Le Salon du livre à Paris en 2012 ©ActuaLitté Wikimedia

Quelques idées sur la littérature actuelle

Tribune libre de Nicolas Kinosky.

En 1968, dans un entretien, André Glucksmann, de toute sa superbe, avouait ceci : « je ne sais plus, maintenant, ce qu’est la littérature. » 68 semblait l’avoir tuée, réduite à rien. On trouvait pourtant encore de belles lettres, quelques résidus du Nouveau roman et des Hussards ; des plumes légères passant des Grosses têtes à l’Académie ; quelques écrivains d’avant-garde, de Julien Gracq à Pierre Guyotat en passant par Claude Simon. Que dire des Marguerite, Duras et Yourcenar ? Et puis, cinquante ans plus tard, les bons noms se font rares, les classiques maigres. On peine à trouver un équivalent à la Recherche, publiée au début du siècle dernier alors même que les livres sont partout et que la production littéraire, forte d’une course remarquable aux honneurs et au prix, est éclatante.

Elle est stupéfiante la place centrale occupée par la littérature dans la société, au siècle dernier. Les bourgeois de Paris, le dimanche, lors de la fameuse promenade, se situaient dans tel parc à telle heure pour croiser et saluer Maurice Barrès, Anatole France ou Léon-Paul Fargue. Il faut lire aussi l’un des tout premiers chapitres des Deux étendards de Lucien Rebatet pour se rendre compte de l’effervescence littéraire des années 20. André Gide était la coqueluche de Gallimard. Gide, classique comme un papier-peint au motif de roses et novateur sur le plan romanesque, participant à l’avant-garde sérieuse, était le plus lu de toute sa génération comme le sont, de nos jours, les auteurs qui prennent Central Park pour lieu de bluettes infâmes. Une littérature exigeante était appréciée du grand nombre. Les grands arts plongeaient, comme par nécessité organique dans une société saine, leurs racines dans toute la France. L’INA regorge de ces témoignages épatants. Les bergers du sud de la France lisent ; l’un ratisse les vers de René Char, l’autre « préfère le doute de Descartes au scepticisme de Montaigne. » Dans le même registre, une jeune secrétaire, simplette, sectatrice de Balzac, lit la Cousine Bette dans le RER.

Dans la collection Poètes d’aujourd’hui aux éditions Seghers, Jacques Brel avoue volontiers que ses écrits ne sont pas de la poésie. Cette humilité forcerait le respect si elle n’était pas non plus contrainte par le souvenir de Valéry, décédé en 1945, d’Eluard, que la vie exila en 1956, et par Char, Guillevic, Soupault, Breton, Aragon, toujours vivants. 

La poésie de nos jours est l’assurance décès d’une petite bourgeoisie constituée de boomers et de professeurs qui, la cinquantaine venue, se donnent l’autorité d’écrire des poèmes, de montrer à l’humanité que leur existence n’a pas été vaine, se démarquant de la foule vulgaire. Ils s’inventent et s’invitent, se congratulent entre eux dans un clientélisme effroyable au Marché de la poésie, place Saint-Sulpice. Ainsi ces poètes, esprits hantés par Bonnefoy et Meschonnic, nous traumatisent par leurs écrits. Ils habitent le poème, reçoivent la parole poétique, tutoient l’indicible, vivent la présence, sont mus par la trace. Ils se sacrent poètes comme un bénédictin affirmerait qu’il est saint. L’autocanonisation ne leur fait pas peur. Combien de ces gens-là produisent une poésie au kilomètre mal inspirée : « angoisse au battement de l’aile du vers sur les sentiers azurés des steppes de mon ignorance », « largesse au moment du déclin, vertige de l’oubli au reflet précieux de ma paume », « ignorance des maux sur mes lèvres, agile soupir au regard perdu » et tombent dans l’élucubration déformée de Mallarmé, héritée de Char. L’artiste, par moments, par élection, est capable de sentir les fragments tombés de l’Azur. Le poète, selon Char, est inspiré, il déchiffre le secret du ciel poétique qu’il expose en poème, lui-même complexe et obscur comme un secret du secret à déchiffrer. Ils commettent ces pignolades saupoudrées de citations chics. Ils citent Rilke, bien sûr, qui a toujours un avis sur tout : le sexe, la vie, la mort, le chaud et le froid. Déjà, dans un essai de poésie contemporaine, Non Possumus, Julien Benda, trop oublié, démontait la poésie de ses pairs, perdue dans le mystère de l’inspiration, axée sur des images, faite de vers libres anarchistes. Il prônait, quant à lui, les rimes et le rythme naturel de la poésie classique dont la poésie moderne devait s’inspirer. La CRP, la contre-réforme poétique, en somme.

Pour peu que l’on ait écrit un guide des calvaires en Bretagne, en France, on est écrivain. Dans Pierre Grassou, Balzac dénonce cruellement les facilités qu’un public non préparé offre à des artistes de second rayon. Si tout le monde veut être artiste, il est certain que l’art a disparu. Un art demande une vocation et cette vocation demande une compétence longuement acquise qui n’est pas à la portée de tout le monde. Les Arts sont le privilège d’un certain nombre doué pour eux. Et pour cause, siècle de paresse, américanisation comploteuse contre l’intelligence et la vie spirituelle, subversion du beau, du bon et du vrai, parodie de la vie et de la mort à l’heure de la postmodernité, ont donné une littérature comme un bien de consommations au marché des loisirs. La littérature actuelle est partout et nulle part ; sans art, elle dit à peu près tout sur à peu près rien.

Sans la tévé, plus de littérature. Sans la Grande librairie, plus de littérature. Alors, on invite les mêmes écrivains interchangeables pour raconter leur vie, blablater sur des considérations idiotes. On leur demande de convoquer le pouvoir des mots. Ces mêmes scribouillards expliquent que littérature est synonyme de liberté. C’est un espace d’émancipation des femmes, un cri de dénonciations des horreurs de l’homme moderne. La littérature est du côté du bien, sous l’étendard de la moralité. Le fascisme, le populisme, les antivax, les complotistes, les intolérants et les mangeurs d’enfants sont ceux qui ne lisent pas. La littérature sauvera le monde, les mots sont des armes… elles sont libres les pensées. Ces ahuris pensent encore que lire Hölderlin au clair de lune réduit le score du RN et que des jeunes djihadistes ont pu commettre les tueries du Bataclan parce qu’ils n’avaient pas lu Voltaire.

Depuis quelques décennies, deux écrivains bien connus ont le mieux incarné deux traditions bien distinctes dans la littérature : Marc-Edouard Nabe, nietzschéen, vitaliste, auteur d’une œuvre nombriliste, de pavés de milliers de pages commis à la sueur du front de l’écrivain-roi ; Michel Houellebecq, moraliste comme Crébillon, romancier balzacien, désespéré du réel et grand déprimé, cartographiant la société avec l’ironie jaune du XIXème. Ces traditions-là, confrontant le nombril et le monde, ont dégénéré en deux tendances. 

L’égotisme, d’un côté. Cette littérature-là va du témoignage de victime, érigé en roman, à la célébration de la sexualité de l’auteur. L’Histoire de ma rondelle le dispute à Moi, ma vie, mon zob. Cette idée fixe sur la sexualité racontée crûment et simplement rappelle la dégénérescence programmée de l’auteur-prophète né des romantiques. L’auteur, dans une no society marquée par la misère du désir et la crise de la sexualité, la pornographie comme exutoire et la guerre des sexes, brandit comme une victoire sans leçon son caleçon, l’étendard heureux de ses parties de jambes en l’air. Me perdant sur YouTube, j’ai pu entendre un jeune influenceur raconter sa première fois et ses pratiques sexuelles. Cette apologie constante du « sans-filtre » se trouve autant sur internet qu’en littérature, vaut pour vérité et contraste avec ce que les Modernes comme Perrault prodiguaient : la bienséance. Ce n’était pas tant une censure qu’une manière de tout dire dans les formes, selon des codes car ceux-là établissent les règles de l’art dans la société. 

Et entre le quotidien, les maux de tête, les histoires d’adultère, les vacances au bord de la mer, se masse toute une littérature réduite, rabougrie à la sphère de la petite bourgeoisie et de ses problèmes. Cette littérature prompte à mettre des maux sur des mots porte les nouveaux combats sociétaux : le droit des femmes, la libération de la parole, l’appropriation de son corps et de la sexualité. L’académie du Nobel, bras armé de la gauche culturelle au service du mondialisme, ne s’y est pas trompée quand elle a couronné Annie Ernaux. Mamie Woke, depuis quarante ans, participe, dans une écriture minimale où la banalité bataille avec l’inintérêt, à cette lutte finale : mes règles, mes seins qui poussent, mon mari, mon amant, mon père, ce salaud, ma mère et, bientôt, mon popo.

Le rock, de l’autre. Il est risible de voir coller à toute production des rentrées littéraires promise aux prix comme une fille promise au pompier du bal, ces épithètes, « rock », « punk », « trash », « coup de poing ». Un écrivain est punk parce qu’il a écrit un livre rock. De quoi parle son livre ? Un écrivain alcoolique est en panne d’inspiration, il va renouer avec l’écriture en passant au crible son enfance, sa vie et ses amours. Drogues, sex effréné, cigarettes, alcool à haute dose forment le bon cocktail d’un roman rock. Cette manière de célébrer la subversion est celle de la petite bourgeoisie qui ne sait plus rien faire, cherche une raison existentielle dans la provocation, le retournement, la salissure et l’outrage et se conforme à ses vieux fantômes pourris post 68. Ces mêmes zoulous aiment s’encanailler, sont aristocrates par la classe sociale et beaufs par le goût, aiment ce qui fait root et industriel, détestent la France et vomissent les gens d’en bas au gilet jaune.

Cette littérature The Kooples donne des postures qui finissent en imposture dont la surenchère est une duperie. Ils sont rock dans le Marais, entre 10h00 et 18h00, hors week-end, vacances et jours fériés. Chez soi, on se fait livrer des sushis par un livreur Uber, on regarde Netflix, on porte un masque, vêtu d’un perfecto de rockeur, même à vélo. Ces indépendants dépendants, derniers vestiges de l’état culturel, obtiennent tous les prix, choquent et triomphent sur les plateaux, comme si l’on avait donné à Bukowski les commandes d’un magazine branché ou d’une direction culturelle. C’est Simon Liberati dont le seul et bon livre, Anthologie des apparitions, est dû à un autre ; c’est Virginie Despentes passée du porno à l’académie Goncourt, faisant l’éloge des Djihadistes et vendant le pire des orgies à un public qui, toujours autant frustré dans une société sans sexualité, en redemande par voyeurisme, par obscénité, par complaisance. Cette littérature qui croit appréhender le monde, l’observe par le trou d’une serrure d’un appartement d’un quartier de ville mondialisée et, reflétant les vices de la bourgeoisie, pense les voir naturellement appliquer dans la société.

Sur le plan technique, là encore, deux problèmes se posent. Quels realia pour le roman du XXIème siècle ? Les romans anciens regorgent de lettres, dépeignent des salons, des calèches, des intérieurs, mais que peut dire le romancier actuellement sur le monde ? Doit-il retranscrire un mail, un sms, faire se téléphoner des personnages, convoquer les réseaux sociaux, Twitter, Facebook, Tiktok ? Pense-t-il parler de la télévision, de la Freebox, de la fibre mobile et de la 5G ? Lui est-il possible d’aborder le prix de l’essence, les surgelés à Monoprix, l’emballage écoresponsable de son sandwich, l’abonnement de son pass RER ? Croit-il bon de montrer les gens masqués, soucieux des gestes barrières, les mains tartinées de gel hydroalcoolique ? Ce monde vétuste et sans joie, triste jusqu’à la mort, confinant à la parodie de la vie, présente des choses vulgaires, vaines, et si peu commodes qu’on a du mal à les accorder avec de si hautes idées que l’on se fait de l’art d’écrire.

Nombreux sont aussi ces auteurs qui prennent une vie connue et en font un livre, à la première personne. Ils prennent un nombril qui, étonnamment, n’est pas le leur et ils en commettent un roman. C’est d’une paresse affligeante ! L’auteur n’invente plus un monde, ne crée plus rien, n’envisage plus le roman comme un miroir que l’on promène le long d’un chemin ; tout est déjà en place, il n’y a plus qu’à se servir et attendre la becquée. Là où Paul Morand faisait de la vie de Fouquet un portrait grandiose, là où Zweig érigeait une vie de Magellan en aventure, les contemporains commettent des crimes en livres où ils font parler Céline à Sigmaringen et errer Flaubert au Touquet.

Dans ce torrent d’inutilité, il existe une vraie littérature. Elle passe par les revues, les blogs, les sites, les éditions alternatives, confidentielles, hors des canaux médiatiques et des grosses maisons. Alors, que diraient encore ces bons bergers qui ratissent les vers comme les champs ? Eux et Nous sommes de deux terres séparées par les eaux. 

Nicolas Kinosky

© LA NEF le 31 janvier 2023, exclusivité internet