La guerre totale, donc nucléaire, est de nouveau de l’ordre du pensable, du possible. Et par ailleurs, en Occident, nous discutons de la légalisation du suicide euthanasique. On ne voit pas a priori de rapport entre ces deux faits. Pourtant, la conjonction des deux phénomènes est extrêmement inquiétante. Pourquoi ? Parce que la légalisation éventuelle du suicide euthanasique participerait d’une dynamique tendant à remplacer l’équilibre de la terreur par ce que Thérèse Delpech appelle le « déséquilibre de la terreur ».
Faire la guerre atomique, c’est se suicider en tuant son adversaire. C’est pourquoi plus le suicide est contraire à la logique d’une culture, plus la dissuasion classique (renoncement à tuer par peur de mourir) est crédible de la part d’un État structuré par cette culture. On comprend donc que, si le suicide entre de manière quasi normale dans la logique d’une culture, l’économie de la dissuasion se trouve profondément perturbée.
Si, dans un État puissance nucléaire, le suicide devient pour l’individu la façon normale de quitter la vie, ses adversaires ont sujet de s’alarmer. En effet le raisonnement selon lequel « nul n’a envie de se suicider » perd énormément de sa force. Cet État devient beaucoup plus imprévisible en raison d’une inévitable contamination de sa culture politique par la logique de l’éthique régissant désormais la vie privée. Un suicidaire surarmé fait encore plus peur qu’avant, mais ce n’est plus du tout le même genre de peur. La relative sécurité que l’on éprouve face à un adversaire qui n’a pas peur de mourir, mais dont on est certain qu’il préfère la vie, cède la place à une pénible incertitude face à un adversaire pour lequel l’idée de se suicider semble être devenue une perspective normale.
Mais ce n’est pas tout, car cette préférence pour la vie qui rend la dissuasion non seulement crédible mais stablement pacificatrice, est elle-même suspendue à la conviction que la vie ait un sens. Or le suicide euthanasique participe de l’idée que la vie n’a pas d’autre sens, que celui de la conserver tant qu’elle est intéressante, ou n’est pas trop désagréable. Globalement, ce suicide normalisé s’inscrit dans un système, où l’absence de sens quelque peu transcendant implique logiquement un désespoir existentiel irrémédiable. Un tel désespoir est autodestructeur. Devenu habituel et culturellement partagé, il rendra peu à peu pensable, acceptable, désirable, le suicide collectif autant qu’individuel. Car si le suicide est la mort normale pour tout individu, il en ira de même, tôt ou tard, pour une société où sont agrégés de tels individus.
Formulons avec précision les conséquences les plus dangereuses :
1) perte de crédibilité d’un dissuadeur suicidaire mais jouisseur, face à ses adversaires non suicidaires et plus rustiques ; ceux-ci ne le respectent plus, parce qu’ils savent, ou croient savoir, que le suicidaire ne cherche qu’à survivre agréablement et n’a plus aucune raison pour laquelle il préférerait mourir plutôt que capituler, à condition que son vainqueur lui assure une petite vie confortable ;
2) perte de sécurité des partenaires nucléaires faisant face à un dissuadeur suicidaire, dont ils se mettent à suspecter, comme pour tout suicidaire, la stabilité émotionnelle, l’équilibre psychique et la capacité d’objectivité rationnelle ;
3) la tentation, pour ces adversaires, de recourir préventivement, avant qu’il ne soit trop tard à leurs yeux, à tels moyens adéquats pour neutraliser un dangereux suicidaire, un forcené qui pourrait bien finir par voir dans la guerre, un jour, le moyen le plus honorable de se suicider.
La dissuasion ne relève pas d’une simple théorie formelle des jeux, car si elle est un jeu, et très dangereux, celui-ci ne fonctionne que par certains principes dans la culture. La légalisation de l’euthanasie est un marqueur puissant pour un État. Elle signe avec certitude le basculement de cet État dans une culture non fonctionnelle, surtout si cet État est une puissance nucléaire. Elle ôte à cet État son caractère d’acteur rassurant, crédible, rationnel, prévisible. Dans ces conditions, la guerre totale devient non seulement possible à terme moyen, mais pratiquement certaine.
Henri Hude
Normalien, agrégé et Docteur HDR en philosophie, il a dirigé le pôle éthique et droit au centre de recherches des Écoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan entre 2004 et 2018. Il a fondé la Société internationale d’éthique militaire en Europe. Il vient de publier Philosophie de la guerre.
© LA NEF n° 356 Mars 2023