LE COURAGE DE LA DISSIDENCE
L’esprit français contre le wokisme
BÉRÉNICE LEVET
L’Observatoire, 2022,160 pages, 18 €
Dans cet essai vigoureux, Bérénice Levet dresse le constat d’une France qui cède de plus en plus aux sirènes d’un « wokisme » venu des campus américains. Elle illustre abondamment cette conversion à la triste logique diversitaire et identitaire, nous faisant à la fois rire et pleurer sur la façon dont tout ce que le monde de la culture compte d’intelligences officielles rivalise de gages donnés à la race, au genre, à la décolonisation… Elle analyse avec acuité le glissement de la devise grecque « tous les hommes désirent naturellement savoir » au mantra woke « tous les hommes désirent être reconnus », et l’enfermement de l’individu contemporain dans la double prison du moi et du présent, au prix d’une perte du monde et du passé. Elle dépeint une France qui a suffisamment perdu le goût de sa singularité pour se laisser infiltrer par cette nouvelle façon de s’orienter dans la vie politique et dans la vie de l’esprit pourtant régressive.
Or face à cette dynamique, les formules incantatoires d’appel aux valeurs républicaines ne suffisent pas : il faut construire des digues. Et c’est une véritable digue qu’édifie Bérénice Levet dans ce livre, en nous invitant à renouer avec l’esprit français qui offre les meilleures armes de défense contre le wokisme : opposons à la simplification idéologique du réel notre goût pour le particulier, la subtilité, le paradoxe, notre propension à nous délecter du jeu, de l’écart, notre liberté du pas de côté, notre gaieté et notre légèreté jusque dans la littérature d’idées, notre génie de l’incarnation… Ce livre n’est pas une lamentation, c’est une ode à la culture française, une promenade à travers les grands auteurs et artistes français, un éloge de la transmission. Le remède face au wokisme se fait performatif : le plaisir évident qu’éprouve Bérénice Levet en nous proposant de très nombreuses références, citations, illustrations des immenses ressources de notre culture, la confiance et la fierté qu’elle place dans cet héritage, sont éminemment communicatifs.
Le wokisme pourrait n’être qu’un sujet de plateaux télé : grâce à un livre comme celui-ci, il est traité philosophiquement, pris au sérieux et remis à sa juste place. Bérénice Levet aura joué son rôle dans la « lutte existentielle pour le sauvetage et la continuité historique de notre modèle de civilisation et pour la pérennité de la conception aristocratique de l’homme, cette idée que l’homme contient plus que soi, l’homme comme obligé, comme être de devoirs, plus que de droits – les devoirs nous attachent à l’ensemble de ce qui est, de ce qui fut aussi et sera, les droits nous laissent désespérément seuls ».
Élisabeth Geffroy
UN NOBEL RIDICULE
Pas de publications récentes à commenter ce mois-ci, mais une brève réaction à l’actualité littéraire, bien qu’elle soit plus souvent faite d’engouements passagers que d’admiration sûre et durable. Dans son discours de réception du prix Nobel, Annie Ernaux a cru bon de rappeler que le « je », longtemps réservé aux Mémoires guerriers des nobles, est « une conquête démocratique du XVIIIe siècle ». Et de citer Rousseau dans un préambule de ses Confessions : « Dans quelque obscurité que j’aie pu vivre, si j’ai pensé plus et mieux que les rois, l’histoire de mon âme est plus intéressante que celle des leurs. »
L’important, pour Ernaux comme pour beaucoup d’autres, est que tout commence au XVIIIe siècle, la littérature comme la liberté, le droit des femmes ou la brosse à dents. Passons sur saint Augustin découvrant que Dieu est en lui plus que lui-même et sur Montaigne dont le « je », si noble soit-il, n’enfourche pas une monture pour compter ses hauts faits, mais pour rire de sa fragilité de « petit homme sur petit cheval ».
Même pour l’illuminé du siècle des Lumières, le mot « démocratique » peine à convaincre. Si le critère est de « penser plus et mieux que les rois », il instaure surtout une nouvelle aristocratie. Aristocratie de l’esprit, dont rien ne prouve qu’elle soit plus accessible que l’aristocratie familialement héritée. Au droit démocratique d’écrire donné à tous, la littérature répond par un devoir de se taire quand on n’a rien à dire. Aussi Philippe Muray notait-il que les grandes œuvres nous découragent de prendre la plume bien plus qu’elles ne nous y encouragent.
Ernaux, ont écrit certains, a brillamment répondu à ses détracteurs qui lui reprochaient la platitude nombriliste de ses écrits. Elle nous semble plutôt leur avoir donné un bâton pour la battre. De fait, nul ne dénie à Ernaux, ni à aucune femme le droit de dire « je ». En revanche, Rousseau autorise à exiger d’une œuvre qu’elle témoigne d’une âme plus intéressante que celles des rois. Cela, bien des auteurs, dont de nombreuses femmes, l’ont fait beaucoup mieux et bien avant Ernaux : Madame de Sévigné et Madame de Lafayette, aussi bien que sainte Catherine de Sienne ou sainte Thérèse d’Avila. Mais que dis-je ! ça ne compte pas : j’allais oublier que la femme n’avait pas d’âme avant le XVIIIe siècle.
Henri Quantin
SAINT PAUL ET LA PHILOSOPHIE
Une introduction à l’essence du christianisme
OLIVIER BOULNOIS
PUF, 2022, 250 pages, 22 €
Dans la lignée du mouvement anglo-saxon des études bibliques appelant à une « nouvelle perspective concernant Paul de Tarse », Olivier Boulnois propose une œuvre d’archéologie de la philosophie, en tentant d’exhumer le Paul authentique sous les couches successives de sédimentation que les interprètes ont accumulées au cours du siècle. Car de saint Augustin à Alain Badiou, la pensée de Paul de Tarse a été tantôt défendue, tantôt dénoncée, mais sans qu’on pose la première question qui inquiète tout historien de la philosophie : de quel Paul parlons-nous ?
En nous invitant à nous faire contemporains de saint Paul, Boulnois éclaire les écoles pauliniennes à l’aune d’une époque, le Ier siècle, et d’une personnalité, celle d’un apôtre Juif et hellénisé. Examinant les reprises de Paul dans l’histoire, l’auteur affirme que « l’enchaînement des interprétations d’Augustin, de Luther et de Nietzsche doit être abandonné ». Et jusqu’à la déclaration récente d’Alain Badiou : « La question de Paul est exactement la nôtre : quelles sont les conditions d’une singularité universelle ? » que l’auteur conteste au profit d’un regard neuf désembué des préoccupations de notre siècle.
Le remarquable effort méthodologique et historique d’Olivier Boulnois n’est pas sans rappeler les travaux de l’archéologue et philosophe britannique R.G. Collingwood dont la pensée transparaît dans l’introduction de l’ouvrage : « Si l’on veut, non pas traduire les concepts fondamentaux de Paul en les bricolant pour qu’ils entrent dans les termes de notre interrogation contemporaine, mais nous traduire et nous rendre contemporains de leur langage, il faut les saisir dans le mouvement de pensée qui les a vus éclore. »
Et cet effort de charité intellectuelle, cette volonté d’entrer dans la pensée de Paul, nous donne accès à une nouvelle forme de vie : « la christianité ». Ainsi qu’à une bonne nouvelle paulinienne : judéens ou païens, tous peuvent accéder à ce nouvel être-au-monde, à cette nouvelle éthique. Il y avait une « énigme » de saint Paul, Olivier Boulnois nous en donne un déchiffrage, comme un chemin vers les origines du christianisme.
Baudouin de Guillebon
LA CRUCIFIXION DE L’UKRAINE
Mille ans de guerres de religions en Europe
JEAN-FRANÇOIS COLOSIMO
Albin Michel, 2022, 290 pages, 20,90 €
Vassili Rozanov, cité par Colosimo, affirmait que les Russes étaient « simplement une absurdité, mais une absurdité artistique ». Au moins, une absurdité confère-t-elle une existence, contrairement aux Ukrainiens qui semblent n’en avoir pas. Dans le titre du livre du grand éditeur, historien des religions et professeur de théologie Colosimo, c’est la deuxième partie qu’il faut retenir : il s’agit en fait bien plutôt d’une plongée lumineuse dans les eaux profondes de la large chrétienté, de la large Europe, que d’une histoire de l’Ukraine – ou alors, celle-ci comme enfant dernier-né du couple tumultueux Rome-Byzance. Remontant aux sources des schismes religieux et politique qui divisèrent le christianisme, l’auteur révèle l’antagonisme de caractère qui oppose les deux poumons : celui d’Occident, rationnel et organisé, sûr de lui-même ; celui d’Orient, sans cesse bouleversé d’invasions, de chutes, de résurrections, qui se sait ni européen ni asiatique. Et au milieu l’Ukraine, comme son nom l’indique.
Grande voix de l’orthodoxie en France, et l’une des premières à qualifier le pacte « diabolique » Poutine-Kirill, Jean-François Colosimo rappelle in fine qu’au-delà de l’histoire et de la géographie, le Christ n’est roi que de l’épine et de la Croix, sur quoi buteront toujours les puissances politiques, leurs chars et leurs missiles. Un érudit, émouvant et constructif plaidoyer.
Jacques de Guillebon
MARTYRS PAR AMOUR EN PERSE
Mgr Sontag et ses trois compagnons
JOSEPH ET CLAIRE YACOUB
Salvator, 2022, 216 pages, 20 €
Le 6 janvier 2021, Mgr Michel Aupetit a introduit officiellement la cause en béatification de Mgr Jacques-Émile Sontag. Ce lazariste alsacien né en 1869, envoyé à Ourmiah (Azerbaïdjan iranien) en 1895, mourut assassiné en 1918 avec trois de ses compagnons : Mathurin L’Hotellier (Breton), Nathanaël Dinkha et François Miraziz, tous deux natifs de Perse et fidèles de l’Église chaldéenne (catholique), eux aussi concernés par la démarche de l’ancien archevêque de Paris. C’est pour les faire connaître et aimer que Joseph et Claire Yacoub, spécialistes de l’Orient chrétien, signent ce livre.
Après avoir rappelé les étapes historiques de cette chrétienté dont les premiers jalons furent posés par l’apôtre saint Thomas et qui a donné de nombreux martyrs à l’Église, les auteurs décrivent la mission des Lazaristes et Filles de la charité dans cette « oasis religieuse ». Recrutant en partie sur place, encouragés par Mgr Sontag – nommé délégué apostolique de la Perse et archevêque latin d’Ispahan (1910) –, ils mirent en œuvre un programme culturel très dynamique, notamment à travers leurs écoles, ouvertes aux chrétiens comme aux musulmans, ce qui entraîna une renaissance littéraire araméo-syriaque. Mais à partir de 1915, la Première Guerre mondiale précipita les chrétiens dans le malheur : la Turquie génocidaire, soutenue par l’Allemagne, appuyée sur les Kurdes et bénéficiant de la passivité des dirigeants iraniens, déclara le djihad contre eux. Les archives consultées par les auteurs regorgent de témoignages et de récits bouleversants par leur cruauté ; elles resituent aussi les démarches diplomatiques, notamment françaises, qui furent alors engagées pour définir les responsabilités. Cet ouvrage renvoie aux souffrances récentes endurées par les chrétiens du Levant tout en soulignant, preuves à l’appui, la charité à laquelle les invite la fidélité à leur engagement baptismal.
Annie Laurent
CHOISIE POUR L’ÉTERNITÉ !
Marie-Ange et les Petites Sœurs Disciples de l’Agneau
RAPHAËLLE SIMON
Artège, 2022, 260 pages, 19, 90 €
Une jeune femme trisomique peut-elle être appelée par Dieu à la vie religieuse et vivre à la suite du Christ pour le salut du monde ? La réponse est affirmative. L’auteur nous le montre essentiellement à travers l’histoire de Marie-Ange de Saint-Chamas, mais aussi de son amie Véronique qui l’a précédée sur le chemin de la réponse au Seigneur qui appelle qui Il veut, quand Il veut. Comme l’a écrit le regretté Père Abbé de Fontgombault, Dom Antoine Forgeot : « Cette petite communauté des Petites Sœurs de l’Agneau a tout à fait sa place dans l’Église, pour rappeler justement qu’il n’y a aucune vie, si blessée qu’elle puisse être, qui soit inutile et qui n’ait pas un vrai sens. Elle rappelle qu’elles sont comme sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus : “Dans l’Église, ma mère, je serai l’amour”. » Les personnes trisomiques qui sont handicapées de l’intelligence ne le sont pas du cœur et donc de l’amour. Cette communauté composée de deux sœurs non trisomiques et de sept religieuses trisomiques, située au Blanc, le démontre tous les jours. Un livre qui sent bon la bonne odeur du Christ : un suave et fort parfum de sainteté.
Abbé Laurent Spriet
FRANÇOIS. LA CONQUÊTE DU POUVOIR
JEAN-PIERRE MOREAU
Contretemps, 2022, 386 pages, 25 €
Même s’il relaie la thèse complotiste de la « mafia de Saint-Gall », Jean-Pierre Moreau veut démontrer plus largement que « l’élection de François est le résultat d’une véritable campagne en vue de la prise du pouvoir des clefs de saint Pierre : édification d’un corpus idéologique, appareil multiforme de communication, agents aux postes cruciaux, financement illimité » (p. 15). On est stupéfait que l’auteur ignore le livre rigoureux et très bien informé du vaticaniste américain Gerard O’Connell, L’élection du pape François (Artège, 2020).
La thèse de l’auteur, ancien reporter en Amérique latine, veut que le pape François soit « le produit de trois facteurs : le P. Pedro Arrupe, général des jésuites de 1965 à 1981, le P. Lucio Gera (1924-2012), théologien révolutionnaire argentin et le général Juan Perón (1895-1974) » (p. 81). Le qualificatif de « révolutionnaire » est plus que polémique, injurieux. L’abbé Gera fut pendant trois mandats doyen de la faculté de théologie de Buenos Aires et nommé par Paul VI membre de la Commission théologique internationale dès sa création. Il fut un des principaux théoriciens de la « théologie du peuple » qui s’est développée en Argentine, principalement, contraire à la théologie de la libération influencée par le marxisme.
J.-P. Moreau s’attache à démontrer que cette théologie du peuple n’est qu’un masque de la théologie de la libération et qu’elle aboutit à « une “pastorale” sans l’Église, sans doctrine, sans sacrements, ni catéchisme » (p. 258). Le contresens est complet. Il y a chez les « théologiens du peuple » la volonté de redonner sa place à la religiosité populaire, aux pèlerinages. Le pape François fait lui aussi très souvent référence au « peuple », mais certainement pas comme à un absolu, infaillible. Il parle le plus souvent du « saint peuple fidèle de Dieu ». Encore récemment, le 6 novembre dernier, dans l’avion qui le ramenait de Bahreïn, interrogé sur les remous provoqués par le synode allemand en cours, il a répondu : « Parfois, nous perdons le sens religieux du peuple, du saint peuple fidèle de Dieu, et nous tombons dans des discussions éthicistes, dans des discussions de conjoncture, des discussions de politique ecclésiastique. […] Que pense le saint peuple fidèle de Dieu ? Comment le saint peuple de Dieu se sent-il ? Il faut aller dans ce sens et chercher ce qu’il pense, ce qu’il ressent, cette religiosité simple, que vous trouvez chez les grands-parents. »
Yves Chiron
NOS DERNIERS JOURS
Un temps à vivre
KATHRYN MANNIX
Préface de Marie de Hennezel, Flammarion, 2022, 320 pages, 22,90 €
Médecin britannique en soins palliatifs, K. Mannix nous livre au travers de son expérience et de nombreux témoignages son assurance que la fin de vie est un moment d’une immense profondeur auquel nous serons tous confrontés et qu’il n’est pas possible d’occulter, ni d’abréger mais d’apprivoiser pour vaincre cette peur, légitime, souvent prétexte paradoxal à des demandes d’euthanasie.
Toutes les personnes qui interviennent dans les structures de soins palliatifs se retrouveront peu ou prou dans ces moments intenses décrits ici, où l’on comprend que « chaque jour est un don » : cet ouvrage empreint d’espérance est un guide pour chacun de nous.
Anne-Françoise Thès
L’ÉTERNEL DÉFI
L’État et les religions en France des origines à nos jours
LUCIEN JAUME
Tallandier, 2022, 446 pages, 23,50 €
Les relations entre l’État et les religions présentes sur le territoire national constituent l’un des sujets les plus complexes auxquels la France est confrontée. Le titre de cet ouvrage pose en réalité la question de la laïcité, concept qu’on a pris l’habitude de désigner sous le terme de « séparation » entre l’Église et la République. Malgré son apparente simplicité, cette définition, érigée en système constitutionnel, ne correspond pas à celle qu’en donne l’Église catholique. Pour elle, une laïcité authentique implique la « distinction » entre les pouvoirs temporel et religieux. Autrement dit, l’Église n’a pas vocation à gouverner un pays mais le régime politique de ce dernier, quelle qu’en soit la forme (monarchie ou république), ne peut pas ignorer les fondements de l’ordre naturel, qui est d’origine divine, notamment dans l’élaboration du droit.
Une lecture historique était nécessaire pour comprendre l’évolution et l’originalité du système politique français dans son rapport au fait religieux jusqu’à sa réalité actuelle. Le mérite en revient à Lucien Jaume dont il faut souligner l’érudition : des théories élaborées par des penseurs célèbres, laïcs et ecclésiastiques, jalonnent son livre.
Spécialiste de l’articulation moderne entre politique et religion, cet agrégé de philosophie a choisi comme point de départ de son étude le VIIIe siècle, spécialement le règne de Pépin le Bref, à qui l’on doit la première alliance entre la couronne et la papauté. Puis viennent d’autres « grandes conjonctures » : le XVIIe siècle gallican où l’on voit le roi s’efforcer de « mettre l’Église en tutelle » ; la Révolution française, suivie du Concordat (1802) ; la Troisième République avec la loi de 1905, toujours en vigueur. L’auteur n’oublie pas le rôle des protestants, « grands pionniers de la laïcité et de la République ».
Enfin, Jaume se penche sur la principale spécificité de notre époque, à savoir l’islam, que les pouvoirs publics cherchent péniblement à doter d’une représentation officielle, manquant « plusieurs fois de prudence », souligne-t-il. Le constat pertinent du philosophe mérite d’être souligné : « Si “islam de France” il doit y avoir, le profil de son organisation, de sa représentation instituée ne peut être un fruit du passé de l’islam. Ce profil est à inventer, mais – il faut s’empresser de le dire – par les leaders, penseurs et intellectuels musulmans eux-mêmes. Là est le défi. Peut-il être relevé ? L’avenir le dira. »
Annie Laurent
LA VOCATION DE L’INVESTISSEUR
À la lumière de la Doctrine sociale de l’Église
sous la direction de DON PASCAL-ANDRÉ DUMONT et de DON JEAN-RÉMI LANAVÈRE
Salvator, coll. Ora et Labora, 2022, 172 pages, 16 €
Ora et Labora est une association de jeunes professionnels chrétiens voulant appliquer la Doctrine sociale de l’Église au secteur financier. Le présent ouvrage est issu de leur réflexion qu’inspire la Doctrine sociale de l’Église. Il examine tout d’abord les mutations récentes touchant le secteur financier et les tentations menaçant l’investisseur, notamment celle d’oublier l’humain au sein de la finance ou les conséquences humaines des décisions financières. Puis il décrit les boussoles morales pouvant guider l’investisseur financier, à savoir la primauté de la personne humaine, le principe du bien commun, celui de la subsidiarité et celui de la solidarité. Il analyse ensuite les fondements moraux de l’investissement qui met le capital au service du travail pour aider l’homme à se réaliser dans celui-ci, donne des critères éthiques aidant les investisseurs au discernement et explique comment les vertus cardinales s’appliquent dans le cas de l’investisseur. Enfin, l’ouvrage formule des pistes permettant aux investisseurs d’agir pour la conversion de la finance et pour le développement d’une spiritualité de l’investisseur enracinée dans la parabole des talents et la recherche du bien commun.
L’ouvrage clair et pédagogique constitue une réflexion intéressante sur la manière dont la Doctrine sociale de l’Église peut s’appliquer dans un milieu difficile. Comme le dit sainte Thérèse d’Avila, citée dans la préface : « L’argent est un excrément du diable mais aussi un merveilleux engrais. »
Rainer Leonhardt
CES CHRÉTIENS QUI ONT CHANGÉ LE MONDE
BERNARD LECOMTE
Tallandier, 2022, 304 pages, 20,50 €
Cet ouvrage vivant et bien écrit évoque douze personnalités chrétiennes ayant marqué l’histoire moderne et contemporaine. Si certaines sont connues comme Mère Teresa, Léon XIII, Martin Luther King, le Curé d’Ars ou de Gaulle, d’autres le sont moins comme Marie Noël, Anne-Marie Javouhey ou le cardinal Consalvi.
Le chapitre consacré à ce dernier est intéressant en ce qu’il nous rappelle que la papauté fut menacée de disparition au début du XIXe siècle et doit beaucoup à ce diplomate d’exception. La biographie de Martin Luther King aide à comprendre le contexte social et politique dans lequel il a inscrit son action et de ce fait aussi certaines dynamiques traversant toujours la vie politique des États-Unis aujourd’hui. Le texte sur Jacques Maritain révèle un parcours tourmenté, marqué par sa foi brûlante héritée de sa conversion et par l’impératif de l’autonomie et de la dignité de la personne humaine dans sa relation avec Dieu. Il offre également un aperçu des débats ayant traversé le monde catholique et la France de 1900 à 1950.
Enfin, la biographie particulièrement émouvante de Marie Noël nous fait toucher du doigt l’humilité d’une poétesse exceptionnelle et d’une grande mystique sans cesse déchirée et qui, à l’âge de quinze ans, avait demandé à Dieu trois choses : « beaucoup souffrir, être poète, être sainte ».
Rainer Leonhardt
LES JAUNES
Un syndicalisme tricolore
DIDIER FAVRE
La Nouvelle Librairie, 2022, 184 pages, 15,50 €
Expression, le syndicalisme, d’une sécession du prolétariat dans la cité à l’âge industriel ? En tout cas, apparue aux dernières années du XIXe siècle, bientôt établie en 1902 sur des bases solides, et sa spécificité affirmée par la « charte d’Amiens » en 1906, la Confédération générale du Travail, à ce moment-là, n’exclut pas l’action directe et, quand elle sera possible, une grande grève révolutionnaire fatale à la société bourgeoise. Toutefois il y avait une frange du monde ouvrier qui renâclait. Plus portée aux accommodements avec le patronat qu’aux affrontements entachés de violences et, par réaction contre un pernicieux jusqu’au-boutisme, tentée de se réfugier dans divers « syndicats de collaboration de classes », certains mutuellistes ou chrétiens, d’autres indépendants. Ces derniers, en opposition aux « syndicats rouges », s’appelant eux-mêmes « syndicats jaunes ».
Quoique demeuré, au cours de sa brève existence, très minoritaire, le mouvement jaune, constitué pour de bon en 1904 (après quelques tentatives infructueuses en 1902 et 1903), va accroître ses effectifs, tenir des congrès, essayer aussi d’asseoir un programme et une doctrine, bref, montrer qu’il ne saurait être confondu avec de simples « syndicats maisons » briseurs de grèves et non fédérés au niveau national. Car les Jaunes, s’ils veulent le règlement arbitral des conflits, sont aussi demandeurs des retraites ouvrières et du repos dominical obligatoire. Mais leur cheval de bataille c’est l’accession des travailleurs à la propriété (par l’intéressement et l’actionnariat). Que jouxterait, grâce à la création de « Chambres de capacité », une sorte de renaissance corporative.
En fait, cette aventure des Jaunes, conduite par Pierre Biétry, ancien disciple de Jules Guesde retourné contre les socialistes, actif, intelligent, et, en 1906, élu député de Brest, ne dépassa pas la fin de 1909. Malgré la recherche, un peu trop frénétique, d’appuis du côté nationaliste. Ou même, dans une moindre mesure, du côté catholique. Aventure dont Didier Favre nous expose le déroulé et nous explique l’échec.
Michel Toda
LA GUERRE DE CENT ANS
AMABLE SABLON DU CORAIL
Passés composés, 2022, 462 pages, 25 €
Terrible prolongement du vieil antagonisme entre Plantagenêts et Capétiens, les uns à la tête de l’Angleterre, les autres sur le trône des lys, cette guerre, aux limites chronologiques plus ou moins arbitraires, relança d’abord, à l’initiative d’Édouard III, un éternel conflit de souveraineté sur le duché de Guyenne (l’Aquitaine actuelle). Qui allait tourner en pluie de désastres pour Philippe VI, son malheureux adversaire : L’Écluse en 1340, Crécy en 1346, Calais en 1347, et, après lui, pour Jean II le Bon, impuissant à protéger le Languedoc d’un effroyable pillage conduit en 1355 par le Prince Noir, fils aîné d’Édouard III, puis, l’année suivante, vaincu et fait prisonnier à la bataille de Poitiers. D’ailleurs, guerre étrangère se doublant bientôt de divers signes de guerre civile, on va plonger dans une espèce de chaos, lequel mettrait en cause la légitimité de la dynastie régnante et la nature de la monarchie.
Promu régent au milieu des pires détresses, quand la Jacquerie s’ajoute aux troubles urbains, et très meurtri par le traité de Brétigny, dure loi de l’ambition triomphante imposée en 1360 à un royaume à bout de forces, voilà maintenant le dauphin Charles – ensuite Charles V le Sage. Dont la volonté, malgré ses misères corporelles, contraste avec les carences, les indécisions de Philippe et plus encore avec les constants revirements de Jean le Bon. Trop courte vie, hélas, mais grâce au choix d’une patiente tactique d’usure, la revanche bien avancée, vers 1378, de Brétigny.
Cependant, ô folie humaine, rien n’était fini. Sous Charles VI, qu’une raison vacillante réduira à l’état de figurant, reparaissent les Anglais et leur roi Henri V. Ses succès militaires, aussi les luttes partisanes de chez nous qui lui sont un atout majeur, permettent le traité de Troyes du 21 mai 1420 où il obtient pour sa maison la couronne de France… Demeurait néanmoins, quoique exhérédé, un fils légitime du pauvre Charles VI. Mené au sacre de Reims par Jeanne d’Arc en 1429, il fut ce roi Charles VII au nom duquel, lente, malaisée, pleine d’écueils, s’accomplit la nouvelle reconquête. À Formigny le 15 avril 1450, à Castillon le 17 juillet 1453, deux faits d’armes l’achevèrent. Longtemps disputées, Normandie et Guyenne avaient retrouvé la collectivité française.
Michel Toda
Romans à signaler
PALPITATIONS D’UNE ÂME URBAINE
LOUIS LECOMTE
Éditions Première Partie, 2022, 128 pages, 15 €
Louis Lecomte est un jeune journaliste brillant. Dans ce texte enflammé et ardent, il décrit la nuit d’un narrateur qui, suite à une déception amoureuse, entreprend une réflexion sur son rapport à sa vie intérieure et aux écrans. Cette nuit de feu est un chant sur la condition de l’homme moderne, spectateur semi-consentant de la profanation de son âme par une économie de l’attention qui capture tout son temps de cerveau disponible.
La plume est ciselée, les réflexions sur les rapports entre hommes et femmes sont frappantes et marquées de romantisme. La description de l’âme humaine de manière statutaire ou urbaine frappe le lecteur. On peut penser à ce moment-là à Un visage pour l’éternité de CS Lewis.
Enfin le texte est vibrant de foi et par son appel à une lutte intérieure dans une tension qui guide vers le meilleur. Il arrive subtilement à lier dans un élan mystique vers Dieu, le Christ et la Vierge Marie, ses différents thèmes. Son appel à une nouvelle croisade pour la libération de l’âme en reprenant l’éthique chevaleresque est particulièrement touchant. On ne peut que souhaiter à l’auteur d’écrire d’autres livres aussi réussis que celui-ci.
Rainer Leonhardt
© LA NEF n° 354 Janvier 2023