Constitutionnalisation de l'IVG
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Constitutionnalisation de l’IVG : comment peut-on si peu douter ?

Peut-on avoir à ce point tranché la question du sort à réserver à l’embryon humain, qu’on veuille élever l’IVG au rang de droit constitutionnel ? Il faut pour promouvoir la constitutionnalisation de l’IVG se rendre hermétique à toute forme de doute ; or refuser ici le doute, c’est une faute contre la pensée, et contre toute la tradition philosophique occidentale.

La constitutionnalisation de l’IVG nous a été présentée comme un « coup politique » à mettre au crédit de La France Insoumise. Il faut dire que, quand un parti politique cherche désespérément une façon d’exister, il essaie de « faire des coups ». Il est alors tout à fait conseillé de réanimer une vieille cause déjà gagnée, de réengager un combat dont la victoire est acquise, plutôt que de se mesurer à un sujet qui risquerait de mettre en échec : il ne s’agirait pas que la confrontation soit difficile et l’issue incertaine. Ainsi, coupant l’herbe sous le pied de La République En Marche, La France Insoumise a-t-elle fait voter le 24 novembre dernier à l’Assemblée Nationale qu’il soit inscrit dans la Constitution : « La loi garantit l’effectivité et l’égal accès au droit à l’interruption volontaire de grossesse. »
Mais au-delà des manœuvres et du calendrier politique, les enjeux sont plus vastes, et le geste interroge. Pourquoi l’avortement aurait-il besoin du marbre de la Constitution ? Sa légalisation – et plus généralement sa grande acceptation sociale – seraient-elles si fragiles qu’il faille leur prêter un peu de la force d’une Constitution pour qu’elles ne s’effritent pas ? La réponse pourrait bien être : oui. Oui, et c’est bien le cœur du sujet. Oui, mais pas pour les raisons invoquées par les Insoumis – ces quelques irréductibles opposants à l’IVG qui ne rendent pas les armes, qui résistent encore et toujours à l’opinion majoritaire ; oui pour une raison bien plus intrinsèque : il est dans la nature même de l’avortement légalisé de susciter un débat qui ne pourra jamais être déclaré clos. En soumettant cette loi, Mathilde Panot et ses soutiens viennent demander à la Constitution de prêter à l’avortement les attributs qui lui manquent structurellement. Ils veulent lui conférer un caractère permanent justement parce qu’il ne souffre en réalité aucune légitimité définitive ; ils veulent l’élever au sommet de notre édifice juridique justement parce qu’ils ne sont pas assez certains qu’il ait sa place dans aucune loi ; ils veulent le parer de toute l’autorité constitutionnelle parce que rien ne s’impose avec évidence quand on touche à pareille matière ; ils veulent mettre fin à toute délibération contradictoire parce que leur certitude pourrait être inquiétée par les questions qu’il soulève inévitablement.

Ce qu’est l’embryon ?

Pour le dire plus simplement, ils veulent instaurer des certitudes pour ne pas affronter un mystère qui s’épaissit à mesure que nous nous en approchons : celui de la nature de l’embryon. Car il en va des premiers instants de la vie d’un homme comme pour toute la suite de son existence, elle surgit à pas feutrés dans le brouillard dont parlait Kundera : « l’homme est celui qui avance dans le brouillard. » L’avortement ne pourra jamais cesser de nous adresser cette question : quel sort réserve-t-on à ce qui, dans l’ordre humain, est le plus ténu, le plus invisible, à ce qui ne fait encore aucun bruit, à ce qui échappe encore à la détermination, mais qui appellerait peut-être sur lui notre vigilance la plus minutieuse ?
Ce dont le sort est en jeu dans l’avortement, c’est un individu humain, au sens biologique : un être qui n’étant pas « rien » ni « totalement indéterminé » est nécessairement « quelque chose », autrement dit un être déterminé par une nature, appartenant à une espèce – en l’occurrence un membre de l’espèce humaine en acte, et une personne humaine en devenir. Peut-être même une personne humaine déjà en acte ; mais il n’est pas en notre pouvoir de le trancher avec certitude. L’institution humaine qui passe pour la plus dogmatique en la matière, l’Église catholique, se garde d’ailleurs de trancher totalement (1), elle qui demande à ce que l’être humain soit respecté et traité comme une personne dès sa conception – comprendre : comme s’il était une personne. Presque tous les raisonnements pointent dans cette direction, mais ce n’est pas purement démontrable jusqu’au bout. Si donc elle défend le respect de la vie humaine dès la conception, tout en déployant d’infinies précautions sur ce qui peut être présenté comme vérité certaine, c’est qu’elle se montre soucieuse de ne pas forcer un raisonnement philosophique qui n’a pas entre ses mains le pouvoir de conclure clairement. Celui qui défend la consitutionnalisation de l’avortement ne s’embarrasse pas de telles précautions : car sauf à faire l’apologie du meurtre de l’innocent – ou, a minima, sauf à le considérer comme un moindre mal acceptable –, il doit, pour vouloir ainsi faire de l’IVG un repère fondamental de notre société au même titre que le sont déjà par exemple l’égalité devant la loi de tous les citoyens ou que l’interdiction de la peine de mort, affirmer que l’embryon n’est pas une personne humaine. Autrement dit, il doit s’aventurer à trancher.
Tout se passe comme s’il refusait d’habiter la terre du doute pour se réfugier à l’abri de la certitude. Le doute n’est pas confortable, il n’est pas agréable, il est même assez mauvais compagnon. Le doute exige de l’esprit une forme d’endurance et de courage qui le fait résister à sa pente naturelle, qui serait de conclure, même hâtivement et en l’absence de raisons suffisantes. Le doute, quand il ne s’agit pas du doute sceptique qui nie l’évidence jusqu’au bout et devrait plutôt s’appeler soupçon, révèle aussi la vitalité d’une intelligence qui cherche la vérité à tâtons au lieu de courir vers les conclusions les plus complaisantes sans attendre qu’elles soient fondées – Kant disait même qu’on pouvait mesurer une intelligence à la quantité d’incertitudes qu’elle était capable de supporter. Le doute nous fait nous tenir à la porte du mystère sans chercher à le dompter ni à le réduire par nos raisonnements ou notre volonté de maîtrise du réel. C’est précisément ce doute que rejette celui qui, défendant avec aplomb et assurance l’avortement, en vient par son choix politique à prendre position philosophiquement, et à affirmer explicitement ou implicitement que l’embryon n’est pas une personne humaine. C’est alors de ce rapport subtil et complexe au réel et à son aura de mystère qu’il se prive. En outre, beaucoup parmi ceux qui défendent l’avortement au point de le proposer comme droit constitutionnel – ce qui nous emmène loin des notions de dérogation, de moindre mal et de détresse qu’avait invoquées Simone Veil pour faire passer sa loi –, ajoutent à ce dogmatisme un fatalisme qui invoque l’irrésistible marche des droits des femmes. Or « le fatalisme cherche son repos en rayant les points d’interrogation dans le livre de la destinée », écrivait Gustave Thibon. Il en faut des ratures de points d’interrogation pour vouloir faire de l’avortement un droit fondamental inscrit dans la Constitution d’un pays !

Connaître les limites de la raison

Un des symptômes d’ailleurs les plus caractéristiques de cette attitude qui ne laisse pas le mystère se déployer et l’interrogation demeurer, c’est que le débat tourne alors inévitablement à une guerre de chiffres. Le même Thibon dit que « le mystère n’est pas un mur où l’intelligence se brise, c’est un océan où l’intelligence se perd », et que « plus une âme est éloignée du mystère originel, plus elle est condamnée à se nourrir de chiffres ». Ainsi, au lieu de nous tenir à une juste distance et de museler notre instinct de maîtrise, notre volonté d’arraisonnement du vivant, nous décidons tant bien que mal du nombre de semaines qui permet d’interrompre encore une grossesse, l’impossibilité structurelle de cette tâche étant cruellement mise en lumière par des délais qui diffèrent d’un pays à l’autre. Nous disséquons le vivant et le forçons à passer par nos grilles de lecture chiffrées, au lieu de l’approcher avec une main qui tremble et se retient, avec un esprit docile et respectueux de ce qui le dépasse en partie.
Bref, beaucoup de mots, beaucoup de longues phrases, pour dire une chose simple : nous ne savons pas. Scientifiquement et philosophiquement, rien ne nous permet de conclure avec certitude que l’embryon n’est pas une personne humaine. Et c’est ne pas connaître « les limites de la simple raison » que de clore un débat en considérant que la réponse est simple et consensuelle. Or cette volonté de mettre fin à la discussion par le recours à la constitutionnalisation soulève un problème métaphysique, et va à l’encontre de toute la démarche de la philosophie occidentale. Celle-ci s’est en effet constituée en se demandant quelles étaient ses limites : elle a toujours distingué ce qui était pour elle un objet d’étude possible, et ce qui excédait son pouvoir et son champ. Dans l’Antiquité, le grand Platon a commencé par se demander quelles étaient les conditions de possibilité de la pensée, et par démêler la science de l’opinion, la connaissance certaine du préjugé. Le sage stoïcien savait ne pas donner son assentiment aux représentations qui ne relevaient pas d’une honnête certitude. À l’orée de la modernité, Descartes a voulu bâtir son édifice philosophique sur une connaissance totalement assurée, et le doute a été pour lui l’opérateur privilégié de cette fondation, l’outil principal de sa méthode, le passage obligé pour parvenir à une quelconque vérité. Le grand geste philosophique de Kant a été de rabaisser les prétentions de la raison, de tracer les contours du connaissable, et de renvoyer le réel en soi ou certaines idées comme les postulats de la raison pratique (la liberté, l’immortalité de l’âme, l’existence de Dieu) au vaste ensemble de ce qui excède notre pouvoir de connaître. Husserl a prôné la suspension du jugement comme étape initiale de toute démarche philosophique voulant connaître le monde sans se laisser abuser par des évidences naturelles qui n’en seraient pas. Bref, le doute fait intrinsèquement partie de toute quête de vérité, et toute l’histoire de la pensée occidentale est une vaste mise en garde contre la tentation de la certitude assenée sans fondement, contre le défaut de l’esprit qui voudrait s’aventurer à conclure sans en avoir les moyens. Que reste-t-il, dans la constitutionnalisation de l’avortement, de toute cette sagesse construite et transmise au cours de siècles de civilisation ?
Sommes-nous vraiment prêts à faire passer par pertes et profits tout ce qu’un passé gros de plusieurs siècles nous lègue comme héritage de pensée, comme conseil de retenue et de prudence ? Les règles de la pensée elles-mêmes sont-elles devenues trop oppressives et tyranniques pour des volontés qui se veulent libres de choisir leurs conclusions, indépendamment de toute fondation logique et morale stable ? Aucun de nous ne souhaiterait vivre dans un monde affranchi de la rationalité : car un monde qui congédie la raison et ses règles, est un monde qui prive les individus de se parler réellement, de délibérer et d’agir ensemble ; c’est un monde où les mots sont vidés de leur sens, de leur pouvoir, et où ne règnent plus que l’arbitraire des individus, la loi du plus fort, et le déchaînement de la violence.

Le doute n’a-t-il plus aucune prise sur nous ?

Les menaces qui pèsent sur l’environnement nous font renouer avec un certain sens de la mesure, de l’auto-limitation, et une authentique écologie nous apprend à ne pas soumettre le vivant à la seule loi de notre hubris et de notre prédation : qu’il est étrange de redécouvrir le principe de précaution quand il s’agit de prendre soin de la biodiversité animale et végétale, et de l’oublier si vite face à l’embryon humain. À vous, les 337 députés qui avez affiché une sorte d’option préférentielle pour l’IVG en choisissant de constitutionnaliser ce « droit » particulier plutôt qu’un autre, nous ne demandons pas de rallier un camp ou une opinion déjà formée, nous vous demandons d’écouter nos questions et nos doutes. À vous qui voulez réaliser l’impossible en voulant clore un débat qui ne peut structurellement pas l’être, nous voudrions demander : êtes-vous bien sûrs ? le doute n’a-t-il plus aucune prise sur vos esprits ?

Élisabeth Geffroy

(1) Cf. la déclaration de la Congrégation pour la Doctrine de la foi sur l’avortement provoqué (1974), notamment la note 19, ou cf. l’encyclique Evangelium Vitae (1995), n. 60.

© LA NEF n°354 janvier 2023