Le cardinal Sarah © Fayard

Conférence du cardinal Robert Sarah : L’Eucharistie et la sanctification des laïcs

Conférence de Carême
Co-cathédrale Notre-Dame de l’Annonciation
Bourg-en-Bresse
Dimanche 12 mars 2023

Chers Frères et Sœurs dans le Christ,

La question posée par le thème de cette conférence de Carême sur « l’Eucharistie et la sanctification des laïcs » est la suivante : quel rapport existe-t-il entre l’Eucharistie et la vie d’un fidèle laïc, appelé à rendre témoignage dans toutes les dimensions de son existence dans le monde ?

La réponse nous est fournie, sans équivoque possible, par la Parole de Dieu, contenue dans le texte de la première lettre de Pierre : « Mais vous, vous êtes une descendance choisie, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple destiné au salut, pour que vous annonciez les merveilles de Celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière ».

Tout fidèle laïc, par son baptême, est élevé à une dignité incomparable, celle d’appartenir à l’Eglise, une, sainte, catholique et apostolique, c’est-à-dire au Peuple saint de Dieu qui se distingue nettement de tous les autres groupes religieux, ethniques, politiques ou culturels de l’histoire. Dieu lui-même s’est acquis ce Peuple par le sacrifice de son Fils, le destinant à être « une descendance choisie, un sacerdoce royal, une nation sainte ». La Constitution dogmatique sur l’Eglise Lumen Gentium du Concile Vatican II affirme :« par la régénération et l’onction de l’Esprit Saint, les baptisés sont consacrés pour être une maison spirituelle et un sacerdoce saint, en vue d’offrir des sacrifices spirituels, moyennant toutes les œuvres du chrétien ». Voici ce que, déjà au V siècle, le Pape saint Léon I le Grand (440-461) écrivait à ce sujet dans l’un de ses Sermons : « Tous ceux qui sont renés dans le Christ reçoivent une dignité royale par le signe de la croix. Par l’onction de l’Esprit Saint, ils sont consacrés prêtres. Il n’y a donc pas seulement le service spécifique de notre saint ministère, car tous les chrétiens, revêtus d’un charisme spirituel et utilisant leur raison, se reconnaissent membres de cette race royale et participants à la fonction sacerdotale. Le fait qu’une âme gouverne son corps en soumission à Dieu, n’est-ce pas une fonction royale? Consacrer au Seigneur une conscience pure et lui offrir sur l’autel de son cœur les sacrifices immaculés de notre culte, n’est-ce pas une fonction sacerdotale ? ». 

A ce sujet, je vous rappelle ce qu’affirme le Constitution dogmatique sur l’Eglise Lumen Gentium du Concile Vatican II : «Le sacerdoce commun des fidèles et le sacerdoce ministériel ou hiérarchique, qui ont entre eux une différence essentielle et non seulement de degré, sont cependant ordonnés l’un à l’autre : l’un et l’autre, en effet, chacun selon son mode propre, participent de l’unique sacerdoce du Christ. Celui qui a reçu le sacerdoce ministériel jouit d’un pouvoir sacré pour former et conduire le peuple sacerdotal, pour faire, dans le rôle du Christ, le sacrifice eucharistique et l’offrir à Dieu au nom du peuple tout entier ; les fidèles eux, de par le sacerdoce royal qui est le leur, concourent à l’offrande de l’Eucharistie et exercent leur sacerdoce par la réception des sacrements, la prière et l’action de grâces, le témoignage d’une vie sainte, leur renoncement et leur charité effective » (n. 10).

I – Rapport entre Eucharistie et témoignage du fidèle laïc

Le témoignage du laïc, du fait de son baptême et de sa confirmation se traduit concrètement par une vie marquée par la présence vivante du Christ constamment contemplée et adorée dans le sacrement de la Très Sainte Eucharistie. Le témoignage est un acte de foi, l’expression de ce que nous avons entendu et contemplé du Christ. En effet, on témoigne de ce qu’on a vu de ses yeux et de ce qu’on expérimente concrètement ! Cette expérience personnelle de la foi fait jaillir du cœur la prière, car « la prière est l’entretien familier avec Dieu. Elle est communication, dialogue avec Dieu et union avec Lui, dans le silence et l’écoute mutuelle. La prière n’est donc pas l’effet d’une attitude extérieure, mais elle vient du cœur. Elle ne se limite pas à des heures ou à des moments déterminés, mais elle déploie son activité sans relâche, nuit et jour. La prière est la lumière de l’âme, la vraie connaissance de Dieu, la médiatrice entre Dieu et l’homme. Par elle, l’âme s’élève vers le ciel et embrasse Dieu dans une étreinte inexprimable, assoiffée de lait divin, comme un nourrisson, elle crie avec larmes vers sa mère. Elle exprime ses volontés profondes et elle reçoit des présents qui dépassent la nature visible ».

On dit souvent, en employant une image très suggestive, que la prière est la respiration de l’âme : de fait, comme les poumons se meuvent au contact de l’oxygène contenu dans l’air, de même l’intimité de l’homme – son âme – se meut au contact de la présence du Christ Seigneur ressuscité et réellement présent dans l’Eucharistie. Une présence uniquement perçue dans la foi. Nous savons que, sous les signes du pain et du vin se révèle la présence réelle et substantielle du Christ Seigneur, le Rédempteur, une présence qui se prolonge et dure au-delà de la célébration de la sainte Messe. Et c’est pourquoi, depuis des années, dans votre paroisse, des adorateurs se relaient au long de la journée et même souvent la nuit pour adorer le Saint-Sacrement exposé dans l’oratoire de la Miséricorde. A la Messe, par le geste sacramentel du prêtre, qui consacre le pain et le vin, la présence de Jésus Notre-Seigneur se révèle comme étant une présence personnelle et incarnée dans l’Eglise, et celle-ci constitue le cœur de la foi de tout baptisé catholique : sa prière, son témoignage et sa mission dans le monde dépendent de la foi vivante en cette présence. Comment ceux qui font l’expérience de cette présence pourraient-ils rester inertes ? Saint Ambroise (339-397), évêque de Milan et Docteur de l’Eglise, qui vivait au IV siècle, affirme que rencontrer Jésus dans l’Eucharistie, c’est percevoir comme « le souffle de sa respiration » : en latin : «Presentiae eius flatum aspirare ». Rien n’est plus important pour le croyant que cette perception vivante, réelle et personnelle dans l’Eucharistie. Confesser la foi est essentiel ; nous le faisons dans le Credo où nous proclamons notre foi en chacune de nos Messes. Toutefois, même si la profession de foi est indispensable, elle ne suffit pas, car la foi réside dans notre capacité de percevoir et de vivre pleinement de cette présence mystérieuse et cachée, mais puissante du Seigneur ressuscité dans la Très Sainte Eucharistie, qui est « la source et le sommet de toute la vie chrétienne », comme l’affirme Lumen Gentium. Celui qui croit ainsi rencontre Jésus, il « respire » sa présence, et la prière devient la respiration de son âme. L’Eucharistie, célébrée et adorée, devient le cœur de ses journées, car elle est le centre de toute activité de son esprit et des dimensions temporelles de son existence.

II – La Messe dominicale, un temps consacré à Dieu et source des vocations au sacerdoce et à la vie consacrée

De nos jours, on entend souvent dire : « Je suis catholique, je suis croyant, mais pas pratiquant ». Cette affirmation n’indique-t-elle pas une incompréhension ou une ignorance totale de ce qu’est vraiment la vie de foi ? Avez-vous déjà rencontré un footballeur non pratiquant (c’est-à-dire un joueur de football qui n’a jamais joué et qui regarde sans enthousiasme et de façon indifférente les matchs de football !) ? Vous feriez-vous soigner par un médecin non-soignant ? Défendre par un avocat non-plaidant ? Où est l’erreur ? L’erreur réside simplement dans le fait qu’on réduit la foi à une pratique, à un rite religieux, alors que c’est une vie ; c’est la vie de notre âme ! Et si l’on vit, on pratique aussi. Si j’ai pris ces exemples, qui peuvent paraître un peu simplistes, c’est parce que souvent pratiquer la foi est associé à cette idée : aller à la messe le dimanche ! Et c’est vrai, même si, comme nous le verrons, ce n’est pas suffisant. En effet, pour tout chrétien, aller à la messe le dimanche est tout le contraire d’une option. Ce n’est pas accessoire, c’est tout simplement vital. Voilà pourquoi il est nécessaire qu’une famille chrétienne organise son dimanche en fonction de la messe, et qu’elle y aille avec joie et en s’y préparant soigneusement.

L’assemblée paroissiale, ici, à Notre-Dame de Bourg-en-Bresse, cœur du dimanche, permet à la famille chrétienne de battre au rythme du Cœur de Dieu. Je voudrais m’adresser aux époux ici présents : lorsque les époux, unis par le sacrement de mariage, reçoivent la communion eucharistique, leurs deux cœurs, leurs deux âmes, battent au rythme du Cœur de Dieu. Et s’ils ont fait l’expérience de ce cœur à cœur avec Dieu, ils auront le désir de la transmettre à leurs enfants, ils auront à cœur d’aller chaque dimanche au rendez-vous que le Seigneur leur a fixé. Ainsi, au long des jours, dans la famille il y aura une place pour et dans le Cœur de Dieu. L’assemblée dominicale est essentielle, car elle permet à la famille de redonner au temps sa vraie valeur. De fait, il me semble qu’une des premières difficultés que l’on rencontre, de nos jours, dans les pays occidentaux comme la France, est la question du temps. Dans votre société libérale marquée par la consommation et les loisirs, par ailleurs si frénétique, et uniquement axée sur le gain et la réussite économique, il est difficile de donner de son temps, et très souvent on se demande pourquoi le donner pour une activité qui n’est pas rentable. Toutefois, combien parmi nous ont perdu bien du temps pour des choses inutiles, comme la navigation sur les sites internet ? Le dimanche, jour de repos par rapport aux autres jours de la semaine, est un jour qui vous permet de redécouvrir en famille que le temps dont vous disposez n’est pas seulement du temps libre, comme l’affirme la société de la consommation et des loisirs, mais aussi et surtout un temps donné et donné gratuitement à Dieu, notre Créateur et Rédempteur, un temps consacré pour mieux connaître sa Parole, pour écouter, prier et adorer Dieu. Le temps que nous donnons à Dieu en allant à la messe est même du temps gagné, car il développe notre être le plus profond, notre âme, et nous découvrons alors que l’être est plus important que l’avoir. Oui, nul doute que tous les fidèles reviennent enrichis dans leur cœur quand ils sont allés joyeusement à la messe dominicale plutôt qu’au supermarché ou dans un centre de loisirs ! Car le temps donné à Jésus n’est jamais du temps perdu. 

Certes, il est clair que, dans une famille, tous ne sont pas à l’unisson des parents et que, parfois, l’un ou l’autre adolescent soit récalcitrant ; c’est normal. Mais, je dis aux parents et aussi aux éducateurs que, ce qui n’est pas normal, c’est de renoncer aux exigences inhérentes à toute véritable éducation. Vous devez parler avec le jeune, voir avec lui patiemment pourquoi il lui semble que la Messe est inutile, et chercher à lui faire comprendre que la communion eucharistique est la nourriture de son âme, une nourriture dont dépend sa vie éternelle, et aussi que le bien de chacun des membres de la famille réside dans ce rendez-vous du dimanche. Avant même l’adolescence, l’éducation du petit enfant a pour objectif de lui apprendre à faire un choix entre des désirs qui sont parfois contradictoires, établir une hiérarchie entre ces désirs, et choisir le plus important, c’est-à-dire la voie qui le mènera à s’accomplir pleinement sous le regard de Dieu. Voici un exemple qui illustre la spontanéité des jeunes enfants, et qui me permet d’introduire la question des vocations sacerdotales : un garçon âgé de 7 ans, que j’appellerais Jean, a découvert un jour qu’on ne peut pas faire tout et son contraire. En sortant de la Messe, il était pensif, perplexe. Puis il finit par dire à son père: « Papa, j’ai un problème : j’ai deux désirs ; je voudrais devenir prêtre et aussi cow-boy, mais si j’ai bien compris quand je dirai la messe je devrai déposer les armes ! ». Il était servant d’autel comme il y en a dans votre paroisse, et ils sont nombreux. Puis, le temps passa : âgé de 15 ans, chef de patrouille chez les Scouts d’Europe, Jean servit la première Messe d’un prêtre de votre diocèse, à Montluel. La collégiale Notre-Dame des Marais de Montluel était remplie de fidèles qui rendaient grâce pour le nouveau prêtre qui avait été ordonné la veille à Ars. Quelle ne fut pas la surprise de Jean, en voyant, à la fin de la Messe, un prêtre âgé de 87 ans, l’abbé Louis Galens’emparer du micro et dire ceci : « J’ai été ordonné prêtre ici, dans cette même église le 13 juillet 1930.C’était rarissime à l’époque, car les ordinations avaient toutes lieu à la cathédrale de Belley. Sur ce dallage, je me suis prosterné pendant la litanie des saints. Alors, aux jeunes ici présents, je pose cette question : ˮQui d’entre vous ramassera le calice que je tiens d’une main tremblante à cause de mon âge, et qui va bientôt tomber ?ˮ ». Le calice tomba des mains du Père Galen le 13 mai 2004, jour de sa mort ; il était âgé de 99 ans. Quant au jeune Jean, il ramassa le calice du Père Louis Galen, car, entendant l’appel du Seigneur, il entra au séminaire d’Ars.

La famille chrétienne ne va pas à la messe comme elle irait au cinéma. La Messe dominicale se prépare la veille en lisant attentivement et dans le recueillement les lectures que propose la liturgie de l’Eglise, et en allant se confesser pour renouer l’amitié avec Dieu et le prochain, que nous avons abîmée, voire rompue par nos péchés. Chacun, en famille, est appelé à découvrir, de dimanche en dimanche, ce que Dieu veut pour lui, selon sa mesure, et, progressivement, à l’écoute du Dieu vivant reçu avec foi et vénération dans la sainte Communion. Les enfants découvrent leur vocation particulière : le mariage, la vocation sacerdotale ou la vocation à la vie consacrée. Il est vrai, bien souvent, que les prêtres, les religieuses, les moines, les moniales et les prêtres et religieux missionnaires sont issus de paroisses ferventes. Dans mon ouvrage biographique Dieu ou rien, j’ai témoigné de l’exemple des missionnaires spiritains dans mon village natal Ourous, en Guinée. Voici ce que j’ai écrit : « Quand je tourne mon regard vers le passé et les débuts de la mission, ou vers la Guinée en général, quand je considère, un par un, les dons exceptionnels de la Providence, je sais que Dieu nous a vraiment conduits et adoptés. Je me rappelle que j’étais subjugué en voyant les spiritains marcher tous les après-midi, en lisant leur bréviaire… Je ne me lassais pas de les regarder, émerveillé… Tous les jours, le spiritains vivaient au rythme des offices, de la messe, du travail, du chapelet, et ils ne dérogeaient jamais à leurs engagements d’hommes de Dieu. Petit enfant, je me disais que si les Pères allaient avec une telle régularité dans l’église, c’est qu’ils étaient certains d’y rencontrer quelqu’un et de lui parler, en toute confiance. D’une manière presque évidente, mon ambition était de pouvoir, moi aussi rencontrer le Christ. Quand je suis entré au séminaire, mon acceptation est venue de la certitude qu’il me serait donné, un jour, comme aux missionnaires, de rencontrer Jésus dans l’oraison », et, j’ajoute, surtout au cœur de la célébration du mystère de l’Eucharistie, au cœur de la célébration de la sainte Messe.

III – « Nous ne pouvons pas vivre sans la sainte Messe »

Telle est l’exclamation des martyrs d’Abythènes. Au début du IV siècle, dans cette petite ville de l’actuelle Tunisie, sous le règne de l’empereur Dioclétien, la Messe était interdite. En 304, un groupe de chrétiens fut arrêté, car ils avaient été surpris en train de célébrer le Saint-Sacrifice de la Messe. Devant le proconsul qui les accusait de se réunir de façon illicite, l’un d’entre eux, répondit: « Nous devons célébrer le jour du Seigneur: c’est notre loi ». Un autre ajouta : « nous ne pouvons pas vivre sans célébrer la Cène du Seigneur ». Il ne fait aucun doute que cette conscience est rare, de nos jours, dans les communautés chrétiennes des pays occidentaux, en particulier en France. « Le témoignage que donnèrent les martyrs d’Abythènes », commente le Cardinal Joseph Ratzinger devenu le Pape Benoît XVI à propos de ce texte, « n’est pas une obéissance obstinée à une prescription ecclésiastique ressentie comme un précepte extérieur; c’est plutôt l’expression d’un devoir intérieur et, en même temps, d’une délibération personnelle ».

1) L‘allégorie du calice

Chers amis, parents et enfants ici présents, on ne peut parler de la prière en famille sans évoquer d’abord ce qui en constitue le socle, le fondement : l’amour conjugal, qui est sanctifié par le sacrement du mariage. 

Vous ne vous étonnerez pas si, en tant que préfet émérite du Dicastère romain chargé du Culte Divin, je choisis une analogie dans le domaine de la liturgie pour vous parler du mariage et donc de l’amour conjugal : cet amour très pur et d’une grande noblesse, qui jaillit du cœur des époux, est semblable à un magnifique calice recouvert d’or fin. Je m’explique. 

Qu’est-ce qu’un calice ? Ce n’est pas un vase en terre cuite. Ce n’est pas un récipient banal, profane, une coupe de champagne ! Vous le savez bien, vous qui participez chaque dimanche à la sainte Messe : un calice est un vase sacré qui recueille le Sang Très Précieux du Seigneur Jésus, notre Rédempteur, au moment de la Consécration, quand le prêtre prononce les paroles du Seigneur : «  Ceci est mon Sang, le Sang de l’Alliance nouvelle et éternelle, versé pour la multitude en rémission des péchés ». En effet, affirme le Catéchisme de l’Eglise Catholique, « par la consécration du pain et du vin s’opère le changement de toute la substance du pain en la substance du Corps du Christ notre Seigneur et de la substance du vin en la substance de son Sang ; ce changement, l’Eglise catholique l’a justement et exactement appelé : transsubstantiation ». C’est le moment le plus sacré, le plus solennel de la Messe : Dieu descend parmi nous et se cache dans une petite hostie : nous devrions tous tomber à genoux de stupeur et adorer !

Alors permettez-moi ce petit excursus liturgique, qui, comme vous pourrez le constater, n’est pas sans rapport avec notre sujet de cette conférence. Le « calice » n’est pas une simple « coupe ». Ce n’est pas un vase quelconque, en terre cuite ou une matière vulgaire sans valeur. En effet, rien n’est trop beau, trop précieux pour recevoir le Sang du Christ, ce Sang du Rédempteur, que Dieu fait homme, Jésus, a versé sur la Croix le Vendredi Saint pour notre Salut : c’est ce même Précieux Sang que nous adorons pendant la Messe après la consécration. « Vous le savez : ce n’est pas par des biens corruptibles, l’argent ou l’or, que vous avez été rachetés de la conduite superficielle héritée de vos pères ;mais c’est par un sang précieux, celui d’un agneau sans défaut et sans tache, le Christ », nous rappelle saint Pierre dans sa première épître. Nous sommes dans le diocèse de saint Jean-Marie Vianney, curé à Ars, où je viens d’avoir la grâce de prêcher une retraite sacerdotale à de nombreux prêtres venus de toute la France. Le saint Curé d’Ars vivait dans le dénuement le plus extrême, et les poches de sa soutane étaient constamment « percées », car il donnait tout ce qu’il recevait aux pauvres, mais, en même temps, le curé d’Ars n’hésitait pas un instant à dépenser énormément d’argent lorsqu’il s’agissait de restaurer son église, la maison de Dieu, et aussi d’acquérir des vêtements liturgiques et des vases sacrés, car, s’exclamait-il : « Rien n’est trop beau pour la gloire de Dieu ! ». Ainsi, il ne viendrait à l’idée de personne – du moins je l’espère – de célébrer la sainte Messe dans un simple verre, un gobelet ou une coupe, sauf circonstance exceptionnelle. Toutefois, y compris dans ce cas, la foi du prêtre et des fidèles dans la présence réelle du Sang du Christ, et ce qu’elle implique de vénération et d’adoration, doit se manifester par le caractère unique de l’usage d’un récipient qui ne correspond pas aux normes liturgiques. 

Je vous donne une illustration de ce propos : nous sommes en Normandie, où vous vous rendrez bientôt en pèlerinage paroissial. Près de Saint-Lô, en juin 1944, le débarquement vient d’avoir lieu, et un aumônier catholique de l’armée américaine frappe à la porte de l’une des rares maisons demeurées intactes. Une femme lui ouvre. Le prêtre se présente et émet le désir de célébrer la sainte Messe : « malheureusement », dit-il avec un accent du Texas « j’ai égaré le calice de ma valise-chapelle ». « Qu’à cela ne tienne », lui répond la bonne dame, « je vais sortir de mon buffet le plus beau verre en cristal, qui, pour cette fois, vous tiendra lieu de calice. Mais, je vous promets qu’à la fin de cette Messe, ce verre sera déposé dans la vitrine du meuble que vous voyez là, et que personne ne s’en servira plus jamais pour boire ». Et c’est ainsi que de nombreuses années plus tard, on pouvait encore voir le verre de cristal qui avait contenu le Sang Précieux du Seigneur, un verre qui avait une histoire singulière que l’on aimait raconter dans la famille de cette dame. 

Mais revenons plus précisément à notre sujet. Dans l’ordre naturel de la Création, tout mariage est semblable à une coupe de grand prix, car Dieu  en est l’auteur. Aux noces de Cana, auxquelles, comme vous le savez, Jésus et sa Mère étaient conviés, les convives chantaient : « J’élèverai la coupe du salut, et je bénirai le Seigneur », tandis que l’eau était transformée en vin, préfiguration de ce qui surviendrait à la Cène du Jeudi Saint. Toutefois, il ne s’agissait encore que de vin, même si c’était le meilleur… car il manquait l’acte rédempteur de la Croix, que la sainte Cène du Jeudi Saint a anticipé tout en rendant déjà présent cet unique Mystère de la Rédemption, que la liturgie de l’Eglise célèbre dans le Triduum pascal. Le Jeudi Saint, la coupe de bénédiction devient donc le calice d’action de grâces, que Jésus offre à ses apôtres, car il contient désormais son Précieux Sang, celui qui va jaillir de ses cinq plaies, dont celle de son Cœur transpercé. 

Alors, tout comme la coupe de bénédiction devient le calice d’action de grâces, ou, mieux, le calice du Sacrifice eucharistique, ainsi, le mariage, réalité naturelle créée et voulue par Dieu, figurée par la coupe, est élevé à la dignité de sacrement : en effet, pour continuer à « filer » notre analogie, on peut dire que la coupe de l’amour conjugal se couvre en quelque sorte de l’or fin du sacrement ; elle devient calice, car la source de l’amour des époux chrétiens, qui jaillit du Cœur du Christ, a sa source dans l’acte rédempteur du Christ du Vendredi Saint. Ce qui signifie que pour les époux chrétiens, la sainte Messe, celle à laquelle ils participent au moins chaque dimanche en famille, et donc la Communion eucharistique, est la source de leur prière conjugale, la source et aussi son aboutissement. Oui, la prière conjugale et donc familiale, des époux chrétiens et de leurs enfants s’enracine profondément dans l’Eucharistie célébrée, reçue et adorée. Celle-ci irradie la prière conjugale et familiale comme le soleil, qui est à l’origine de la lumière du jour et nous permet de voir dans la clarté la merveilleuse création qui nous entoure. Et la sainte Eucharistie est, en même temps, cette source d’eau vive à laquelle nous venons étancher notre soif d’amour après la marche exténuante de la semaine, que nous avons ponctuée de nos haltes quotidiennes au cours de la prière vespérale de la famille.

2) La prière du fidèle laïc : une prière eucharistique

Souvenons-nous aussi que l’échange des consentements entre les époux acquiert sa pleine signification lorsque le sacrement de mariage est célébré au cœur de la célébration de la Messe, durant laquelle les époux communient. Et cette communion des époux chrétiens manifeste et renforce l’unité des époux, qui « deviennent une seule chair ». Et cette unité des époux devient à son tour l’image, en ce monde, de l’unité du Christ-Epoux et de l’Eglise-Epouse : un signe particulièrement parlant lorsque nous célébrons le sacrement de l’unité par excellence : la Très Sainte Eucharistie. 

En ce sens, on peut affirmer que la prière des époux chrétiens unie à celle de leurs enfants, qu’ils soient à la maison, à l’église ou en voyage, est toujours une prière eucharistique, car elle est reliée à la sainte Messe, durant laquelle ils ont communié le dimanche précédent, et à la célébration eucharistique, où ils communieront le dimanche suivant. Leur désir et leur volonté de s’unir à Dieu, qu’ils expérimentent au fond de leur cœur dans leur prière personnelle et familiale quotidienne, s’exprime dans le cri : « Sitio », c’est-à-dire : « J’ai soif », dont nous avons parlé ce matin à propos de la Samaritaine, qui est celui du Christ crucifié. Ce cri est donc aussi celui du chrétien. Et vous savez sans doute que ces trois mots sont fixés sous le Crucifix qui orne toutes les chapelles des Sœurs Missionnaires de la Charité de sainte Mère Teresa de Calcutta. Oui, dans leur prière quotidienne, les époux, comme le cerf altéré qui cherche l’eau vive  évoqué par le Psaume 4, ont soif de communier au Sang du Christ, c’est-à-dire de recevoir l’Amour de Dieu, cette fournaise ardente de Charité, qui est sa vie même, la vie divine. Ainsi, le calice recouvert d’or fin de leur union conjugale devient le réceptacle du précieux Sang de Celui qui seul peut étancher leur soif d’amour, de vérité et de bonheur éternel, Jésus Christ, notre Sauveur et la Vie de notre vie.

IV – L’entrée dans le Mystère de l’Eucharistie par les deux porches 

En 1911-1912, Charles Péguy (1873-1914) a publié Le Porche du Mystère de la deuxième vertu, une œuvre poétique dans laquelle il évoque des sujets qui lui sont chers : l’amour divin, l’espérance, bien évidemment, et aussi l’innocence. 

De même, pour entrer dans le Mystère de l’Eucharistie, il faut apprendre à ouvrir successivement deux porches. Le premier est le silence qui permet d’ouvrir la second porche, celui de la prière.

Ouvrons tout d’abord le porche du silence ou plus exactement du silence sacré. Vous ne serez sans doute pas étonnés si je vous dis que le silence est indispensable à toute prière digne de ce nom. Il est un préalable incontournable à la prière chrétienne. Toutefois, entendons-nous bien sur la signification de ce mot : « silence ».  Le silence n’est pas le mutisme. Le mutisme est un vide de parole, et ce vide provient lui-même du vide de l’âme, alors que le silence nourrit la parole. Si le langage de Dieu n’est pas perçu comme né du silence et immergé en Lui, nul n’est à l’écoute. Oui, toute parole véritable naît du silence. Il ne s’agit pas non plus du silence profane, qui est l’absence de paroles en vue d’un bien-être passager, par exemple la lutte anti-bruit pour des raisons écologiques ; ce silence qui, trop souvent, équivaut au vide, habite une âme qui s’est coupée de sa source, c’est-à-dire de Dieu. Non, il s’agit du silence sacré, celui de la sainte Liturgie. Le silence sacré, celui de l’adoration de Dieu, ne nie pas la parole, il va au-delà des mots en atteignant l’ineffable, l’indicible… C’est le silence serein et doux de la maman qui, pour la première fois, allaite son nouveau-né, la chair de sa chair : elle est devant un émerveillement et un mystère ineffable, et c’est aussi le silence extatique du papa qui porte à bout de bras son enfant qui vient de naître… Ce silence est extase, contemplation, adoration, acte de foi et d’amour, communion et profonde intimité.

Dans l’ouvrage La force du silence, j’affirme que « l’homme s’éloigne de Dieu car il ne croit plus à la valeur du silence » (n. 141). En effet, « le bruit nous entoure et nous assaille. Bruit de nos villes sans cesse actives, bruit des voitures, des avions, des machines à l’extérieur et à l’intérieur de nos maisons. À côté de ce bruit qui s’impose à nous, il y a les bruits que nous produisons nous-mêmes ou que nous choisissons. Telle est la bande sonore de notre quotidien le plus ordinaire. Ce bruit, inconsciemment, a souvent une fonction que nous n’osons pas avouer, pour masquer et étouffer un autre bruit, celui qui occupe et envahit notre intériorité. Comment ne pas s’étonner devant les efforts que nous dépensons avec constance pour étouffer les silences de Dieu ? » (n. 148). Ainsi, « le respect du silence est devenu le cadet des soucis de l’humanité. Et pourtant, Dieu se cache dans le silence » (n. 150).  Regardons le Christ : « Nous oublions souvent qu’il aimait à faire silence. Il partait au désert, non pour s’exiler, mais pour rencontrer Dieu. Et au moment le plus crucial de sa vie, alors que des hurlements fusaient de partout, le couvrant de toutes sortes de mensonges et de calomnies, quand le grand prêtre lui demanda : ˮTu ne réponds rien ?ˮ, Jésus préféra le silence. Il y a donc une véritable amnésie à ne plus savoir que le silence est sacré car il est la résidence de Dieu » (n. 141).

Une fois franchi le porche du silence, nous parvenons sur le seuil de l’autre porche, celui de la prière. Ouvrons-le et découvrons ensemble ce jardin magnifique de la contemplation semblable à celui d’Eden. Entrer dans la prière signifie entrer en dialogue avec Dieu. Et c’est Dieu lui-même, Dieu, Père et Fils et Saint-Esprit, la Communion de l’Amour trinitaire, qui ouvre lui-même le porche de notre âme, de notre cœur, et vient à nous. C’est pourquoi, avant d’ouvrir le portail de cette grande et magnifique co-cathédrale Notre-Dame de l’Annonciation, l’enfant de votre paroisse doit apprendre à prier à la maison, se familiarisant ainsi avec Jésus. Nous pourrions donner de nombreux exemples de la façon dont la prière en famille a influencé toute une vie. Le Pape saint Jean-Paul II nous a révélé, dans un de ses livres, que l’exemple de son père en prière fut pour lui une sorte d’école de prière. Nos enfants doivent apprendre à fréquenter Jésus dans leur cœur lorsqu’ils sont à la maison. Apprendre à prier signifie parler à Dieu et laisser Dieu nous parler. Voici le beau témoignage d’une fillette qui est Servante de Marie dans sa paroisse. Et je sais qu’ici, à Notre-Dame, les Servantes de Marie sont nombreuses et ferventes. Elle se préparait à faire sa Première communion, et elle était tellement joyeuse qu’elle ne parvenait pas à rester en place. « Pourquoi es-tu si heureuse ? », lui demanda sa maman. « Maman, demain Jésus viendra dans mon cœur ! » Ensuite la fillette alla se coucher, mais elle n’arrivait pas à dormir ; elle se releva, alla voir sa mère et lui demanda: « Crois-tu que Jésus est aussi impatient que moi ? ». Ici, nous sommes en présence d’une véritable expérience d’Amour de Dieu. 

La première préparation à la Messe dominicale, et même la meilleure, est donc simplement la prière personnelle et la prière familiale, mais aussi l’écoute attentive de la Parole de Dieu dans le silence. Le Christ devient ainsi partie intégrante de votre vie de famille. Nous le prions, nous lui offrons notre journée, nous le remercions pour ses bienfaits, nous disons le Benedicite avant les repas, nous constellons notre journée d’actions de grâces, etc… Nous lui demandons pardon pour nos manquements et, quand nous devons faire des choix, nous nous référons à lui, Jésus l’Ami de chaque instant. Surtout, nous ne le mettons pas de côté quand il dérange. Il devient donc naturel d’aller à sa rencontre. De cette façon, la messe du dimanche n’est plus une sorte de rituel obligatoire, mais une rencontre personnelle et intime que l’on continue à vivre durant la semaine. Si la pratique dominicale n’est pas alimentée par une vie de prière pendant la semaine, elle devient bien vite comme une visite à une lointaine connaissance.

Nous pouvons essayer de faire comprendre à nos enfants que nous sommes tous comme Zachée, que nous sommes tous de petite taille, mais contrairement à ce qui se passa pour lui, ce n’est pas une foule de gens qui nous empêche de voir Jésus, mais une foule d’activités, de pensées qui nous semblent plus attrayantes. Alors, comme Zachée, nous devons monter sur un arbre, l’arbre de la Croix, ou plutôt nous placer au-dessus de tous nos divertissements et de toutes nos préoccupations, pour essayer de voir Jésus. Or, pour le voir, il nous donne rendez-vous à la Messe. C’est moins difficile que de grimper sur un sycomore ! Et nous savons déjà que si nous allons à la rencontre de Jésus-Eucharistie, Jésus viendra et nous dira: « Aujourd’hui, je viens chez toi ».

Conclusion

Un écrivain russe, Soloviev, affirmait que « la foi sans les œuvres est morte, et la prière est la première œuvre ». On peut affirmer que la liturgie eucharistique du dimanche est la première œuvre de l’Eglise, la première œuvre de chaque communauté chrétienne. Du reste, l’Eucharistie du dimanche est le don le plus grand que le Seigneur a fait et continue de faire à son Eglise ; c’est le testament que Jésus a laissé aux disciples avant de monter vers le Père. Chaque dimanche, il continue à le confier aux mains de son Eglise: « Faites cela en mémoire de moi ! ». En ce sens, l’Eucharistie n’est pas notre œuvre: c’est toujours un don de Dieu. De l’Eucharistie du dimanche doit jaillir toute la vie pastorale des communautés chrétiennes. C’est d’elle en effet que jaillit l’être et l’agir. Dans l’Eucharistie, la communauté est modelée comme « Corps du Christ », dépassant ainsi tout individualisme et toute division. Voilà pourquoi les Messes dominicales, tout en étant un grand don pour les croyants, deviennent aussi un grand acte d’amour pour le monde : les chrétiens régénérés par l’Amour de Dieu, deviennent un signe visible de sa présence parmi les hommes. Comment ne pas rappeler l’exemple de saint Oscar Romero, archevêque de San Salvador, canonisé en 2018, qui fut assassiné précisément pendant qu’il célébrait la Messe ? Un témoin présent au moment de cet assassinat raconte: « C’était le 24 mars 1980 et Monseigneur Romero était en train de célébrer la sainte Messe dans la chapelle de l’hôpital de la Divine Providence à San Salvador. Il était environ six heures du soir. Une balle le frappa au cœur alors qu’il commençait l’offertoire. J’étais présent au moment de son assassinat dans la chapelle ; j’étais à environ quatre mètres de distance de l’autel. Alors que Monseigneur ouvrait le corporal pour commencer l’offertoire on entendit un coup de feu. Touché au cœur, il s’agrippa instinctivement à l’autel et tomba ensuite au pied du crucifix dans une mare de sang. J’ai interprété cela comme si Dieu lui disait à ce moment-là :ˮOscar, c’est toi maintenant la victimeˮ». Avec Mgr Romero, nous devons rappeler les nombreux martyrs du XX siècle qui, dans les camps de concentration, dans les goulags, au milieu des tourments, ont trouvé leur force et leur soutien précisément dans la sainte Eucharistie. Tel fut le cas du Frère Marcel Van, rédemptoriste vietnamien, bien connu dans votre diocèse. 

Confions nous à la Très Sainte Vierge Marie, que le Pape saint Jean-Paul II appelle : « la femme eucharistique ». En effet, la Vierge Marie est l’image du mystère eucharistique : par un admirable dessein de Dieu, ce fut elle qui donna son corps à Jésus, devenu, d’une certaine façon, la chair de Marie. Et jamais plus, Jésus et Marie ne se sont séparés : ni à Bethléem, ni en Egypte, ni durant la vie à Nazareth, ni durant la vie publique, ni à la Croix, ni aujourd’hui dans le Ciel. Par conséquent, première parmi tous les croyants, la Vierge Marie fut la première à s’être entièrement offerte pour que, nous aussi, nous puissions donner toute notre vie au Seigneur. La liturgie eucharistique dominicale est le « mode marial » le plus évident pour vivre notre rapport avec le Seigneur Jésus et pour montrer au monde la beauté de faire partie de l’Eglise, qui est le « Corps du Christ ». Amen.

Robert Card. Sarah
Préfet émérite de la Congrégation pour le Culte Divin et la Discipline des Sacrements

Mis en ligne le 28 avril 2023