Southern Methodist University (SMU), Dallas, Texas © Roy Luck

Tocqueville vu des États-Unis

La popularité durable d’Alexis de Tocqueville auprès des observateurs politiques américains est un bel exemple de la façon dont le tact français vainc la vanité américaine. En se présentant dès ses premières pages comme un humble analyste de notre exemplaire démocratie, Tocqueville gagne rapidement le cœur de ses lecteurs américains. Très vite, ils s’aperçoivent que les rôles sont inversés, et que c’est Tocqueville qui nous apprend à connaître notre propre pays.

Dans tout le spectre politique américain, on se souvient aujourd’hui de Tocqueville pour sa description de ce que nous appelons la « société civile » (bien qu’il n’ait jamais utilisé ce terme). Les Américains reconnaissent et apprécient la description de Tocqueville qui nous dépeint comme une nation de citoyens sociables et actifs, qui canalisent leurs énergies dans des associations plutôt que d’attendre qu’un gouvernement résolve leurs problèmes à leur place. Pour les communautariens de gauche et de droite qui déplorent le récent et grave déclin de ces mêmes associations, Tocqueville est pratiquement un saint patron. La prise de conscience progressive par nos chercheurs en sciences sociales et nos décideurs politiques de ce que l’on appelle désor­mais souvent le « capital social » – c’est, par exemple, le sujet d’un projet de recherche de la Commission économique mixte du Congrès, à laquelle j’ai eu le privilège de participer en 2019 – s’est accompagnée d’une dette intellectuelle souvent reconnue envers Tocqueville.

D’autres invocations américaines de Tocqueville sont plus visiblement influencées par nos politiques partisanes. La gauche cite occasionnellement ses mises en garde contre l’individualisme ou souligne son éloge du système américain de désétablissement ecclésial. La droite cite un peu plus fréquemment son éloge de la liberté religieuse américaine, ses mises en garde contre la préférence pour l’égalité au détriment de la liberté, ou sa description macabre de la menace du despotisme doux. Son autorité reste donc suffisamment importante pour que les différents partis cherchent occasionnellement à s’en réclamer.
Dans une certaine mesure, cette autorité peut reposer sur l’impression erronée que Tocqueville nous a flattés plus qu’il ne l’a fait en réalité. C’est avec embarras que j’admets que la seule phrase tocquevillienne que tout Américain est le plus susceptible d’avoir entendue – une phrase fréquemment citée par les présidents et les candidats à la présidence depuis Eisenhower – est une invention complète : « L’Amérique est grande parce qu’elle est bonne, et si l’Amérique cesse d’être bonne, l’Amérique cessera d’être grande », dit cette flatterie qu’aucun lecteur de Tocqueville ne pourrait prendre pour authentique.
Néanmoins, dans ma propre université (l’une des rares aux États-Unis qui exige encore que chaque étudiant lise Tocqueville avant d’obtenir son diplôme), nous voyons chaque année de jeunes Américains tomber amoureux de lui – non pas parce qu’ils croient qu’il les flatte, mais simplement parce qu’ils se reconnaissent, eux et leurs amis, dans ses observations classiques du caractère américain. Ils sont fascinés par cet étranger d’il y a deux siècles qui semble les connaître mieux qu’ils ne se connaissent eux-mêmes. Et des expériences de ce type expliquent certainement en grande partie le respect que lui portent encore les écrivains américains.

Certains aspects moins évoqués

Les théoriciens politiques universitaires comme moi ont tendance à être plus intéressés par les aspects de la pensée de Tocqueville qui sont le moins mentionnés dans le discours public américain. Je n’ai jamais entendu un Américain en dehors de l’université mentionner la façon dont Tocqueville traite des avantages réels de l’aristocratie et de la manière dont certaines pratiques quasi-aristocratiques peuvent atténuer les excès naturels de la démocratie. Son compte-rendu rousseauiste de la « véritable notion » « d’égalité démocratique… entre la femme et l’homme » dans l’Amérique pré-féministe est également pratiquement inconnu aujourd’hui. Sa description de la religion comme « la première de leurs institutions politiques » [aux Américains] et, en fait, son thème plus général de l’importance cruciale des mœurs dans la vie politique, sont à peine mentionnés. La plupart des Américains qui parlent de Tocqueville ignorent qu’il a écrit sur un autre sujet que l’Amérique. Et les tocquevilliens américains non universitaires parlent rarement des vices nationaux que Tocqueville a diagnostiqués avec une clarté dévastatrice : notre manque d’« indépendance d’esprit et de véritable liberté de discussion », notre déférence servile à l’opinion d’une « majorité » qui « vit… dans une perpétuelle adoration d’elle-même », notre « patriotisme irritable », notre anti-intellectualisme. Bien sûr, cette façon d’omettre tout un pan de sa pensée semble précisément confirmer la pertinence durable de ces diagnostics.

Heureusement, la réputation générale de Tocqueville (quelle que soit la façon dont elle a été acquise) est au moins assez forte pour persuader chaque année un certain nombre d’Américains de le lire eux-mêmes. Ceux qui le font constatent rapidement la sagesse de l’homme qui a observé qu’« il n’y a que les étrangers ou l’expérience qui peuvent faire parvenir certaines vérités jusqu’aux oreilles des Américains ».

Daniel E. Burns
Traduit de l’anglais par Christophe Geffroy

Daniel E. Burns est professeur associé de politique à l’Université de Dallas et président de l’Institut américain de philosophie publique. Il est membre de l’Institut d’écologie humaine de l’Université catholique d’Amérique et contribue à la rédaction de Public Discourse.

© LA NEF n° 340 Octobre 2021, mis en ligne le 17 février 2023