Mémorial du génocide arménien à Erevan ©Flickr, Rita Willaert

Un génocide exemplaire

Présenter le génocide des Arméniens, c’est d’abord expliquer l’extinction d’une civilisation plurimillénaire contemporaine des Romains et des Parthes qui a quasiment disparu de l’espace anatolien à l’aube du XXe siècle. Alors que les diplomaties occidentales saluent le processus en cours de normalisation entre l’Arménie et la Turquie, les Arméniens du monde ont commémoré le 24 avril un génocide impuni et leurs morts laissés sans sépultures.

Dans leur ouvrage magistral, The Thirty-Year Genocide (2019), les historiens israéliens Benny Morris et Dror Ze’evi estiment que l’extermination des chrétiens ottomans s’est déroulée sur trente ans. Ce sont trois séquences historiques qui font partie d’un seul et unique effort destiné à anéantir la présence chrétienne en Anatolie. Ce processus commence par le massacre protogénocidaire des Arméniens ottomans de 1894 à 1896, puis le génocide de 1915, suivi de la déportation et de l’annihilation des chrétiens restants (Grecs, Assyro-Chaldéens, Syriaques) pendant et après la guerre gréco-turque de 1919-1922. Sans oublier, dans le Caucase, l’épuration ethnique des Arméniens entre 1918 et 1920 menée par l’armée islamique turco-azérie.

Darwinisme social
L’extermination des chrétiens de l’Empire aurait-elle pu être évitée ? Malgré l’adoption en 1876 d’une Constitution libérale couronnant l’ère des réformes (Tanzimat) visant à moderniser l’Empire, l’idée d’une citoyenneté ottomane supraconfessionnelle est restée un vœu pieux. La notion dégradante de dhimmi qui institue l’inégalité entre chrétiens et musulmans, demeure une réalité pour les millions de Grecs, d’Arméniens, d’Assyro-Chaldéens, d’Arabes chrétiens. Si dans les campagnes d’Anatolie orientale, la paysannerie arménienne, réduite à l’état de servage, est à la merci des exactions de ses « protecteurs » kurdes, le sort des Arméniens de l’Empire est relativement plus enviable dans les grands centres urbains cosmopolites (Constantinople, Smyrne) et en Cilicie. L’action des missions occidentales a favorisé l’essor d’une jeunesse éduquée et acquise aux idéaux des Lumières.
Le mitan du XIXe siècle voit ainsi un réveil culturel national (le Zartonk), avec une réforme de la langue arménienne et l’éclosion d’une littérature d’exception. Le décalage culturel et socioéconomique entre Arméniens et Turcs n’en est que plus perceptible. Jalousie, frustration, voire angoisse de la disparition, hantent les Turcs au rythme des défaites en Tripolitaine et dans les Balkans qui, autour de 1912, accélèrent l’effondrement de l’Empire. « Homme malade de l’Europe », celui-ci se décompose tandis qu’une nouvelle élite issue des Balkans s’organise en secret et prend le pouvoir par un coup de force en 1908. L’arrivée des Jeunes-Turcs du Comité Union et Progrès (CUP) est saluée par un grand nombre d’Arméniens, car la Constitution de 1876, garante de l’égalité entre tous les habitants de l’Empire, est rétablie. Influencés par les idées positivistes d’Auguste Comte, les Jeunes-Turcs s’appuient sur les militants de la Fédération Révolutionnaire Arménienne avec lesquels ils entretiennent des relations suivies depuis leur exil en Europe.
Mais l’euphorie est de courte durée. Les Arméniens d’Adana, opulente ville de Cilicie, sont massacrés en 1909. Bilan : 30 000 morts. L’enquête est étouffée ; la responsabilité du pouvoir ne fait plus l’ombre d’un doute. C’en est fini de l’idéal d’un ottomanisme décentralisé, multiethnique et pluri-confessionnel. À mesure que les Jeunes-Turcs reculent dans les Balkans et en Afrique du Nord, ils en viennent à considérer l’Anatolie comme le sanctuaire de la turcité. Or, l’élément chrétien y est pratiquement majoritaire. L’élite arménienne est suffisamment aguerrie pour envisager l’autonomie, mieux une Arménie indépendante dans les entrailles de l’Empire. Le darwinisme social explique l’intention génocidaire : si on n’élimine pas les « ennemis intérieurs », la nation turque ne pourra pas exister au sein des frontières de l’État ottoman.
Les massacres de 1894-1896 avaient amorcé un basculement du rapport de force démographique conforté par l’afflux de réfugiés musulmans (muhadjir) des Balkans et du Caucase, pressés d’en découdre avec les chrétiens. Les Jeunes-Turcs entendent assurer le passage d’un État multiethnique et pluri-confessionnel à un État exclusivement musulman où l’élément turc sunnite demeure le socle de l’identité nationale en gestation.

Le dernier acte
Le dernier acte avant la solution finale se joue en 1913 avec le raidissement du pouvoir des Jeunes-Turcs qui éliminent toute opposition. L’Empire ottoman s’engage le 31 octobre 1914 aux côtés de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie dans la guerre, dès lors la thèse d’une trahison des Arméniens combattant pour la Russie sert de prétexte pour mettre en œuvre la solution finale. Bien qu’athées, les Jeunes-Turcs instrumentalisent l’islam et les Kurdes pour massacrer les Arméniens « infidèles ». L’Organisation Spéciale, bras armé de l’État profond, recrute des criminels libérés de prison. En janvier 1915 les conscrits arméniens de l’armée ottomane sont tués, le 24 avril la rafle de 3000 intellectuels, écrivains, politistes, médecins, avocats… arméniens de Constantinople décapite l’élite de cette minorité chrétienne. Vient le tour des Arméniens des vilayets (départements) orientaux, exterminés sur place à l’exception de la population de Van qui parvient à résister puis à se replier avec l’armée russe.
L’« Ordre général de déportation de tous les Arméniens, sans exception », donné le 21 juin 1915 par le Ministre de l’intérieur Talaat, est adressé à tous les gouverneurs des vilayets. Il n’est plus question de zones-frontières menacées mais de toutes les régions de l’Empire ou vivent les sujets arméniens, jusqu’à la frontière avec la Bulgarie. Entre mai et septembre 1915, 306 convois de déportés emporteront 1 040 000 Arméniens de toute l’Anatolie. Parqués dans des camps de concentration, ils meurent de soif, de faim, de maladies. Les survivants s’enfuient dans les déserts de Syrie.
En septembre 1915 une loi relative « aux biens abandonnés » par les personnes « provisoirement » déplacées légitime la spoliation du patrimoine des Arméniens. En 1916 démarre la deuxième phase du génocide avec l’extermination des Arméniens non déportés d’Anatolie tandis que des irréguliers tchétchènes se chargent d’achever odieusement les rescapés (femmes, orphelins…) internés dans les camps de Syrie. Un siècle plus tard les sicaires de Daech renoueront avec cette barbarie sur les lieux du crime.

La Turquie aux Turcs
Après avoir, les années précédant le génocide, appuyé la demande de réformes dans les vilayets orientaux, afin de garantir aux populations chrétiennes un minimum de sécurité pour leurs biens et leurs personnes, les puissances occidentales se contentent de protester. Le 24 mai 1915, la France, l’Angleterre et la Russie, dans une déclaration commune, avertissent solennellement le gouvernement ottoman de sa pleine responsabilité dans « le crime de la Turquie contre l’humanité et sa civilisation ». Elles promettent l’intervention du bras séculier de la Justice. Des paroles fortes qui resteront lettre morte. En 1923, 1,5 million de morts plus tard, la communauté internationale enterre cyniquement la question arménienne, sacrifiée sur l’autel de la realpolitik et du souci de ménager la Turquie kémaliste.
Ainsi le slogan « la Turquie aux Turcs » s’est concrétisé. S’en est suivi un ethnocide visant les églises et les monastères d’Anatolie. Mais la persécution ne s’arrête pas là. Arméniens, Grecs et Juifs de Turquie demeurés dans le pays après 1923 sont soumis à une nouvelle spoliation par l’impôt inique sur la fortune de 1942. En 1955 les pogroms d’Istanbul puis les crises de Chypre en 1963-1964 et 1974 mettent un terme à la présence grecque dans la ville. Les coups d’État militaires successifs entretiennent un ultranationalisme aux accents panturquistes qui conduit, par exemple, à l’assassinat en 2007 à Istanbul du journaliste turco-arménien Hrant Dink. On l’aura compris, loin d’être une seule question mémorielle, le génocide demeure une question d’actualité. Les autres maillons de cette chaîne ont pour nom Chypre, Assyro-Chaldéens, Kurdes, mépris des droits de l’homme… Ils sont au fondement du malaise turc. Un pays hanté par les fantômes du passé, malade de son ultranationalisme. Un peuple qui n’a toujours pas trouvé le chemin de la paix intérieure et d’un début de demande de pardon libérateur.

Tigrane Yégavian

© LA NEF n° 348 Juin 2022, mis en ligne en janvier 2023.