Entretien avec la Mère Abbesse de Boulaur : « Témoigner de la joie de croire »

La communauté des cisterciennes de Boulaur (Gers) a été fondée en 1949 et vient de reprendre l’abbaye Notre-Dame des Neiges (Ardèche). Sa Mère Abbesse, Mère Emmanuelle Desjobert, élue en 2013, nous présente sa belle communauté.

La Nef – Pourriez-vous nous retracer l’histoire de votre communauté ?
Mère Emmanuelle Desjobert – Notre communauté de moniales cisterciennes a été fondée en 1949 par des sœurs venues de l’abbaye bénédictine de Kergonan. Depuis, la communauté s’est déployée de manière irrégulière puisqu’il n’y a d’abord pas eu de vocation stable pendant 30 ans. C’est seulement au début des années 1980, suite à une neuvaine à Claire de Castelbajac, que des jeunes sœurs ont commencé à arriver. Le rythme des entrées a été variable depuis, mais les vocations n’ont jamais cessé. Nous avons fait une première fondation en 1998 dans le diocèse de Carcassonne, à l’abbaye de Rieunette et une deuxième fondation beaucoup plus récemment. En effet, il y a quelques mois huit d’entre nous ont rejoint l’abbaye de Notre-Dame des Neiges jusqu’ici occupée par des frères trappistes. À Boulaur nous sommes actuellement une petite trentaine de sœurs avec une moyenne d’âge d’environ 45 ans et une dizaine de sœurs en formation au noviciat.

Quel lien vous lie à Claire de Castelbajac ? Pourriez-vous nous dire où en est actuellement son dossier de béatification et ce que cette jeune fille peut dire à notre époque ?
Notre lien à Claire de Castelbajac est bien sûr lié à la neuvaine que nous avons faite pour obtenir des vocations, neuvaine qui a vraiment permis le renouveau de notre communauté. Ensuite, en l’an 2000, j’ai été nommée postulatrice diocésaine de la cause de béatification et nous avons porté ce dossier en communauté et le portons encore actuellement. En 2008, nous avons envoyé le dossier de la phase diocésaine à Rome. Depuis, la positio a été rédigée et il nous a été demandé quelques pièces complémentaires sur lesquelles nous travaillons actuellement. Claire touche beaucoup la jeunesse, en particulier les étudiants, par sa joie, son choix radical du Seigneur malgré les combats. Combats liés à la pureté, à la fidélité à la pratique religieuse, au choix d’une cohérence de vie. Autant de sujets qui sont toujours extrêmement actuels et rejoignent les jeunes aujourd’hui avec une intensité particulière dans notre monde sécularisé. Je signale au passage que nous venons de rééditer les deux premiers livres parus sur elle et qu’un troisième vient de sortir.

Vous semblez échapper à ce que l’on appelle « la crise des vocations » : comment l’expliquez-vous dans une société particulièrement déchristianisée et d’où viennent les jeunes filles qui frappent à vos portes ?
Nous avons effectivement la grâce d’accueillir des vocations aujourd’hui mais nous sommes conscientes que c’est un don du Seigneur et que cela pourrait s’arrêter du jour au lendemain. Nous prions donc le Seigneur de continuer à bénir de la sorte notre communauté et régulièrement nous nous interrogeons sur la manière la plus adéquate de rejoindre les jeunes filles, de les accompagner et de les former en étant fidèles à notre charisme propre. Les jeunes filles qui frappent à notre porte viennent d’un peu partout en France, de milieux socio-culturels assez variés. Certaines nous ont connues par le scoutisme, d’autres par des retraites ou des séjours à l’hôtellerie avec des amis, d’autres pour des révisions d’examens… Aujourd’hui nous accueillons également des jeunes qui ont entendu parler de notre communauté, en particulier quand elles viennent de l’étranger. Il y a d’une part la rencontre avec le lieu et la communauté, d’autre part, la prière, le silence, la solitude, le travail manuel permettent des expériences qui conduisent la jeune fille à mieux se connaître et laisser résonner en elle l’appel du Seigneur. Le fait qu’il y a encore des vocations manifeste que les jeunes ont toujours le désir d’une vie authentique et de choix forts dans leur sequela Christi. Cependant, la baisse du nombre des chrétiens en général dans notre pays et des jeunes chrétiens en particulier entraîne de façon assez logique une diminution du nombre des vocations.

Comment avez-vous été amenées à envisager une fondation et pourquoi Notre-Dame des Neiges ? Aviez-vous déjà des liens avec cette abbaye, et saint Charles de Foucauld était-il déjà une figure spirituelle chère à votre cœur ?
Cela faisait plusieurs années que nous envisagions de faire une fondation compte tenu de l’augmentation progressive du nombre de sœurs dans la communauté. À l’origine de ce projet, il y a des considérations matérielles comme le manque de place dans notre monastère de Boulaur mais avant tout un souhait missionnaire puisque nous pensons que la vie monastique a vraiment un impact fort dans les régions dans lesquelles elle peut rayonner et qu’il valait donc mieux essaimer qu’augmenter notre nombre sur place. Quant au fait de choisir Notre-Dame des Neiges, c’est Dom Hugues, le Père Abbé des frères trappistes qui occupaient l’abbaye depuis 150 ans qui nous a contactées, ainsi que d’autres communautés, au moment où les frères ont décidé de fermer l’abbaye. La suite a permis de se rendre compte de l’opportunité de cette fondation. D’où le départ de huit de nos sœurs le 1er décembre dernier, jour où nous fêtions pour la première fois liturgiquement saint Charles de Foucauld après sa canonisation en mai 2022.
Saint Charles de Foucauld est une figure spirituelle qui touche particulièrement certaines d’entre nous et nous sommes émerveillées aussi de voir les liens spirituels que le Seigneur dessine, puisqu’il était une figure chère à Claire de Castelbajac. À la fin de sa vie, elle a d’ailleurs enregistré sa prière d’abandon et plusieurs de ses lettres pour les rendre accessibles à sa sœur Anne qui était non voyante.

Quelle est pour vous la vertu du travail manuel, et du travail agricole plus spécifiquement ? Quelle complémentarité y voyez-vous avec votre vie contemplative ?
À Boulaur, le travail manuel a une part importante puisque nous vivons d’une ferme et nous produisons sur la centaine d’hectares de notre propriété, et dans nos ateliers, du fromage, des pâtés, des confitures, de la farine. Le travail manuel est très structurant et est certainement un des aspects de notre vie qui touche et attire le plus les jeunes aujourd’hui. Il permet d’équilibrer notre vie de prière en nous remettant bien les pieds sur terre, en nous mettant en lien avec le Créateur et aussi avec le vivant. Le travail est également porteur de sens puisqu’il nous permet de nourrir les hommes et de collaborer ainsi à la vie de notre société. C’est une manière de prendre soin de ceux qui vont consommer nos produits et ainsi de contribuer modestement à la joie du monde.

Qualifieriez-vous votre démarche et votre façon de travailler la terre d’écologiques ? Si oui, est-ce pour vous une ambition explicite et un vœu cher, ou un simple état de fait, une démarche pragmatique ?
Pour nous la question n’est pas tant de savoir si nous travaillons la terre d’une manière écologique, bio ou que sais-je encore. L’important n’est d’entrer ni dans un label ni dans une idéologie quelconque mais bien dans une collaboration avec le Créateur pour prendre soin de la terre qu’Il nous confie, et prendre soin de ceux qui l’habitent. Notre exploitation agricole s’est construite au fil des ans depuis l’après-guerre en vue de permettre à la communauté de vivre. Nos anciennes étaient alors dans une grande pauvreté et ont commencé par planter des arbres et jardiner, puis acheter une première vache, un cochon pour manger les restes du jardin… Dès qu’elles ont pu, elles ont fait des confitures et quand elles ont été plus nombreuses, elles se sont mises à faire du fromage avec le lait des quelques vaches puis à transformer aussi les cochons. Notre exploitation s’est ainsi diversifiée de manière organique, selon le bon sens paysan de toujours. Aujourd’hui encore, elle ne cherche pas à rentrer dans un schéma quelconque mais simplement à respecter toute une chaîne de production. Nous sommes entrées sans même nous en rendre compte dans une forme de permaculture, dans laquelle ce qui est un déchet pour l’un est une ressource pour l’autre. Ce n’est que plus tard que nous avons pu améliorer et parfois un peu systématiser ce travail en nous formant sur les bonnes pratiques auprès de professionnels ou autres.

Avez-vous tissé des liens avec le monde paysan voisin du monastère ? Votre modèle agricole vous semble-t-il exportable au-delà des frontières d’une communauté religieuse ? Quelle inspiration pourriez-vous constituer pour le monde agricole ?
Le travail agricole, est un moyen concret et efficace pour entrer en relation avec nos voisins. Dès notre arrivée à Boulaur, nous avons bénéficié de conseils, aides concrètes et soutiens divers de voisins agriculteurs. Ils nous ont formées, encouragées, parfois secourues lors de pannes ou autres incidents. De manière générale, nous proposons volontiers à nos hôtes voisins et amis de participer à nos travaux. C’est l’occasion de tisser des liens, d’échanger des compétences et ainsi, peu à peu, d’ouvrir la voie à des discussions plus profondes. Depuis trois ans, nous constatons que beaucoup d’agriculteurs viennent visiter notre ferme pour échanger et poser des questions et s’inspirer de notre travail.

La vie communautaire que vous menez fait vivre ensemble de jeunes postulantes de 25 ans avec des religieuses plus âgées : quelle leçon, quel message souhaiteriez-vous transmettre à une société qui cloisonne les générations plus que n’importe quelle époque auparavant ?
La vie est un trésor jusqu’à son terme naturel et notre vie monastique nous permet de l’expérimenter. Nous avons peu d’anciennes à Boulaur mais leur présence est très précieuse et féconde. Notre doyenne de 95 ans, encore en pleine forme, est la mémoire vivante de la communauté. Par son expérience, sa sagesse, sa fidélité, elle est un exemple et un encouragement pour les plus jeunes. C’est extrêmement précieux et nous sommes tellement heureuses de l’écouter et bénéficier de son expérience dans les temps de récréation. Elle est elle-même très enthousiaste devant nos projets et nous encourage à avancer car elle a hâte de voir la fin des travaux et le résultat final.

Abus sexuels, chemin synodal allemand, querelles liturgiques, les catholiques en Europe semblent plus divisés que jamais alors même que le christianisme tend à s’effacer : comment, en tant que religieuses cloîtrées, vivez-vous et analysez-vous cette période difficile ?
Notre première mission est bien sûr de porter ces situations dans la prière. Nous avons ensuite à cœur d’accueillir et d’encourager les fidèles qui viennent se ressourcer chez nous pour qu’ils tiennent bon dans la foi et l’espérance. Le Christ est vainqueur et a déjà vaincu le Mal. Nous savons qu’Il aura le dernier mot. Nous nous efforçons aussi de témoigner de la joie de croire, d’appartenir à l’Église catholique romaine et de la soutenir dans sa hiérarchie, dans les décisions qu’Elle prend, car Elle est notre Mère et que le Christ nous a dit que les forces de la mort n’auront pas de prise sur Elle. Il est urgent de repartir d’un acte de foi pour retrouver une obéissance confiante en l’Église que le Christ a instituée pour nous conduire à Lui. C’est ce que nous essayons de vivre et ce dont nous voulons témoigner.

Comment percevez-vous l’évolution du monde, avec la déconstruction anthropologique sans précédent et ce qui s’apparente au déclin de notre civilisation ?
Notre vie monastique est résolument tournée vers le Ciel. Son caractère eschatologique est un signe qui nous aide à nous rappeler que la finalité de nos vies est dans la communion au Seigneur ressuscité. Notre société est en grande souffrance et semble s’enfoncer de plus en plus dans la mort et le désespoir, mais dans cette nuit, la soif de nos contemporains est de plus en plus grande. Je suis touchée de voir combien les jeunes sont prêts à des choix radicaux et combien la vie monastique peut répondre à leurs attentes. Nous n’avons jamais eu autant de demandes de retraite de jeunes (y compris non baptisés) que ces dernières années et nous avons la joie de voir les visages se transformer, des personnes se redresser, des sourires réapparaître. Je perçois de multiples étincelles de vie et de renouveau et surtout, une ouverture des cœurs plus grande qu’il y a quelques années. La lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas saisie et ne la saisiront pas. C’est de cette certitude que les chrétiens peuvent témoigner. Le nombre croissant de catéchumènes et de conversions manifeste que le Seigneur a encore des surprises à nous réserver et qu’elles seront belles…

Propos recueillis par Christophe Geffroy

© LA NEF n° 358 Mai 2023