Henri Hude ©DR

Une philosophie de la guerre

Dans la lignée de Sun Tsu et Clausewitz, Henri Hude vient de publier une passionnante Philosphie de la guerre (1) qui offre une réflexion nécessaire sur ce qu’est la guerre aujourd’hui et sur la façon de l’empêcher à l’avenir. Henri Hude, normalien, agrégé et Docteur HDR en philosophie, a dirigé le pôle éthique et droit au centre de recherches des Écoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan entre 2004 et 2018. Il a fondé la Société internationale d’éthique militaire en Europe et est Senior research fellow de l’US Naval Academy d’Annapolis. Entretien

La Nef – Vous ouvrez votre livre en évoquant la théorie de la guerre juste avec laquelle vous prenez des distances : qu’est-ce que cette théorie, est-elle aujourd’hui obsolète ?
Henri Hude
– L’idée de guerre juste est indispensable, pour sortir du dilemme entre l’immoralité de la guerre, facile à admettre, et celle du pacifisme, qui se démontre : si toute guerre était perverse, aucune défense ne serait légitime ; ce serait un devoir moral de se soumettre au plus fort, même au plus pervers. Mais dans la complexité du monde actuel, appliquer l’idée n’est pas évident.
La théorie de la guerre « juste » peut servir comme arme de guerre juridique, justifiant toute entreprise guerrière de l’Occident postmoderne. Il suffit de séparer l’idée de « justice » de l’idée du bien et de la solidariser avec l’individualisme arbitraire (c’est la théorie pathologique de la justice postmoderne).

Dans le contexte présent, vous montrez qu’il existe une alternative à la guerre totale, que vous nommez Léviathan : qu’est-ce que ce Léviathan et comment en arrive-t-il à être une alternative à la guerre totale ?
La guerre totale, avec le progrès des armements, équivaudra de plus en plus à l’anéantissement général. Pour survivre, il faut l’empêcher. Mais la guerre est un duel entre volontés politiques. Si donc on veut radicalement empêcher la guerre, une solution est de supprimer la pluralité des volontés politiques. Un unique pouvoir mondial fera pour tous les peuples ce que l’État fait dans un seul pays, selon Hobbes : être « Léviathan », imposant la paix en désarmant tout le monde. Face au danger présent et futur, désarmer signifie installer un despotisme réduisant le plus grand nombre à l’impuissance totale, y compris spirituelle, intellectuelle et morale. Le Léviathan total, c’est un pouvoir unique, absolu et illimité, spirituel et temporel, sur l’espèce humaine.

Par ce concept de Léviathan, ne craignez-vous pas d’être accusé de « complotisme » ?
« Complotisme » sert à désigner soit des analyses politiques jugées sommaires ou délirantes, soit des stimuli jugés aptes à déclencher des réflexes de soumission. Mais le complotisme a ses lettres de noblesse. Marx pratiquait un complotisme politique quand il analysait, dans son Idéologie allemande, les liens entre les systèmes d’idées et les intérêts de classe. Nietzsche et Freud cherchaient à toute pensée des arrière-pensées, à toute action des mobiles occultes – c’est le complotisme psychologique. Chez Descartes, la méthode dépend de l’idée d’un Malin génie « qui emploie toute son industrie à me tromper », faisant vivre l’homme dans une illusion universelle. C’est le complotisme métaphysique du « doute ».

Cette guerre totale est-elle nucléaire ? Et où en sont aujourd’hui les stratégies nucléaires ?
Si la guerre était totale, aujourd’hui, elle serait nucléaire. Dans une guerre totale, on emploie tous les moyens.
Dans la stratégie nucléaire, ce qui ne peut pas changer, c’est le concept général de dissuasion. Rendre la guerre absurde en élevant son coût très au-dessus de la valeur de n’importe quelle conquête. Faire qu’il ne puisse y avoir que deux vaincus et que vouloir vaincre équivaille à se suicider. Entre gens admettant la préférence pour la vie, il ne peut y avoir de guerre nucléaire, sauf accident. Mais la préférence pour la vie dépend de la croyance au sens de la vie. La culture postmoderne, en diminuant cette croyance, diminue cette préférence. Si la liberté s’accomplit dans la transgression ou la perversion, le couple meurtre-suicide peut devenir désirable. Et si la liberté refuse l’objectivité, le pire est à redouter dans l’appréciation des situations. L’équilibre de la terreur cédera la place au « déséquilibre de la terreur ».

Pourquoi Léviathan ne peut-il être cependant la solution au problème de la guerre ?
En théorie, Léviathan est une solution pensable. En pratique, il n’est pas la solution, car il ne peut tenir ses promesses de paix. Il est au contraire la cause la plus certaine de la guerre (ch. 2). Léviathan devrait être établi à perpétuité ; ce serait un miracle, dans un univers soumis au changement. Léviathan devrait être une dictature personnelle de fer se subordonnant, comme un Parti discipliné, une oligarchie terrifiée. Il est donc très instable, comme tout régime extrémiste, qui ne dure jamais plus de deux générations. Il suscite des oppositions extrêmes et irrationnelles, qui passeraient au terrorisme nucléaire. Une telle volonté de puissance n’irait pas sans désir d’autodestruction. Et puis, pas de Léviathan sans culture d’impuissance détruisant la force morale des peuples (et on peut y parvenir en ruinant l’éducation populaire). Or Léviathan, pour fonctionner, devrait rester rationnel et puissant. Suicidaire, il se laisse contaminer par les idioties faites pour les masses. Cessant d’être rationnel, méprisant des adversaires qui le sont plus que lui, suscitant des adversaires qui le sont encore moins que lui, Léviathan tombera et même avant sa chute, aucune sécurité n’est assurée.

Traumatisés par les conflits mondiaux, beaucoup d’Européens voient dans la nation et le nationalisme l’une des principales causes de la guerre ; or vous montrez que ce n’est pas la nation en tant que telle qui est en cause, mais la nation moderne en tant que moderne : pourriez-vous nous expliquer cela ?
La guerre, au sein du genre humain, est un phénomène universel dans le temps et dans l’espace, bien antérieur à la nation et aux cultures nationalistes. Sa cause première est au cœur de l’homme en tant qu’homme. Dans la mesure où la nation est un fait humain, elle renferme, comme tout ce qui est humain, y compris les structures politiques postnationales, un potentiel d’agression et un besoin de conflit.
Bien que les cultures de guerre ne produisent pas la guerre, elles peuvent l’intensifier. La culture « moderne » a pour base le « doute », et pour clé de voûte la « liberté-en-premier ». Enracinée dans la méfiance et la peur, elle incorpore l’égoïsme et la guerre – dont la première loi, dit le maréchal Foch, est de « conserver sa liberté d’action ». Une nation « moderne » est animée par cette culture. Le nationalisme est parmi les idéologies modernes, celle qui voit dans la nation moderne la plus haute réalisation de la Liberté. Si cette idéologie règne sur une grande nation, elle ne va pas y créer l’ambition dominatrice, mais elle va la déchaîner. Et si le phénomène affecte plusieurs grandes nations voisines, le choc entre nationalismes impériaux modernes est inévitable.
Léviathan n’effacerait pas que les nations. Sécurité absolue = liberté à zéro + homme anéanti. Les nations, si elles se détachent de la culture moderne, peuvent bloquer Léviathan. Une alliance non impériale de nations animées par une culture ultramoderne de paix, de philia : telle serait la solution politique sans Léviathan.

Pourquoi, dans toute guerre actuelle, diabolise-t-on l’ennemi avec le risque d’aller vers une guerre totale ?
La culture postmoderne hyperculpabilise la violence et ce qu’elle y associe, à tort (force, énergie, pouvoir, autorité, virilité, etc.). La guerre devient un mal absolu. Quand les pouvoirs postmodernes jugent la guerre nécessaire, ils doivent alors la justifier par un mal plus qu’absolu : l’ennemi diabolisé.
Sous toute culture, on risque de monter en guerre aux extrêmes de l’inimitié, mais la culture du courage incline au respect de l’adversaire. « Le sang de nos ennemis, c’est aussi le sang des hommes. » Mais la culture d’impuissance, c’est « le déclin du courage ».

Vous évoquez dans votre livre la crise de la représentation et la libéralisation sexuelle qui vise au contrôle des masses : pourriez-vous nous expliquer le mécanisme de ces deux phénomènes ?
Il y a crise de la représentation, quand les représentants sont impuissants. Aujourd’hui, les élections libres subsistent, mais les élus ne contrôlent plus grand-chose. Le pouvoir est ailleurs : médias, marchés, organisations internationales, traités préformant les politiques à mener, pouvoir judiciaire ayant pour critère une idée de l’homme individualiste et déraciné. Cela exclut les décisions nationalistes, socialistes, ou conservatrices, que réclament souvent les majorités, à tort ou à raison.
Face à la stagnation et au déclassement, les élus manquent d’autorité personnelle, faute de nouvelle vision et de stratégie. Dans une situation dégradée, acculés au verbiage, ils récoltent méfiance et mépris, cependant que la revendication de justice, faute de direction, ne va pas au-delà de protestations stériles.
La liberté sexuelle est le préservatif ultime contre la révolution sociale. Elle rend l’exploité solidaire de l’exploiteur. Tous deux pensent que la liberté consiste à être un individu égoïste et arbitraire, qui fait tout ce qu’il veut avec son bien, l’un son corps, l’autre son argent. La libéralisation sexuelle est une « biopolitique » élitiste, visant au contrôle des masses.

Pour instaurer une culture de paix, vous prêtez aux religions un rôle clé, alors même que beaucoup pensent que les religions sont un facteur de division et donc de guerre : comment voyez-vous ce rôle des religions qui sont elles-mêmes fort différentes ?
La survie du genre humain exige la paix. La paix requiert une culture de paix. Les religions se sont fait la guerre. C’est la première raison pour laquelle les cultures humanistes laïques les ont supplantées. Et pourtant, la culture humaniste moderne est une culture de guerre. Les guerres d’idéologies ont fait plus de victimes que les guerres de religion. La culture postmoderne sombre dans l’inhumain et favorise Léviathan. Le balancier repart donc dans l’autre sens. L’initiative d’une culture de paix revient aux religions et sagesses, si elles sont capables d’être des facteurs de paix.

Que faut-il pour que la religion soit facteur de paix ?
La prise en compte de la liberté personnelle : c’est la condition décisive pour transformer la religion en facteur de paix. Car il ne faut pas nier l’évidence. On peut se battre pour la religion. Quand on y croit, le salut de l’âme ou l’honneur de Dieu sont ce qu’il y a de plus important. Si le salut requiert un degré d’adhésion libre à la vérité salutaire, la liberté religieuse se trouve encouragée, mais ce n’est pas pour autant une « liberté-en-premier » et elle n’exprime pas un utilitarisme politique indifférent à la vérité, au salut, à la Divinité. Par suite, la religion demande moins le pouvoir que la liberté. Elle compte plus sur la persuasion que sur la force. On n’est pas dans une logique de guerre.
Si les religions ne prennent pas en compte ce facteur de liberté personnelle, elles sont désor­mais vouées à se détruire au seul profit du Léviathan. Elles peuvent être d’autant plus aisément alliées, qu’elles ont Léviathan pour mortel ennemi commun. Elles peuvent redevenir le noyau de la culture planétaire, en redevenant, ensemble, contre lui, le rempart de la liberté humaine. Cette alliance stratégique n’exclut pas les conversions et n’implique pas le relativisme. Mais elle demande que soient cultivés entre tous les gens religieux la valeur naturelle de l’amitié et l’intérêt prioritaire pour la dimension mystique de la religion.

En quoi la laïcité, dans le sens de distinction des pouvoirs, requiert-elle la notion de loi naturelle ? Et dans les religions, cet aspect n’est-il pas propre au christianisme ?
Selon moi, ce qu’on peut appeler « laïcité » consiste moins dans des idées ou des lois, que dans la réalité effective de la coexistence pacifique, sans relativisme, dans la philia, entre chercheurs de l’Absolu. Il est probable que la distinction entre temporel et spirituel est plus cohérente avec telle religion qu’avec telle autre, mais la nécessité pratique de la coexistence pacifique, sous peine de neutralisation par Léviathan, s’impose évidemment à toutes – et cela suffit à toutes, y compris aux moins laïques par tradition, pour admettre une laïcité pratique, du moins au sens que je viens de dire.
S’il y a la philia, il y aura aussi la règle d’or, l’ensemble des vertus que la philia unifie, l’admission des règles morales de base. Tout ceci, étant commun à tout le genre humain, et pas seulement à telle ou telle culture, ou civilisation, forme une morale naturelle. Cette loi naturelle suffit aux nécessités de l’ordre public. La philia n’est qu’un mot si elle ne se concrétise pas dans cette justice amicale. Donc, sans loi naturelle, pas de philia, et sans philia, pas de laïcité.
L’Occident postmoderne a perdu cette notion de loi naturelle, mais il a surtout perdu le sens de la vérité objective et c’est encore plus grave. L’opinion courante chez nous est qu’on ne peut rien savoir de sûr en morale. C’est une erreur. Chacun sait quoi faire pour entrer en guerre avec son voisin. Les causes de guerre sont objectives. La morale élémentaire, en tant qu’interdiction de ces causes de guerre, est donc tout aussi objective. Il y a une loi naturelle, au moins au sens hobbesien : la loi naturelle, c’est la loi de paix.

Nous reprochons à l’islamisme de mener par le djihad des guerres « saintes » contre l’Occident, mais ne faisons-nous pas de même comme les Américains en Irak au nom de la « liberté » ?
Si nous étions capables de former des notions vraies et universelles, nous reconnaîtrions que l’Occident postmoderne a mené entre 1991 et 2021 plusieurs guerres, à ses yeux « saintes » (relativement à son Absolu de Liberté de l’Individu), contre des musulmans tenus pour mécréants. Ces derniers ne s’y trompent pas. Ils ont seulement tort de parler de « croisés » et de « croisades », car notre Occident d’aujourd’hui, au moins dans ses sphères de pouvoir, n’a plus rien de chrétien. Cette religion de la Liberté, qui n’arrête pas de guerroyer contre une autre, peut-elle prétendre se placer en surplomb des religions et sagesses pour organiser entre celles-ci une coexistence pacifique ? Mais alors, qui en sera capable ? C’est la question.

En quoi la culture de la paix est-elle une culture de philia ?
Les cultures des grandes civilisations prémodernes mettent en premier la sagesse, ou la piété. Sans forcément exclure la liberté, elles ne lui accordent qu’une valeur seconde. Ce sont le plus souvent des cultures de paix, mais elles dysfonctionnent à partir d’un certain degré de liberté que rend possible le progrès et auquel elles résistent. La liberté l’emporte alors, mais cette culture humaniste moderne, qui met la Liberté en premier, est une culture de guerre, par définition, puisque le premier principe de la guerre, c’est de conserver sa liberté d’action. De plus, elle encourage le fanatisme politique et absolutise les enjeux temporels. La philia fait partie de la sagesse et de la piété tout en supposant la confiance, donc un suffisant degré de liberté, raisonnablement évolutif. Le bien sans la liberté ne peut plus marcher. La liberté sans le bien non plus. Les deux risquent de se percuter. Ce qui permet la paix et « une nouvelle synthèse humaniste », comme disait Benoît XVI, c’est la philia, l’amitié sociale. C’est l’idée majeure de Fratelli tutti.

En conclusion, vous écrivez que seule l’entente non relativiste des religions peut empêcher Léviathan de triompher : pourriez-vous nous l’expliquer ?
Léviathan ne peut s’établir sans neutraliser toutes les religions et sagesses, car elles produisent de la force d’âme et il ne peut dominer que par une culture d’impuissance. Pour neutraliser les religions, il dispose de deux moyens. Soit les faire se battre entre elles, pour se poser en arbitre. Soit les subordonner toutes au principe relativiste, qui est la base de la culture d’impuissance à introjecter dans tous les cerveaux. Si les religions et sagesses ne sont pas exceptionnellement stupides, elles mettent les deux moyens en échec, en refusant à la fois de se battre et de se confondre dans un syncrétisme relativiste. Léviathan est l’ennemi commun principal qui permet, paradoxalement, une entente qui, sans lui, n’irait pas de soi.

Propos recueillis par Christophe Geffroy

(1) Henri Hude, Philosophie de la guerre, Economica, 2022, 124 pages, 23 €.

© LA NEF n°354 Janvier 2023