Statue de Gerson à La Sorbonne ©Wikimedia

Gerson et le Grand Schisme d’Occident

Le Grand Schisme d’Occident (1378-1417) qui vit deux prétendants à la papauté à Rome et à Avignon, se résorba au concile de Constance (1414-1418) où Gerson (1363-1429), théologien « conciliariste » (favorable à la primauté du concile sur le pape), fut l’un des principaux acteurs.

Le retour en janvier 1377, sur les bords du Tibre, de Grégoire XI, avait semblé mettre fin à la « captivité de Babylone » – celle des papes qui, depuis Clément V en 1309, prirent leurs quartiers à Avignon et qu’une malheureuse tentative d’Urbain V, quelques années auparavant, n’était pas parvenue à interrompre. Mais Grégoire mort en 1378, l’élection tumultueuse de son successeur, couronné sous le nom d’Urbain VI, l’orgueil et la violence qu’une ascension aussi imprévue exaspéra chez ce Napolitain non membre du Sacré Collège, allaient entraîner presque aussitôt une grave fracture. Ayant déclaré nulle son élection, tout un lot de cardinaux français ouvrit, hors de la Ville éternelle, un nouveau conclave dont le choix se porta sur Robert de Genève, haut personnage devenu Clément VII. La robe sans couture se trouvait déchirée.
Deux obédiences rivales, en effet, se partagèrent la chrétienté. Rome d’un côté avec l’Angleterre, le plus gros de l’Allemagne, la Scandinavie, l’Italie du Nord et du Centre ; de l’autre Avignon où Clément s’était replié et que reconnaissaient la France, la Savoie, l’Écosse, la Lorraine, ensuite les rois de Castille et d’Aragon. Néanmoins si Charles V le Sage (1338-1380) lui apporta son soutien, ce fut après s’être donné le temps de la réflexion. Comme d’ailleurs la très prestigieuse Université de Paris, laquelle conservait encore le caractère d’une institution d’Église qu’elle tenait de sa fondation même. Au reste, « urbanistes » et « clémentistes » disposant d’habiles docteurs, de grands canonistes, de jurisconsultes éclairés, et le droit d’agiter la question ne résolvant rien, le droit de prononcer n’appartenait-il pas, en définitive, au seul concile général ?

Poursuite du schisme…

Car, à la mort d’un protagoniste, les cardinaux qu’il avait créés lui dégotaient un continuateur et le Schisme se prolongeait. Boniface IX en 1389, Innocent VII en 1404, Grégoire XII en 1406, assurèrent la durée du camp urbaniste tandis qu’en 1394, sur les bords du Rhône, un homme dévoré d’ambition, Pierre de Luna, proclamé Benoît XIII, maintenait la cause clémentiste. Dès lors, que faire ? La via cessionis ou démission des compétiteurs rendue impossible par ceux-ci ; la via conventionis ou intention de se rencontrer pour s’entendre tournée en valse hésitation burlesque et scandaleuse – ne demeurait donc, on l’a noté, que le difficile recours à une assemblée œcuménique. L’Église de France néanmoins, se réduisant par colère à n’être que gallicane, avait déclaré en 1398 sa soustraction complète de l’obédience de Benoît XIII. Tentative extraordinaire, pleine de vicissitudes diverses, après quoi elle était rentrée en 1403 dans l’obédience dudit Benoît malgré son refus d’abdiquer… pour, encore vers 1407, envisager derechef cette radicale mesure. En somme, courroucée, exaspérée plus que jamais par les artifices, les tergiversations, les faux-fuyants des Pontifes ennemis. Et décidée à s’en libérer. Ce qui fut le but du concile réuni à Pise en 1409. Lequel déposa à la fois Grégoire et Benoît, puis acclama le franciscain Philargès devenu Alexandre V. Las ! les évincés s’agrippant à leur souveraineté, Pise n’avait produit au bout du compte qu’un monstre tricéphale.
Le prompt décès, en 1410, d’Alexandre V, l’élévation à la papauté de Jean XXIII par les cardinaux de son obédience, préludèrent au rassemblement en 1414, dans la ville de Constance, promue capitale provisoire de la chrétienté, d’une foule d’évêques, de prêtres, de représentants des Universités. Ils devaient arrêter la discorde, clore le schisme, refaire l’unité. Ou laisser l’Église se saborder. Un concile, on voit, d’extrême importance. Avec comme recruteur, gardien, animateur et imprésario l’empereur Sigismond. Des trois rivaux, Jean XXIII et Grégoire XII accepteront de s’incliner, mais quant à Benoît XIII l’obstiné, raidi sur un éperon rocheux près de Valence, il fallut le frapper de déchéance. Enfin, la place nette, Othon Colonna, de l’illustre famille romaine, sera élu le 11 novembre 1417 sous le nom de Martin V et, après avoir reçu diaconat, prêtrise, épiscopat, sera couronné le 21 de ce mois.

L’intervention de Gerson

Oh ! nous souffle-t-on, votre récit s’étire et Jean Gerson (1363-1429) tarde à paraître. Lui, alors en pleine possession de sa science, de son autorité, de son génie, dont la folle crise du schisme et le désir de l’éteindre scellèrent sa réputation et contribuèrent le plus à sa célébrité. Membre du Chapitre de Notre-Dame-de-Paris, chancelier de l’Université, aumônier du duc de Bourgogne, ce docteur éminent, fils aussi d’une humble famille du Rethélois, avait donné en 1402, morceau de bravoure, le Traité contre le Roman de la Rose et ses rêveries amorales ; en 1405, déroulé devant Charles VI sa harangue Vivat Rex ! aux paroles magnifiques de vérité, splendides de courage, où étaient dépeintes les misères du royaume et blâmée la dissension, douloureuse au pauvre peuple, régnant parmi les princes et les hauts personnages. Mais sa grande préoccupation ce fut de sauvegarder l’antique harmonie de la vie intellectuelle, d’accorder, par le canal d’une « théologie mystique », les progrès de l’esprit à la foi.
Revenons cependant au schisme, aux conciles qu’il suscita, au rôle de Gerson. Présent à Pise, son De Auferibilitate papae avait soutenu le droit pour l’Église, en certains cas, de décider sans le concours du pape et même de le destituer. À Constance, promu chef de la députation française et ambassadeur de Charles VI, le chancelier, développant cette thèse, affirmera que si ledit concile, représentant l’Église universelle, demande au pape un geste indispensable au repos de celle-ci, par exemple sa démission, il doit s’y prêter. D’ailleurs, le décret Haec sancta du 6 avril 1415 va s’inscrire dans ce sens et encore le décret Frequens du 30 octobre 1417, voté par les Pères peu de temps avant l’élection de Martin V. Réuni à intervalles réguliers, donc échappant pour son indiction au bon vouloir du Saint-Siège, le concile allait faire partie du gouvernement normal de la chrétienté… jusqu’à la restauration imparfaite et coûteuse sous Eugène IV (pape de 1431 à 1447), plus explicite sous Pie II (1458-1464), de la souveraineté vaticane.
Champion indéfectible de la suprématie du concile général, seul infaillible en matière de foi et de discipline, Gerson, certes, reconnaissait au pape, dans le cours ordinaire des choses, la qualité de juge suprême de tous et de chacun des fidèles. En revanche, s’arroger au détriment du droit divin ou des canons, le pouvoir qui appartient aux évêques, abus manifeste à ses yeux. Bien sûr, les brûlures du schisme oubliées et le conciliarisme quittant le devant de la scène, la mémoire du porte-lumière de Constance (homme, selon Bossuet, d’une vertu et d’une piété consommées) subit d’âpres reproches. N’empêche que Robert Bellarmin (1542-1621), dont les opinions seront tout autres, consentira (ô probité !) à lui décerner quelques louanges.
Signaler aussi l’adversaire des erreurs hussites, spécialement la soi-disant nécessité de salut pour les laïcs de communier sous les deux espèces ; les fortes déclarations qu’il fit au moment même où Jeanne d’Arc était vivante, en faveur de la véracité de ses « voix » et de sa vocation ; l’abondance d’une production où s’alignaient livres de spiritualité, ouvrages de pédagogie, commentaires bibliques, poésies et innombrables sermons (en français et en latin), où l’œuvre théologique se présentait, dans son ensemble, comme affranchie de la technique scolastique pour retrouver les formes libres de l’éloquence patristique.
Ses dix dernières années furent vécues à Lyon et sa retraite fut le cloître de la collégiale Saint-Paul. Outre d’absorbants travaux d’écriture, et la prédication, et la réponse aux consultations qu’on lui adressait, instruire les petits indigents, les catéchiser, occupait pas mal de ses heures. Le 12 juillet 1429, bien avant que finissent les calamités de la guerre anglaise et de la guerre civile (entre Armagnacs et Bourguignons), puis que les cloches de l’histoire sonnent le glas du Moyen Âge, il laissa se détacher son enveloppe terrestre.

Michel Toda

© LA NEF n° 356 Mars 2023