Constantin Pobiédonostsev (1827-1907) est un personnage influent et cependant fort peu connu, conseiller des tsars Alexandre III et Nicolas II. Il incarnait une politique conservatrice qui n’a pas été étrangère à la révolution de 1917.
Fils aîné et successeur, en 1855, de Nicolas Ier, type achevé du monarque absolu dont nul gant de velours n’adoucirait la main de fer, Alexandre II fut l’homme qui, dès son couronnement, avait voulu l’émancipation des serfs, nombreuse couche rurale soumise à une très grande dureté d’existence. Non sans mille difficultés, il s’attaque aussitôt au problème et, en 1861, par l’abolition du servage (que Nicolas lui-même appelait un « mal odieux »), il accomplit cet acte de justice et de réparation sociales qui lui vaudra toujours quelque reconnaissance. D’autres réformes, au demeurant, modifieront en beaucoup de domaines la vie du pays, mais peut-être devait-on faire davantage. Finalement, un projet vit le jour d’une assemblée élue par les conseils provinciaux ou zemstvos et chargée, rôle modeste, d’examiner les lois futures et de formuler des vœux. Phase nouvelle du règne de cet entreprenant souverain ? L’attentat du 13 mars 1881, en le tuant, empêcha la concrétisation dudit projet. Car après le « tsar libérateur », voici l’arrivée subite du grand-duc héritier devenu Alexandre III.
Encore éclaboussé du sang de son père, ce géant à l’aspect olympien, aux mœurs irréprochables, à l’âme honnête et pieuse, avait d’abord incliné à sauvegarder la ligne politique choisie par le défunt. Toutefois il ne va pas tarder à changer d’avis, bref, à se retrancher derrière le principe intangible de l’autocratie. Un singulier personnage, en effet, a pesé de manière décisive sur le revirement de l’empereur novice et l’a convaincu d’adresser au peuple russe « une proclamation solennelle et péremptoire, qui n’admette aucune équivoque » : Constantin Pobiédonostsev. Ancien professeur de droit civil à l’université de Moscou, son préceptorat, naguère, auprès du jeune Alexandre, et l’ascendant moral acquis sur lui, expliquent cette influence jaillie en plein drame. Dorénavant elle ne cessera plus.
Au vrai, le guide indiscuté de la conscience impériale était depuis 1880 procureur du Saint-Synode. Mis à la place du patriarche, supprimé en 1721, il s’agissait d’un collège où l’autorité nominale appartenait à une compagnie d’évêques chapeautés par un laïc, et investi celui-ci de très larges prérogatives comme délégué du monarque « gardien des dogmes ». La Russie, dès lors, en confondant sans les unir puissance temporelle et puissance spirituelle, en faisant des Romanov plus que des chefs d’État, sans pouvoir en faire totalement les chefs de l’Église, semblait plagier le lointain césaropapisme byzantin. Orthodoxie privée de force intérieure donc, secouée au XVIIe siècle par le raskol ou schisme des « vieux-croyants » ; clergé assujetti et acceptant de l’être…
Un orthodoxe anti-romain rigoureux
Mais aussi enseignement religieux obligatoire, pratique religieuse obligatoire (ex. présence des aumôniers dans toutes les unités de l’Armée et de la Marine, troupes conduites à la messe et, le soir, prière récitée en chœur, grandiose cérémonie, au jour de l’Épiphanie, de la bénédiction des eaux et des drapeaux).
Une institution d’État, une branche de l’administration bureaucratique, Pobiédonostsev approuvait, pour l’Église qui avait retenu la succession apostolique et la validité des sacrements, ces choses périlleuses. D’ailleurs, affichant un christianisme (sincère) au génie suprêmement national et hostile aux usurpations romaines, il y voyait « le trésor caché de nos destinées ». Témoin le discours de Kiev, troisième ville sainte de Russie par ordre d’importance, première par droit d’ancienneté, prononcé à l’occasion du neuvième centenaire du baptême du prince Vladimir où « notre sainte Église, qui ne fait qu’une avec le peuple, et notre peuple qui ne fait qu’un avec l’Église » recevaient un flot de louanges. Comment s’étonner, dans ces conditions, de son extrême déplaisir quand le jeune philosophe Soloviev eut osé manifester des tendances « catholicisantes » ? Et d’avertir Alexandre III : « On est effrayé de voir un homme intelligent et savant se laisser aller à des folies pareilles. » Soloviev, en réalité, auquel le rigide procureur du Saint-Synode avait « toujours inspiré des sentiments défavorables », tenterait bien quelques démarches afin de l’engager à assouplir sa ligne, à songer à sa « responsabilité devant Dieu ». Trop différentes, malheureusement, leurs idées respectives.
L’éminence grise du régime
Sa réputation d’éminence grise du régime, Pobiédonostsev n’ignorait pas les critiques et les antipathies qui la polluaient. Passant chez certains pour « le représentant de l’obscurantisme, de la contrainte, du mensonge et le défenseur de toutes les mesures tendant à étouffer la vérité et la liberté », d’autres observaient qu’il n’avait « d’ami sincère dans aucun camp, dans aucune classe sociale, dans aucun groupe », qu’on « le flattait, tout en le haïssant ». Du reste, interrogeons Leontiev. Figure révélatrice des courants prophétiques de la littérature russe, auteur d’une œuvre imprégnée de romantisme, d’aristocratisme, d’esthétisme, œuvre insupportable aux libéraux, il avait découvert au mont Athos, au monastère d’Optina, la lumière de la grâce. Mais hanté par la sensation de la fin du monde, il pressentait que la Russie glissait fatalement vers la Révolution et, avec plus de précision encore et plus de détails que Dostoïevski, prédisait qu’elle serait tyrannique et sanglante. Un penseur peu banal, en même temps estimé et tenu à distance par Pobiédonostsev, et qui ne voulait voir, lui, dans le procureur du Saint-Synode « qu’un conservateur au sens le plus étroit du mot ».
Époque où la Russie jouit aux yeux de l’Europe d’un prestige incomparable, où se matérialisa le rapprochement avec la France républicaine (de la signature, le 27 août 1891, d’un accord diplomatique, à la signature, le 16 août 1892, d’une convention militaire), le règne d’Alexandre III, jalonné de complots terroristes et tout plein néanmoins d’un loyalisme ardent pour le souverain assimilé à un sauveur providentiel, prit fin le 2 novembre 1894. Morte à cinquante ans Sa Majesté tsarienne au terme d’une longue et édifiante agonie, la couronne revenait à Nicolas II, élève naguère, comme autrefois son père, du conseiller attitré – lequel fera un peu plus tard, en présence du jeune empereur, le vibrant panégyrique du disparu.
À la tête des affaires religieuses jusqu’en 1905, Pobiédonostsev s’était montré l’artisan zélé de la création et de la diffusion des écoles paroissiales. En outre historien de l’Église orthodoxe, on imagine le surcroît de son courroux devant les invectives lancées contre elle par Tolstoï, prêchant le retour à l’Évangile galiléen, mais répudiant toutes ses traditions et liturgies, tous les préceptes du catéchisme officiel. Le maître de Iasnaïa Poliana improvisé propagandiste condamnait maintenant, audace de la vieillesse, un enseignement rempli de « superstitions grossières et de sorcelleries impudentes ». Même, dans Résurrection, une sèche ironie s’en prenait à la transsubstantiation. Après quoi le Saint-Synode, à bout de patience, l’excommunia.
Pénétré de la notion du « devoir absolutiste » compris et pratiqué de la manière la plus maladroite, Nicolas II, dont les deux traits dominants du caractère étaient l’obstination et le fatalisme (ou l’irrésolution et la faiblesse), allait pâtir de ses bévues et de ses fautes : conflit désastreux avec le Japon ; tourmente émeutière des années 1905-1907 et installation inévitable d’une représentation populaire… bien peu probante. Attendu que, remède à cette étroite brèche ouverte dans l’autocratie, une loi électorale sur mesure permit d’obtenir une Douma, la troisième (1907-1912), assez comparable à un rouage supplémentaire de la bureaucratie impériale. À l’égal de l’appareil ecclésiastique ? Pourtant une frange commençait de bouger, et d’aucuns espéraient la réunion d’un concile.
Non point l’entrée en guerre d’août 1914 mais sa mauvaise tournure, et les sidérantes carences gouvernementales encore enflées dès 1916 par le vent de démence qui soufflait sur la Cour et le milieu politique, on touche ici les causes du divorce consommé entre Nicolas et le grand nombre, masse et élites. Provoquée par des pénuries alimentaires à Petrograd, la fulgurante révolution de février 1917, en renversant le pauvre tsar frappé de paralysie et d’aveuglement, précipitera le régime au fond de l’abîme – régime dont Constantin Pobiédonostsev, « plus remarquable, plus complexe et plus intéressant que l’on n’a coutume de le croire » (Berdiaev dixit), fut le soutien opiniâtre.
Michel Toda
© LA NEF n° 351 Octobre 2022, mis en ligne en janvier 2023.