Armand Rouvier © DR

Vous avez dit conservateur ?

Chercheur en science politique, Armand Rouvier a publié un essai stimulant, Peut-on encore être conservateur ? (1). Il nous y relate l’histoire de ce mouvement d’idées et les raisons de son faible développement en France.

La Nef – Comment définissez-vous le conservatisme et en quoi est-il à la fois moderne et anti-moderne ?
Armand Rouvier – Le conservatisme est la disposition à vouloir conserver, à accepter l’autorité des traditions parce qu’elles nous ont été léguées et non parce qu’elles seraient bonnes ou parfaites. Pour les conservateurs, les lois et coutumes tirent leur légitimité de leur historicité. Il ne faut pas obéir aux lois parce qu’elles sont justes mais précisément parce qu’elles sont lois, nous dit Pascal, les lois sont légitimes car elles sont reçues. Être conservateur, alors, c’est vouloir conserver ; c’est la disposition qui porte à préférer le familier à l’inconnu, qui pousse à avoir une vision prudente et modeste de la politique ; à se méfier des idées abstraites ; à accorder sa confiance à un héritage issu du passé. Conserver l’héritage présent, c’est accepter son imperfection, d’abord parce que cet héritage a beau être imparfait, il est le nôtre.
S’il y a probablement un instinct conservateur éternel, le conservatisme en tant que « doctrine » politique naît avec la modernité et n’est pas envisageable en dehors d’elle. La proposition conservatrice est une réponse au problème politique moderne : comment trouver un socle qui nous permette de vivre ensemble tout en évitant les guerres civiles et religieuses ? Mais si les conservateurs acceptent notre condition moderne, ils n’acceptent pas le projet moderne qui veut refonder l’autorité sur la raison.

Vous faites remonter le conservatisme à la Réforme et aux guerres de Religion : comment et pourquoi s’est-il formé durant cette période charnière de notre histoire ?
La Réforme et l’immense crise européenne qu’elle a engendrée en faisant de la religion une source de discorde ont changé notre rapport à la politique. Dans ce contexte, il n’était en effet plus possible de défendre les traditions et les coutumes comme des évidences. Cette faillite de l’argument d’autorité forçait le traditionalisme à développer d’autres argumentaires, l’un historique : ce qui existe depuis longtemps est légitime ; l’autre sceptique : appelant à la prudence en soulignant l’imperfection intellectuelle de l’homme et son incapacité à déterminer indubitablement ce qui est juste. C’est l’acte de naissance du conservatisme : en France c’est Montaigne qui incarne en premier cette proposition, il développe tout au long des Essais un conservatisme sceptique où la prise de conscience de nos limites intellectuelles nous mène à une acceptation de la coutume malgré son imperfection.

Pourquoi les Lumières sont-elles un mouvement anti-conservateur ?
En France, les Lumières ont été dans l’ensemble plus volontaristes, plus portées vers le « projet moderne » voulant émanciper l’espèce humaine par l’usage de la Raison. Émancipation et autonomie sont les maîtres mots des Lumières, l’histoire a une finalité humaine, le bonheur, et ce dernier a une dimension universelle. Les Lumières proposent ainsi de séculariser et de remplacer l’eschatologie chrétienne, la recherche du bonheur tenant lieu de quête du salut. La vie des hommes ne doit plus être orientée par le passé, mais plutôt par leur projet d’avenir Ces Lumières-là, celles des philosophes, celles de Kant, ont triomphé et, en déniant toute autorité au passé, elles ont imposé une vision anticonservatrice.
Mais les Lumières sont en fait diverses, ainsi, par exemple, au Royaume-Uni, on est plus intéressé par l’apprentissage de la vertu que par l’émancipation. Des hommes tels que Edmund Burke et David Hume sont indéniablement à la fois des penseurs des Lumières et des conservateurs. Il y a donc aussi des Lumières conservatrices. Mais la Révolution française en se réclamant des Lumières a caché cette réalité et a lié pour la postérité Lumières et Révolution. L’héritage des Lumières est donc anticonservateur malgré le fait qu’il y ait eu des conservateurs dans les Lumières.

Pourquoi le conservatisme ne s’est-il pas développé en France comme en Grande-Bretagne, d’abord sous l’Ancien Régime, puis après la Révolution ?
Au Royaume-Uni, le compromis issu de la Glorious Revolution de 1688 a été accepté assez rapidement et la droite réactionnaire des Tories et Jacobites a disparu dès le milieu du XVIIIe siècle. Quand l’aile droite des Whigs décide de créer le parti Conservateur ils ont peu d’ennemis à droite et la question du régime ne se pose plus. Qui plus est les fortes personnalités que sont Disraeli et Salisbury vont réussir à installer le parti conservateur dans la vie politique britannique. La stabilité du régime et le mode électoral ont sans doute aussi aidé à son émergence.
En France, au contraire, la monarchie, si elle a aussi connu des guerres civiles, a réussi à imposer l’absolutisme. Ce succès va non seulement préparer la Révolution mais aussi empêcher l’émergence de véritables partis avant elle. Et après cette dernière, les conservateurs français se sont retrouvés coincés entre libéraux et réactionnaires. Ils n’ont jamais réussi à s’imposer à droite et l’instabilité des régimes ainsi que la question dynastique étaient des obstacles à la création d’un véritable parti conservateur.

Le conservatisme ne défend pas des principes mais un héritage historique, écrivez-vous : mais est-il possible en politique de faire abstraction de tout principe ?
Le conservatisme s’est construit comme opposition à toute politique voulant se fonder sur des principes abstraits et faisant abstraction des circonstances. Or pour les conservateurs, comme l’écrit Burke, ce sont les circonstances qui donnent « à tout principe politique sa couleur distinctive et son véritable caractère ». Si le conservateur ne fait pas de politique sans principes, il soumet cependant ces derniers aux circonstances. Défendre un héritage historique, ce n’est pas renier des principes mais accepter que ces derniers puissent s’être incarnés de façon imparfaite et néanmoins défendable. Il ne s’agit donc pas, pour le conservateur, de partir des principes et de vouloir réformer le monde, mais d’accepter l’héritage et si possible de le rendre plus conforme à ces principes.
On reproche habituellement au conservatisme son passéisme et son immobilisme : que répondez-vous à ces critiques ?
Sur le passéisme on ne peut qu’approuver, puisque pour le conservateur c’est du passé que vient la légitimité. L’accusation d’immobilisme quant à elle est assez fausse. Car si les conservateurs n’aiment pas les grands changements et détestent les révolutions, ils sont pourtant favorables aux réformes. En effet, la conservation de toute chose est un effort actif, une réponse à des conditions changeantes : « Un État qui n’a pas les moyens de son adaptation n’a pas les moyens de sa conservation », écrivait Burke.

Pourquoi observe-t-on un certain renouveau de l’idée même du conservatisme en France depuis quelques années ? La Manif pour tous relève-t-elle d’une mouvance conservatrice ?
Le XXIe siècle semble en effet favorable au conservatisme. Le culte du progrès et de la technique a montré ses limites à la fin du siècle dernier, et ni le volontarisme politique, ni l’esprit révolutionnaire ne sont au plus fort. Un esprit conservateur traverse même la société : nous sommes plus soucieux de la conservation du patrimoine que nos prédécesseurs par exemple, et la crise climatique qui nous menace nous rappelle que tout changement n’est pas positif et que nous avons aussi une planète à conserver.
La Manif pour tous cependant ne relève pas entièrement de cette mouvance. Le rejet du « mariage pour tous » ne reposait pas le plus souvent sur des arguments conservateurs. Ainsi, pour une partie de la Manif pour tous, il s’agissait plus d’arguments se fondant sur la loi naturelle que sur un recours à l’histoire.

Comment voyez-vous l’avenir de l’idée conservatrice en France et quelle traduction politique pourrait-elle avoir ?
Le conservatisme dispose dans ce pays d’une longue histoire et de racines profondes qui pourraient permettre sa renaissance. Il peut aussi capitaliser sur notre côté instinctivement conservateur : l’attachement au patrimoine, à l’héritage que l’histoire nous a donné, et l’envie de vivre dans un monde qui nous reste familier. Que nous le voulions ou non, nous vivons dans un monde hérité de nos prédécesseurs, façonné par le passé. Conserver cet héritage reste un objectif politique honorable qui peut rassembler un nombre conséquent de nos concitoyens. Mais la traduction politique de cette disposition reste pour l’instant problématique. Elle est trop souvent mal comprise et est en manque d’incarnation.

Propos recueillis par Christophe Geffroy

(1) Armand Rouvier, Peut-on encore être conservateur ? Histoire d’une idée incomprise en France, Buchet-Chastel, 2023, 220 pages, 23,50 €.

© LA NEF n° 357 Avril 2023