Ukraine : une guerre mondiale ?

« On sait quand les guerres commencent, jamais quand elles s’arrêtent », disent les militaires. En Ukraine, l’affrontement est encore circonscrit, mais tous les ingrédients pour un embrasement sont réunis. Son onde de choc géopolitique rebat les cartes mondiales.

« Ma crainte est qu’une série d’enchaînements ne conduise à une troisième guerre mondiale », confiait cet été le vieux sage de la géopolitique américaine, Henry Kissinger, à son ami Thierry de Montbrial, le président de l’Institut français des relations internationales (Ifri), à propos du conflit ukrainien. Mi-novembre, l’affaire du missile de la défense sol-air de Kiev tombé en territoire polonais, que Volodymyr Zelensy tenta d’instrumentaliser pour embarquer l’Alliance atlantique dans la guerre, est le scénario type que redoutent les militaires français depuis le retour de la guerre sur le Vieux Continent, le 24 février 2022 – cet incident technique ou ce quiproquo en capacité de mettre le feu à toute l’Europe, voire au reste du monde. Il y a 108 ans, le 28 juin 1914, le simple assassinat, à Sarajevo, de l’héritier de l’Empire austro-hongrois, conduisait par le jeu des alliances au début de la Première Guerre mondiale un mois plus tard. La dernière alerte remonte à la destruction au fond de la Baltique des gazoducs Nord Stream 1 et 2, qui arrimaient solidement la Russie à l’Allemagne.


Tous les éléments sont réunis pour que ce règlement de compte entre frères slaves, encore circonscrit, ne dégénère. L’Ukraine est transformée en un vaste champ d’expérimentation pour les armées anglo-saxonnes, dont les équipements, les forces spéciales et les mercenaires sont partout. Enhardi par ce soutien, les reculades tactiques russes et le bellicisme assumé de ses voisins baltes et polonais, Zelensky revendique désormais une stratégie jusqu’au-boutiste, dont même les Américains affirment publiquement qu’elle est hors de sa portée. Il refuse toute idée de négociation, et entend reconquérir le Donbass et la Crimée. Du point de vue militaire, les coups de main réussis des hommes du général Valeri Zaloujny sur les arrières russes, qui se sont multipliés en fin d’année, sont à double tranchant, car ils poussent les Russes à accentuer leur pression stratégique.


En Chine, les proches de Xi Jiping disent en privé à leurs interlocuteurs européens : « La troisième guerre mondiale est commencée. » Sur le plan géopolitique, cette déflagration a provoqué une lame de fond d’ampleur mondiale qui recompose la tectonique des plaques géopolitiques. Ce ré-agencement rebat les cartes des rapports de force, fragilise des équilibres précaires, pourrait raviver des conflits gelés. Officiellement, pour les États-Unis et les Européens, l’Occident a gagné son bras de fer. Les Russes, affirme le général Mark Milley, chef d’état-major des armées américaines, « ont perdu sur le plan stratégique, opératif et tactique ». Outre les reculades de son armée sur le terrain, la décision du Kremlin a conduit à créer une vraie nation ukrainienne, à ressusciter l’Otan qu’Emmanuel Macron jugeait en état de mort cérébrale en 2019 et enterrer la défense européenne qui lui était chère, à se couper pour de longues années des technologies occidentales. Ce constat n’a pas empêché Washington de proposer une négociation à Moscou en novembre. En Ukraine, qu’elle considère comme son jardin stratégique, la Russie développe à l’évidence une stratégie de long terme. Puissance nucléaire, elle ne peut pas perdre cette guerre, prévient Piotr Tolstoï, le vice-président de la Douma.


Auditionné début novembre par les députés, Patrick Pouyanné, le PDG de TotalEnergies, les a mis en garde : « Le reste du monde ne partage pas le point de vue occidental sur le conflit entre l’Ukraine et la Russie […]. Notre politique de sanctions est totalement incomprise et non acceptée. Les Russes ne sont pas seulement soutenus par les Chinois, mais par un nombre beaucoup plus important de personnes » dans le monde. Sans précédents, les mesures de rétorsion prises par l’Europe et les États-Unis ont bouleversé les flux mondiaux des énergies fossiles, des métaux et terres rares, des denrées agricoles. Ce choc a accéléré la crise des économies occidentales, qui étaient dépendantes des hydrocarbures du plus grand des pays européens – l’unanimité des dirigeants de l’UE cache de profondes dissensions. Au passage, le continent africain est très fortement pénalisé : 21 % des céréales et 11 % des engrais importés par ses États proviennent de Russie ; depuis le début de la guerre, le cours des denrées agricoles flambe comme jamais auparavant. Personne ne sait comment les prix du pétrole réagiront à long terme à l’embargo activé début décembre par les pays du G7 sur le brut et les produits raffinés russes.


La Chine, où Vladimir Poutine s’était déplacé pour afficher sa connivence stratégique avec Xi Jiping quelques jours avant d’envahir l’Ukraine, est la première bénéficiaire de ce grand bouleversement. En guerre commerciale ouverte avec l’Amérique depuis 2019, son économie récupère à prix bradés d’énormes quantités de pétrole et de gaz – comme l’Inde voisine, d’ailleurs, qui a resserré ses liens avec le Kremlin. Les stratèges de Pékin tiennent la comptabilité exacte des armes que Washington livre à Kiev, guettant le seuil où ses réserves stratégiques seront entamées. Les experts occidentaux, eux, spéculent sur le moment où l’empire du Milieu, qui met à l’eau tous les quatre ans l’équivalent en tonnages de la Marine nationale française, pourrait remettre la main sur Taïwan. L’île dissidente fabrique plus de 60 % des semi-conducteurs mondiaux, avec interdiction d’en vendre aux sociétés chinoises.
Au Moyen-Orient, où Vladimir Poutine discute avec tout le monde, les rapports de force complexes évoluent. Obligée de l’Amérique depuis 1945, l’Arabie Séoudite a refusé d’accroître sa production pétrolière comme le lui demandait la Maison Blanche pour amorcer le recul des prix à la pompe avant les élections de Midterms ; au contraire, le royaume s’est accordé avec la Russie pour que l’Opep retire du marché 2 millions de barils par jour afin de maintenir les cours. L’organisation pétrolière travaille à la création d’une bourse à Moscou où les échanges d’or noir ne seraient plus libellés en dollars. L’Iran, qui expérimente le troc depuis plusieurs années pour échapper aux sanctions de l’oncle Sam, en a profité pour resserrer ses liens avec Moscou : ce pays fournit des équipements militaires à la Russie en contrepartie de son soutien à son programme nucléaire ; le processus de normalisation engagé par Joe Biden avec les Mollah est enterré. Au grand soulagement d’Israël, où Benjamin Netanyahu a reconquis son siège de Premier ministre avec le soutien de la droite religieuse, qui ne fait pas mystère de vouloir bombarder Téhéran.


Jusqu’alors, Vladimir Poutine, le sauveur de Bachar El-Assad, jouait le rôle de tampon entre les gardiens de la Révolution iraniens et les faucons de la Knesset. Il régulait leurs incartades respectives dans l’espace syrien, où il a su restaurer la paix. Un jeu pragmatique dans lequel le nouveau tsar avait obligé le néo-sultan Erdogan à entrer, et qu’il avait formalisé avec sa conférence d’Astana. Ce rendez-vous survivra-t-il à la fragilisation du maître du Kremlin ? À quelques mois de la présidentielle du printemps 2023 en Turquie, qui se déroulera sur fond de grave crise économique, Erdogan met la pression sur le Kurdistan syrien, que son armée a déjà envahi à deux reprises, dont il rêve de s’emparer pour le repeupler. Pendant ce temps, dans le Caucase, son allié azéri sonde de nouveau les défenses arméniennes, tandis que l’Asie centrale rêve à voix haute de s’émanciper de la tutelle russe, et dans les Balkans, les Kosovars s’agitent contre la minorité serbe du nord. S’ajoutent les tensions croissantes entre l’Algérie et le Maroc ou bien la dérive à grand pas d’un Sahel livré aux djihadistes depuis que la France a préféré l’abandonner aux mercenaires russes, aux ONG turques et qataries et aux sociétés chinoises, pour mieux « réassurer le flanc est de l’Otan ».


En quelques mois, notre monde instable est devenu un volcan qui gronde. Dans l’indifférence des États-Unis. L’ex-gendarme de la planète est obnubilé par la partie décisive qu’il entend disputer avec la Chine. Dans les médias, le général Pierre de Villiers, ancien chef d’état-major des armées françaises, déclarait cet automne : « La guerre en Ukraine n’est pas l’intérêt des pays européens, certainement pas de la France, peut-être des Américains. »

Mériadec Raffray


Mériadec Raffray, journaliste, spécialiste des questions internationales et de défense, collaborateur de Valeurs Actuelles, Causeur, Conflits, Le Télégramme, L’Opinion, consultant pour CNews et LCI, a publié Afghanistan, les victoires oubliées de l’Armée rouge (Economica, 2010).