qui était le sien, a su admirablement montrer l’originalité de chacun, les ressorts de leur pensée et de leur vie. Pour qui a déjà lu des biographies de saint Benoît Labre, le portrait qu’en dresse Jean de Viguerie ne sera pas une redite mais une excellente mise en perspective du saint dans un XVIIIe siècle encore profondément chrétien. Les pages consacrées à Colbert dans ses rapports avec l’Église et dans son rapport personnel à la religion sont un sujet peu traité par les historiens – pages bien documentées et nuancées. Au total, un excellent livre.

Yves Chiron

ROME OU BABEL
Pour un christianisme universaliste et enraciné
LAURENT DANDRIEU
Préface de Mathieu Bock-Côté, Artège, 2022, 400 pages, 22 €

C’est un procès en règle que Laurent Dandrieu, responsable des pages culture à Valeurs actuelles, vient d’engager avec son dernier ouvrage, Rome ou Babel. Sa thèse : l’Église catholique, qui était longtemps parvenue à tenir ensemble universalisme et enracinement de son message, s’est engagée dans un funeste chemin en privilégiant le premier aspect. Ainsi, « Rome », c’est l’Église catholique d’avant, celle qui se présentait comme la « mère des nations », comme la protectrice de ces communautés naturelles garantes de l’enracinement, « le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine » (Simone Weil). Et « Babel », c’est le mondialisme destructeur des nations, promu non seulement par le système politique et économique actuel mais aussi, comme le déplore l’auteur, par l’Église catholique. Bien entendu, les critiques ne manqueront pas à l’égard d’un ouvrage écrit par un journaliste déjà auteur de l’Église et immigration, le grand malaise : le pape et le suicide de la civilisation européenne (2017) : rudesse excessive et injuste à l’égard du Magistère ; réflexion insuffisante sur l’éventuelle légitimité, dans certains domaines, d’instances supranationales ; minoration des dangers du nationalisme, etc.

Pourtant, fondées ou non, ces critiques laisseront intact le grand profit qu’il y a à lire Rome ou Babel, en particulier ses pages consacrées aux causes de la mutation du discours de l’Église. Reprenant les intuitions du jésuite Henri de Lubac (La postérité spirituelle de Joachim de Flore), Laurent Dandrieu voit dans cette mutation – dans cette « hérésie » – un signe de « la résorption de l’eschatologie dans l’immanence du monde profane » : l’aspect universel du christianisme, traditionnellement de nature surnaturelle, entend désormais s’appliquer à la réalité terrestre, avec pour conséquence le projet d’une unité politique mondiale, fondée sur l’idéal d’une humanité enfin unie, délivrée de toute frontière. Il y voit également, à l’instar du dominicain François Daguet, le signe que le bien commun s’est effacé, dans un « oubli stupéfiant de saint Thomas d’Aquin », derrière les droits des personnes prises individuellement. Du procès ouvert par Laurent Dandrieu, les années à venir seront, peut-être plus que les théologiens, les vrais juges.

Jean Bernard

LE PREMIER ERMITAGE DES MOINES DE CHARTREUSE JUIN 1084-30 JANVIER 1132, Père André Ravier, sj, Éditions Sainte-Madeleine, 2021, 120 pages, 9 €. Réédition du beau récit du Père Ravier (1905-1999) des cinquante premières années de l’installation des premiers chartreux, avec saint Bruno, dans ce paysage si grandiose de l’Isère. On découvre ainsi la vie quotidienne de ces géants de la foi.

Patrick Kervinec

LA MÉTAPHYSIQUE DE SAINT THOMAS D’AQUIN. De l’être fini à l’être incréé, de John F. Wippel, Cerf, 2022, 850 pages, 39 €. L’auteur, grand spécialiste reconnu de l’Aquinate, se livre, au terme de sa carrière universitaire, à un exercice de haut vol – résumer la métaphysique de saint Thomas –, absolument remarquable mais destiné à un public averti.

Patrick Kervinec

ETRE PÈRE, C’EST… de Martin Steffens, Salvator, 2022, 140 pages, 9,90 €. Un petit recueil de plus de cinquante chapitres, tels des aphorismes, regards aussi tendres qu’alertes et poétiques sur la paternité. Un bel itinéraire : à offrir à ceux qui abordent cette terra incognita, à relire en souriant, gravement parfois, pour ceux qui ont déjà emprunté ce chemin d’aventuriers.

Anne-Françoise Thès

Romans à signaler

LA VALSE DE L’ADIEU
PHILIPPE DE VILLIERS
Plon, 2022, 592 pages, 22,90 €

Fidèle à ses inlassables efforts pour réconcilier les Français avec leur histoire et réparer leur ignorance en ce domaine essentiel, Philippe de Villiers récidive ici sous la forme d’un roman ayant pour point d’appui sa Vendée natale sur une période allant de l’Empire à la Monarchie de Juillet (1808-1853). Son héros, Jean Rogronille, alias « Jean-Foutre », maire de Montaigu et luthier talentueux, interrogé par Napoléon, s’affirme neutre pour camoufler son engagement passé dans la chouannerie. Ce qui l’entraîne dans une série de péripéties. Accusé par le clergé réfractaire d’être « le valet du premier divorcé de France », il ne peut se marier ; obligé de combattre en Russie où son passé antirévolutionnaire est apprécié, il échappe à la captivité et séjourne à Saint-Pétersbourg où il découvre l’âme slave. Revenu chez lui, le Vendéen découvre avec peine une France vacillante dans sa culture, ainsi que les méfaits de la Révolution sur les relations entre l’Église et l’État, conséquence des fausses promesses du Concordat. À travers son héros et bien d’autres personnages, en s’appuyant sur une documentation authentique et en usant généreusement du patois local, gage d’enracinement, Philippe de Villiers insiste sur le respect dû au « droit à la filiation historique pour que notre pays ne meure pas ».

Annie Laurent

IDENTITÉS CROISÉES
HARLAN COBEN
Belfond, 2022, 400 pages, 22,90 €

Avec une régularité de métronome, Harlan Coben publie chaque année à l’automne un nouveau roman. Pour notre plus grand plaisir, avouons-le, cet auteur américain maîtrisant parfaitement les codes d’un bon thriller, sans verser, comme beaucoup de ses pairs, dans la violence, l’horreur ou le sordide. Ses ouvrages sont un plaisir de lecture, une détente sans prétention mais efficace. Dans ce nouvel opus, on retrouve des personnages familiers de cet auteur. Le héros, Wilde, enfant abandonné jeune dans une forêt du New Jersey, est en quête de ses origines. Il fait une recherche ADN par internet et tombe sur deux pistes, l’une lui révélant son père, l’autre le menant sur la voie de sa mère, via un cousin qui est une star déchue de la téléréalité et qui disparaît soudain. La quête de Wilde, parsemée de cadavres, s’avère particulièrement ardue. La critique de la téléréalité est jouissive ! Comme toujours chez Coben, l’histoire, bien ficelée, est menée à cent à l’heure et une fois qu’on a ouvert le livre on n’a qu’une envie : terminer la lecture pour connaître le dénouement. Une excellente détente.

Patrick Kervinec

© LA NEF n°352 Novembre 2022