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Perspectives géopolitiques : les nœuds de tension actuels

Quels sont les futurs lieux de tensions dans le monde dans un proche avenir ? Petit panorama des perspectives géopolitiques.

L’exercice de prospective n’est pas chose aisée. On peut toutefois s’y adonner prudemment, et tâcher d’esquisser ce que seront, dans les mois et années qui viennent, les grands points de tension sur le globe. Le moment actuel est celui d’un lent changement de paradigme. Les États-Unis tendent à perdre en capacité de domination, mais n’ont pas dit leur dernier mot ; la Russie et la Chine entendent leur tenir tête et travaillent à rétablir un monde multipolaire. Les Européens, en perte de vitesse, encore prisonniers d’une diplomatie de l’idéologie et trop peu préparés au rapport de force, traversent une seconde phase d’américanisation. Or, à la faveur de cette tectonique des plaques des grandes puissances, les autres pays se repositionnent, recomposant certaines de leurs alliances et affrontant eux aussi les nouveaux défis stratégiques. Proposons un bref tour d’horizon, non exhaustif.
La guerre entre les frères ennemis russes et ukrainiens a coûté, jusque-là, environ 30 000 morts du côté russe. Le conflit a déjà été gagné par les États-Unis pour deux raisons. En premier lieu, l’objectif géopolitique américain depuis 1900 est la déconnexion entre l’usine allemande et les réservoirs d’hydrocarbures russes ; or Nordstream II est gelé. En second lieu, la machine industrielle de guerre américaine est relancée au moment précis où le dollar connaît une crise de confiance historique. Au-delà de ces deux réussites américaines, le conflit a déclenché deux mouvements contraires. Le premier mouvement est celui d’un rapprochement accru entre les États-Unis et l’Europe sur fond d’affaiblissement de la Russie. En 2023, l’intégration euro-atlantique connaîtra une forte accélération, les derniers États européens encore neutres adhéreront à l’OTAN. L’hémorragie militaire russe en Ukraine suivra son cours. À Moscou, le paysage politique se sera sensiblement modifié, une partie des élites financières s’étant discrètement exfiltrée. Mais un mouvement inverse naîtra : en effet, les périphéries neutres jadis courtisées par les États-Unis s’en éloigneront (Moyen-Orient, Amérique du Sud). La plupart des puissances asiatiques se mureront dans une réserve éminemment utile aux affaires. L’Inde, courtisée de toutes parts, sera en position d’arbitre.

D’un point de vue géo-économique, l’accélération numérique exponentielle continuera de capter l’essentiel des ressources humaines. Toutefois, celle-ci sera limitée par la hausse du prix des matières premières. Sur les cinq continents, deux secteurs seront placés sous tension – ils le sont d’ailleurs déjà : l’alimentation et l’énergie. C’est notamment le cas en Afrique, où ces tensions exacerbent les conflits, et joueront dans l’équation des relations avec le reste du monde, aux aguets pour s’y implanter et avoir accès aux ressources. Les prix du carburant, qui avaient commencé à flamber dès mars 2022, resteront élevés en 2023. Au Burundi, par exemple, l’essence est devenue une denrée rare ; à Bujumbura, capitale économique, des femmes et des hommes passent la nuit dans les stations pour essayer de s’approvisionner. Parallèlement, d’importantes pénuries alimentaires s’annoncent. Les famines ont déjà également frappé la corne de l’Afrique qui connaît sa pire sécheresse depuis 1981 ; et partout, les prix sont en hausse constante. Face à cela, les pays africains sont tentés par le chantage mémoriel : après le Congo et la Namibie, le Burundi a demandé réparation pour les soixante-six années de colonisation entre 1896 et 1962, le gouvernement du président Évariste Ndashyimiye souhaitant des excuses publiques de la part de la Belgique et de l’Allemagne en raison des torts causés par les colons à la population locale.

Tout cela joue aussi dans les guerres d’influence que se livrent les grandes puissances sur le sol africain. Par exemple, l’Allemagne qui a été rendue à sa pleine puissance grâce à l’affaiblissement durable de la Russie et au réarmement accordé par les États-Unis en échange de sa docilité sur le dossier ukrainien, s’intéresse à nouveau à son ancienne colonie du Sud-Est africain : en 2022, les gouvernements namibien et allemand ont signé une déclaration commune d’intention pour accélérer les recherches, le développement et la production de l’hydrogène vert.

Dans ce vaste jeu, l’État dominant reste la Chine. En termes de matières premières, les Chinois ont quasiment l’exclusivité sur la prospection et l’utilisation des matières premières, qu’il s’agisse du pétrole, de l’uranium ou de l’or. Ils ont par exemple le projet de construire un oléoduc de 2000 km entre le Niger et le Bénin, dans le but de produire 500 000 barils par jour en 2030. Parallèlement, les djihadistes tentent de gagner du terrain au Sahel et au-delà : ils devraient se déplacer vers le sud, déstabilisant de nouveaux pays (Burkina Faso, Bénin…). La lutte contre le terrorisme permet à des pays comme les États-Unis, la Russie, la Chine, la Turquie ou la France de protéger leurs intérêts géopolitiques mais aussi géo-économiques dans la zone.

Autre glissement en cours qui se fait à la défaveur des États-Unis : le lent basculement du Moyen-Orient vers la Chine, la Russie et leurs alliés. Il poursuit son rapprochement vers les puissances continentales qui le courtisent. À leurs yeux, l’intérêt est triple : fournir de l’énergie dans la longue durée à l’usine sino-indienne du monde, empêcher l’Europe de bénéficier d’un gaz de substitution à celui de la Russie, enfin, continuer d’affaiblir le dollar. De multiples signes indiquent la perte de prédilection des États-Unis au Moyen-Orient. Ainsi, l’Arabie Séoudite a indiqué qu’elle se réservait la possibilité de vendre désormais son pétrole en e-yuan. Si ce chantage prenait forme, le dollar s’effondrerait. Elle a aussi récemment refusé d’accéder à la demande américaine d’augmenter le volume de pétrole mis sur le marché. De leur côté, les Émirats arabes unis ont reçu Bachar El-Assad à Abou Dhabi en mars 2022, ce qui a immédiatement entraîné des sanctions financières de la part des États-Unis, sous couvert de lutte contre le terrorisme. Sur le front iranien, les lignes devraient bouger, voire s’inverser, à l’occasion de la guerre en Ukraine : l’embargo contre le gaz iranien sert le concurrent russe, aussi les États-Unis poussent-ils soudain à une normalisation des relations avec eux.

Par ailleurs, dans l’Arctique, l’équilibre délicat du moment pourrait vite basculer, car la Russie goûte peu la présence accrue de l’OTAN ; or il s’agit d’une zone éminemment stratégique, à la fois mine d’or potentielle en matière énergétique et possible voie de passage commercial. Bien plus loin, la guerre en Ukraine a fragilisé la présence russe jusque dans son voisinage immédiat : l’Arménie, notamment, le ressent cruellement, l’Azerbaïdjan et la Turquie en profitent largement. À l’autre bout du globe, les États-Unis sont aussi en perte de vitesse sur leur zone d’influence historique : l’Amérique du Sud attire divers appétits grâce à son potentiel agricole et minier, et s’est prudemment réfugiée dans la neutralité sur le dossier ukrainien pour vendre ses richesses au plus offrant.

Ainsi, le centre géo-économique du monde se déplace lentement de l’Occident vers l’Orient. Dès lors, comment les États-Unis peuvent-ils rester au centre ? Si nous considérons l’espace réel des continents et des océans, leur déclin semble irrémédiable. Mais le conclure trop vite serait oublier qu’un nouvel espace est né, un espace numérique où notre cerveau est le nouveau champ de bataille et où les données individuelles sont le nouveau carburant économique. Parallèlement à la lutte pour le contrôle des points maritimes stratégiques, la Chine et les États-Unis poursuivront en 2023 leur âpre lutte pour le contrôle de l’espace numérique. De par la masse de sa population, la Chine dispose aujourd’hui du réservoir de données le plus important ; de leur côté, les États-Unis se sont spécialisés dans la production d’algorithmes, qui sont les outils de pêche dans l’océan des données.
L’accélération numérique exponentielle, qui continuera de capter l’essentiel des ressources humaines, sera toutefois limitée par la hausse du prix des matières premières. Sur les cinq continents, l’alimentation et l’énergie resteront sous tension. Sur le plan agricole, les pays les plus démunis se contenteront de bloquer les prix tandis que les innovants chercheront à regagner l’autosuffisance alimentaire perdue en modifiant l’affectation des terres. Les agro-carburants régresseront au profit du blé. Dans le secteur énergétique, le déficit général relancera mécaniquement l’énergie nucléaire. Le graphite de Namibie et le lithium d’Argentine seront courtisés en raison de l’explosion du marché des batteries. L’Europe cherchera des branchements gaziers alternatifs en Méditerranée orientale où les différends maritimes sur l’attribution des nappes s’aiguiseront.

Thomas Flichy de la Neuville

© LA NEF n° 354 Janvier 2023, mis en ligne le 31 janvier 2023