Un séminariste héroïque : vie de Francisco Maqueda Lopez

Souvent, le bruit ne fait pas de bien et le bien ne fait pas de bruit. On pourrait prêter cet adage à la prière du chapelet, petit moyen à la portée de tout le monde mais qui fait beaucoup de bien. En ces temps de carême, à l’heure où l’on s’enfonce dans le désert du monde et que l’on entre dans sa forteresse intérieure, bastide spirituelle, l’exemple édifiant d’un séminariste contribue à l’exercice profond et passionnant du chapelet.

Il était en 1936 un séminariste, né à Villacañas, proche Tolède. Rien de bien nouveau sous le soleil de la Mancha, ce jeune homme, fils de paysans, a décidé de consacrer, depuis ses onze ans, sa vie au Christ.

Rien de bien nouveau seulement si l’Espagne n’était devenue une république faible et chancelante qui ne peut imposer la loi et qui sombre dans le désastre politique, si la guerre civile, comme le diable qui entre dans une église pour tout renverser, jusqu’à profaner l’autel, ne faisait basculer le pays dans le tumulte et le tourment dont on ne mesure, en France, que timidement le drame. L’Espagne est déchirée en deux, puis en quatre, les barbares communistes sévissent, le rouge au front, le fusil à la main ; les anarchistes tuent au couteau, volent, violent ; noirs ils sont les ennemis des rouges ; et tous, convergence du combat, luttent contre les troupes réactionnaires de Franco, putschiste, qui mitraillent et canardent, écrasent les ennemis. S’ajoutent encore les Républicains, tout aussi allumés que leurs ennemis communistes.

Francisco Maqueda Lopez vient de recevoir l’engagement définitif du séminariste, le sous-diaconat. Dans cette pagaille de plus en plus violente, de plus en plus honteuse, religieux, prêtres, séminaristes se demandent alors : que faut-il faire ? La persécution est violente, la mort avance pas à pas comme une peste ou une dingue qui s’empare des hommes. Les hommes troublés par la politique, atteints de bouffées délirantes, tuent leurs prochains. Des massacres sont perpétrés jusque dans les cloîtres des couvents. Les communistes vont même jusqu’à déterrer les cadavres des religieuses pour les souiller. La pourriture s’ajoute à la pourriture. Des républicains sont pris en photos, revêtus des chasubles des prêtres qu’ils viennent d’assassiner au moment de la messe. Et même les franquistes ont le sang de religieux sur les mains. Qu’est-ce qui, entre leur moral, et le corps des consacrés, se corrompt le plus rapidement ?

Allons-nous fuir ? « Je suis engagé au service de Dieu pour sauver l’âme de mon prochain. Un engagement est un engagement, une promesse est une promesse. Surtout que Jésus a promis qu’il sera à nos côtés pour prendre notre défense à notre mort quand on sera jugé par Dieu si nous témoignons de lui devant les hommes. Je serai bien idiot d’une telle insistance. » Ses camarades peuvent partir, lui, demeure.

Et le voilà qu’il continue son bonhomme de chemin, le sourire aux lèvres, toujours, car un catholique est joyeux du matin au soir et du soir au matin. Il sert la messe, suit des cours, approfondit le latin, s’occupe d’enfants, leur fait le catéchisme.

À la fin de l’été, le 11 septembre, Francisco se confesse, après avoir jeûné. Il dit à son confesseur ces mots : « cette nuit, ils viendront pour moi, puisqu’ils veulent me tuer ; je deviendrais alors un martyr. Cela veut dire qu’ils prendront la vie non pas parce que je viens d’une famille de droite mais parce que je ne veux pas renier Dieu et parce que je confesse ma foi et ma religion véritable. Je sais que ceux qui meurent avec résignation vont au ciel ; et parmi eux, je serais un martyr de la vérité. » Il n’a pas peur, n’entre pas en agonie, ne se torture pas. Il va mourir et il a confiance. Francisco a déjà un pied au ciel, la grâce du Royaume touche ses doigts. Il n’a peur de rien dans l’espérance.

Et le soir même de sa confession, les communistes l’arrêtent et se moquent de lui. Francisco ne se débat pas, ne s’abat pas, ne combat pas. Il suit ses bourreaux, le sourire aux lèvres, salue ses amis, sa famille, « au revoir à tous, dit-il, à bientôt au ciel. » Emmené par la milice, il est enfermé dans la chapelle Notre dame des douleurs, transformée en prison. La nuit est douce. La grille se referme sur lui. Dans la pénombre, le diacre prie longuement la passion devant une vierge, atteinte par les sabres qui lui percent le cœur et le visage d’un Christ aux outrages, le sang ruisselant, la couronne d’épines sur sa tête blette. Francisco, un brun goguenard, interpelle ses mâtons : « eh les gars ! Merci de me rapprocher de ma mère du ciel ! » Les communistes montrent les dents. Des chicots comme des pierres tombales. Ils ont l’allure pourrie, la mine tantôt patibulaire tantôt maligne, le visage tubéreux, ossu et bouffi, le nez crochu ou en forme de groin, comme des excroissances, la peau granulée, cireuse, beurrée, le menton, tumoral et grossier, de ces créatures qui entourent le Christ sur les toiles de Bosch.

En prison, il n’est pas seul. Se trouve-là une quinzaine de prisonniers qu’il réunit et aide à se préparer à la mort. Comment ? En sortant son chapelet. Simplement. Il les exhorte, avec simplicité, à prier le chapelet. Rien que ceci : « confiez-vous à la Vierge ». Ces quinze personnes ont froid, grelottent, tremblent de peur. Les ventres sont crispés, l’inquiétude trouble le repos et l’équilibre, la détresse gagne les visages. Ils vont mourir et l’atrocité de cette mort les torture, les tenailles, les serre, les cisaille. Aux paroles de Francisco, douces et humbles, calmes et pieuses, ces mêmes gars vont prier le rosaire une partie de la nuit. Le chapelet s’égrène, les mystères du rosaire passent. La nativité et la crèche, la Passion, la flagellation, les clous de la croix, la résurrection et le feu de la pentecôte. Les images évangéliques prennent forme devant eux. Ils contemplent la vie de Jésus comme s’ils étaient au cinéma. Les grains passent, les Ave Maria aussi. La Grâce opère. Les cœurs angoissés deviennent paisibles ; peu à peu, les traits tendus sur les visages laissent place à des visages détendus et heureux. Ils sont prêts, le soleil commence à se lever, les cœurs sont paisibles.

Au matin, les quinze jeunes hommes sont emmenés à un peloton d’exécution. Francisco demande à être fusillé le dernier pour accompagner les condamnés. Les communistes acceptent. Il n’arrêtera pas de chanter, de sourire, d’être simple et stable, solide et fort. C’était à désarçonner les miliciens. Et il rassure les condamnés « n’ayez pas peur, ayez confiance en mon père. » Les miliciens eux-mêmes ont peur. Qui est son père ? Un chef de guerre ? Un militaire ? Où se cache-t-il ? Prépare-t-il une embuscade ? Ils ne comprennent pas parce qu’ils n’ont plus voulu comprendre. Puis, le dernier, Francisco rejoint ses camarades dans la mort, troués de dix balles. Il avait vingt-quatre ans.

Francisco nous élève par la simplicité de son entrée dans la mort qu’il regarde comme une joie, les yeux grands ouverts, sûr du Royaume et paisible. Il s’est abandonné à la volonté du Père et, imitant le Christ, est allé à son autel sans broncher. Paisible, il est un artisan de paix, de cette paix qui opère sur les hommes pacifiés alors même que la mort à la bouche carnassière va les dévorer. Le corps est viande, l’âme est indestructible.

Le chapelet, la mitraillette à cinquante coups, fait du mal au diable qui divise, sème le doute, désordonne et nous éloigne des choses divines. Sa répétition active, sa pratique déterminée est un exercice spirituel majeur dont les scènes évangéliques qu’il fait défiler et qui, comme du thé blanc dans l’eau fade, s’infusent dans l’âme, nous unit à Dieu, confirme notre foi en Dieu, remet l’ordre de Dieu en nous et nous rapproche de Dieu. Toutes les vertus de Jésus et de Marie arrivent ensuite, naissent en nous comme de beaux fruits. Alors que le quotidien et son torrent d’inutilité peuvent affadir, attiédir et même gâcher le chapelet, faire des dizaines des pensums de répétition, la rencontre inéluctable de la mort, l’épreuve et l’expérience des angoisses torturantes sont le meilleur moyen de remettre de la force, de la vitalité dans le chapelet au nom du Royaume à venir. Francisco Maqueda Lopez, comme 498 martyrs, a été béatifié par sa sainteté Benoît XVI en 2007. « Ces témoins héroïques de la foi, dit le Saint-Père, qui, motivés exclusivement par l’amour du Christ, ont payé de leur sang leur fidélité au Christ et à son Église. Que leurs paroles et leurs gestes de pardon envers leurs persécuteurs nous poussent à travailler inlassablement à la miséricorde, la réconciliation et la coexistence pacifique. […] le témoignage suprême du sang n’est pas une exception réservée à quelques individus, mais une éventualité pour tout le peuple chrétien. »

Ces morts accompagnent les sept mille autres morts, prêtres et religieux, pendant la guerre civile espagnole.

Nicolas Kinosky

© LA NEF le 25 février 2023, exclusivité internet