Liturgie : de l’urgence d’un dialogue

Alors qu’on en appelle à une Église plus synodale, la façon dont la question « tradie » est traitée à Rome révèle autoritarisme et totale absence de dialogue, nourrissant incompréhensions et maladresses.

Le 20 février dernier le pape a urgé l’application de deux points qui se trouvaient déjà dans le motu proprio Traditionis custodes et les responsa ad dubia. On sent bien que certains s’impatientent à Rome : le motu proprio doit être appliqué plus sérieusement. De facto, en France, ici ou là, de nouvelles normes données par des évêques diocésains viennent restreindre l’usage des livres liturgiques anciens.
Peut-on célébrer avec le missel ancien et ne pas rejeter Vatican II et les réformes du missel de saint Paul VI et de saint Jean-Paul II ? Oui. Il est parfaitement possible d’obtenir une participation pleine, consciente et active des fidèles laïcs et clercs en célébrant les saints Mystères avec le missel ancien. D’ailleurs, n’oublions pas qu’un missel qui intégrait bon nombre des demandes de Sacrosanctum concilium (1) a été publié en 1965.

Une « punition collective ».

La « mouvance tradie » est plurielle. Vous y trouvez du côté des clercs : des prêtres « exclusivistes » (qui ne célèbrent qu’avec le missel ancien), d’autres qui concélèbrent avec leur évêque, d’autres qui utilisent habituellement les deux missels romains. Du côté des laïcs : certains ne vont qu’à la messe selon le missel ancien, d’autres participent à l’offrande du saint sacrifice selon les deux missels. Mais le motu proprio, les responsa et le rescrit ne font guère de distinctions. Quelques petites exceptions ont été faites : pour les curés de « paroisses personnelles », pour les prêtres de la Fraternité Saint-Pierre. Le sort du missel et du rituel anciens sont néanmoins scellés : ils doivent disparaître à plus ou moins brève échéance.

Incompréhensions.

Lors de la publication du motu proprio, bon nombre de prêtres et de fidèles (pour ne pas dire la quasi-totalité) ne s’est pas du tout reconnu dans la situation dépeinte, d’où un sentiment de sidération et d’incompréhension qui demeure encore aujourd’hui. Certains (une minorité) se sont peut-être sentis visés (à juste titre d’ailleurs), mais alors pourquoi une telle sanction collective sans distinctions suffisantes ? Il semble que nous soyons entrés dans une ère de « juridisme », voire de « positivisme juridique » : la loi est bonne puisque c’est la loi. En caricaturant un peu, nous pourrions résumer l’état d’esprit actuel par le slogan : « Obéissez et circulez ».

Des idéologies.

Les tenants d’une herméneutique de la rupture (2) se rejoignent. Pour les uns, tout ce qui est nouveau est mauvais : pas question d’utiliser les nouveaux rituels. Pour les autres, tout ce qui est ancien est mauvais : il n’est plus question de permettre l’usage des livres anciens. Or ce n’est pas du tout le discours auquel les papes Jean-Paul II et Benoît XVI nous ont habitués depuis 35 ans.

Une proposition : dialoguer et étudier dans un esprit synodal.

En vertu du canon 212, je formule la proposition d’instituer des espaces officiels de dialogue et d’étude tant au niveau national qu’au niveau des diocèses. À la lumière de Sacrosanctum concilium, ils permettraient de se pencher sur les forces et les faiblesses des rituels anciens et nouveaux, mais aussi sur les missels romains. Ils permettraient, je l’espère, d’arriver à terme, à un « enrichissement mutuel » de ce que Benoît XVI appelait les « deux formes » du missel romain (et pourquoi pas aussi des rituels des sacrements). Car certains ont dit que « l’enrichissement mutuel » avait échoué ; je pense pour ma part qu’il n’a jamais été tenté. Benoît XVI n’a-t-il pas dit que les nouveaux livres liturgiques n’étaient que « partiellement rénovés » (cf. Summorum Pontificum) ? Cela ne signifie-t-il pas qu’une « réforme de la réforme » est toujours possible ?

Des exemples de questions à se poser.

Par exemple, au sujet du baptême : Sacrosanctum Concilium a-t-il demandé la suppression des prières d’exorcisme et de délivrance du rituel ancien ? À la lumière de la lettre apostolique Desiderio desideravi (2022), quels symboles expressifs du rituel ancien ont été supprimés ? Quels sont les apports du nouveau rituel du baptême par rapport à l’ancien ? Quels enrichissements mutuels peut-on envisager ?
Au sujet du sacrement de mariage : est-il théologiquement juste d’utiliser le rituel ancien lors d’un mariage avec « disparité de culte » (par exemple, entre un baptisé et une non baptisée) dans la mesure où ce rituel ne parle que du sacrement de mariage alors que nous savons qu’il ne peut y avoir de mariage sacramentel qu’entre deux personnes baptisées ? Quels sont les apports du nouveau rituel du mariage par rapport à l’ancien ? Etc.

Les risques si on ne fait pas droit aux requêtes légitimes de l’intelligence des fidèles.

Faisons l’hypothèse que ces instances de dialogue synodal et d’étude n’existent pas à l’avenir. Que va-t-il se passer ? Les évêques diocésains vont naturellement obéir au pape et faire appliquer les normes actuelles. Les fidèles devront obéir aux autorités compétentes. Il sera fait appel à leur volonté car l’obéissance est dans la volonté, mais l’intelligence de beaucoup ne sera pas du tout satisfaite. Certes, il est possible d’obéir sans être d’accord avec le précepte reçu (3), mais il faut aussi ajouter qu’il est plus facile d’obéir quand on comprend le bien-fondé et la pertinence de l’ordre donné.
Il y a fort à parier que bon nombre de prêtres obéiront en vertu de la promesse faite à leur ordination. En cela, ils marcheront sur les pas du saint Padre Pio qui a obéi à ses supérieurs même si leurs ordres lui paraissaient injustes (et ils l’étaient objectivement). D’autres prêtres refuseront d’obéir et perdront leur ministère dans tel ou tel diocèse comme cela s’est déjà produit ces derniers mois. Les fidèles laïcs seront désemparés mais ils continueront à aller à la messe où bon leur semble. Certains, formés depuis 1988 par les discours de deux papes qui leur disaient que la coexistence de deux missels romains ne nuit pas à l’unité de l’Église mais constitue plutôt une richesse (4), se diront qu’ils ont encore droit à ce missel : ils iront prier dans des garages, dans des oratoires privés, et même dans des chapelles de la Fraternité Saint-Pie X (parce que les distinctions théologiques de validité, de licéité, de levée d’excommunication qui n’entraîne pas la pleine communion avec l’Église catholique les dépassent et leur échappent). La fin va justifier les moyens – ce qui n’est pas catholique.

Le fait est que, pour la quasi-totalité des fidèles, les propos de Benoît XVI résonnent encore : « Ce qui était sacré pour les générations précédentes reste grand et sacré pour nous, et ne peut à l’improviste se retrouver totalement interdit, voire considéré comme néfaste. Il est bon pour nous tous, de conserver les richesses qui ont grandi dans la foi et dans la prière de l’Église, et de leur donner leur juste place. Évidemment, pour vivre la pleine communion, les prêtres des communautés qui adhèrent à l’usage ancien ne peuvent pas non plus, par principe, exclure la célébration selon les nouveaux livres. L’exclusion totale du nouveau rite ne serait pas cohérente avec la reconnaissance de sa valeur et de sa sainteté » (lettre accompagnant SP). C’est pourquoi un appel à l’obéissance « aveugle », sans travail de l’intelligence et sans dialogue synodal, me semble être un exercice très périlleux.

Préserver l’unité.

Saint Augustin a écrit : « Les bourreaux n’ont pas déchiré le vêtement [du Christ], des chrétiens divisent l’Église » (5). Si nous pouvons éviter de nouvelles déchirures, ne le faut-il pas ? Souvenons-nous des mots de Benoît XVI : « En regardant le passé, les divisions qui ont lacéré le corps du Christ au cours des siècles, on a continuellement l’impression qu’aux moments critiques où la division commençait à naître, les responsables de l’Église n’ont pas fait suffisamment pour conserver ou conquérir la réconciliation et l’unité ; on a l’impression que les omissions dans l’Église ont eu leur part de culpabilité dans le fait que ces divisions aient réussi à se consolider » (lettre accompagnant SP).

Derrière l’humour : une lourde responsabilité.

Pour résumer ma proposition avec une note d’humour, permettez-moi de citer Jean Lefebvre dans un film « culte » : « Au fond maintenant, les diplomates prendraient plutôt le pas sur les hommes d’action. L’époque serait aux tables rondes et à la détente, hein, qu’est-ce t’en penses ? » Sinon nous risquons tous de connaître ce que le même acteur appelait : « des nuits blanches, des migraines, des “nervous breakdown” comme on dit de nos jours… » Ne pouvons-nous pas nous les épargner ? Ne pouvons-nous pas éviter d’entrer dans les pièges du Diviseur ? Pourquoi ne pas faire le choix de la communion et de la synodalité ?

Abbé Laurent Spriet

(1) Constitution du concile Vatican II sur la liturgie (1963).
(2) Cf. Benoît XVI, 22 décembre 2005.
(3) Cf. Somme théologique, IIa IIae q 186 a 5 ad 5um.
(4) Cf. les MP Ecclesia Dei et Summorum Pontificum.
(5) Saint Augustin, Traité sur saint Jean, 13.

© LA NEF n° 357 Avril 2023